Une très brève histoire de l’enfance sur la scène d’opéra
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Une très brève histoire de l’enfance sur la scène d’opéra

Le 8 Déc 2025
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Pen­dant des siè­cles, l’opéra ne s’est pas embar­rassé de met­tre en scène l’enfance. Celle-ci ne con­cer­nait le théâtre lyrique qu’à la marge, comme la trace ou le pro­duit des rela­tions entre adultes, la seule « vraie chose impor­tante » au théâtre. Lorsque les néces­sités dra­ma­tiques les fai­saient appa­raître (ain­si les enfants de Médée), leur présence restait générale­ment muette. Sim­ples leviers de l’émotion, ils ne dis­po­saient pas de la parole. 

Quelle place pour les enfants dans le réper­toire lyrique ? 

[Les prés Saint-Gervais, opéra-bouffe de Sardou, Gille: [Le petit Mistré?](Christophe) : [maquette de costume]
[Les prés Saint-Ger­vais, opéra-bouffe de Sar­dou, Gille : [Le petit Mistré?](Christophe) : [maque­tte de cos­tume]

À la fin du XVIIIe siè­cle, l’intérêt crois­sant pour les foules et les réal­ités con­crètes et un goût renou­velé pour le mer­veilleux et le spec­tac­u­laire théâ­tral intro­duisent les enfants sur la scène, générale­ment en petits groupes. Le tim­bre pur et aigrelet de leurs voix, leurs corps plus petits, plus sou­ples et plus vélo­ces sont recher­chés pour des raisons tant musi­cales que théâ­trales. Ain­si les trois petits garçons de La Flûte enchan­tée de Mozart (1791), qui héri­tent de tra­di­tions var­iées (l’allégorie clas­sique, l’imagerie angélique, le chant d’église), mât­inées par l’actualité (l’invention de la mont­golfière). Avec la mon­tée du réal­isme, les enfants devi­en­nent indis­pens­ables à la représen­ta­tion des mœurs. Sans être au cœur du drame, ils ren­for­cent l’illusion de la couleur locale. On les applau­dit ain­si dans les tableaux bigar­rés du grand opéra roman­tique, qui inclu­ent tou­jours une grande diver­sité d’âges, de gen­res, de métiers (La Muette de Por­ti­ci d’Auber, 1828 ; Le Prophète de Meyer­beer, 1849), et ils don­neront à l’Opéra-Comique sa couleur famil­iale et pop­u­laire, si prisée du pub­lic (Car­men de Bizet, 1875). Tout au long du siè­cle, les jeunes artistes provenant des maîtris­es et des écoles (dont les fameux « petits rats » de l’Opéra) con­stituent un atout des grandes maisons, qui peu­vent mobilis­er ces jeunes artistes comme cho­ristes, danseurs ou fig­u­rants. Par­fois, des enfants sont util­isés en out­re pour ani­mer les décors, comme dans les scènes de tem­pête, où ils peu­vent se gliss­er entre les plans de scène sans être vus. Enfin, au tour­nant des XIXe et XXe siè­cles, ils appa­rais­sent de façon plus indi­vid­u­al­isée, comme dans Werther de Massenet (1892) et Louise de Char­p­en­tier (1900). Bien­tôt, ils auront des car­ac­tères à part entière.

Mais le para­doxe est que longtemps les per­son­nages d’enfants sont joués par des adultes. Enfin, des femmes adultes. (Donc pas vrai­ment des adultes ?) C’est le cas dans les adap­ta­tions des con­tes, comme dans Cener­en­to­la de Rossi­ni (1817) ou Cen­drillon de Massenet (1899) et dans bien d’autres féeries. Il en va de même des jeunes ado­les­cents – Chéru­bin dans Les Noces de Figaro de Mozart (1786), Sié­bel dans Faust de Goun­od ou Oscar dans Un bal masqué de Ver­di (1859) –, les pages étant tou­jours con­fiés à des chanteuses. Il est vrai que, dans ce cas, on ne peut plus vrai­ment par­ler d’enfance, ces per­son­nages ouvrant un autre type d’emploi dra­ma­tique avec le trav­es­ti. Symétrique­ment, de nom­breux per­son­nages de jeunes filles du réper­toire lyrique sont en réal­ité à peine sor­tis de l’enfance. Par­fois la musique le souligne, dessi­nant une ligne mélodique sim­ple, adap­tée à une res­pi­ra­tion d’enfant : Anna Got­tlieb avait douze ans lorsqu’elle crée le rôle de Bar­ba­ri­na dans Les Noces de Figaro, où sa brève mais boulever­sante cava­tine (« Lo per­du­ta, me meschi­na ») ouvre le dernier acte de l’opéra, et per­met toutes les inter­pré­ta­tions. Qu’a‑t-elle per­du d’autre que l’épingle qu’elle cherche dans le noir ? Pour­tant, le plus sou­vent, les rôles de très jeunes filles sont dess­inés pour des inter­prètes aux qual­ités vocales con­fir­mées, qui écrasent en quelque sorte les traits d’enfance du per­son­nage sous l’héroïsme lyrique. Et c’est tout le génie d’un com­pos­i­teur comme Offen­bach d’avoir su met­tre la lumière sur ces réal­ités sys­témiques d’enfants propul­sés trop jeunes dans le monde des adultes, comme dans le rôle d’Olympia des Con­tes d’Hoffmann (1881), qui chante comme une poupée mécanique. Reflet d’une société bour­geoise et patri­ar­cale, les enfants, lorsqu’ils ne sont pas vus en groupe, restent donc longtemps des arché­types.

Enfant de Médée : [maquette de costume] / [Louis-René Boquet]
Enfant de Médée : [maque­tte de cos­tume] / [Louis-René Boquet]

Dans l’ensemble, il faut atten­dre le XXe siè­cle pour voir appa­raître au théâtre lyrique des car­ac­tères d’enfants dotés d’une iden­tité, voire d’un des­tin par­ti­c­uli­er, et dont la présence vibre d’une qual­ité pro­pre. Les exem­ples ne sont pas si nom­breux cepen­dant. Avant l’éclosion de formes plus spé­ci­fique­ment dédiées à cet âge, les fig­ures d’enfants sur les scènes lyriques fonc­tion­nent comme des révéla­teurs du monde, dans des scènes brèves et intens­es, qui opposent le vécu enfan­tin aux com­plex­ités du réel. On pense au petit Yniold de Pel­léas et Mélisande de Debussy (1902), aus­si clair qu’est obscur son envi­ron­nement famil­ial, au petit garçon de Madame But­ter­fly de Puc­ci­ni (1904), per­son­nage muet comme la chape de plomb qui pèse sur l’appropriation des corps en con­texte colo­nial­iste, au fils de Marie dans Wozzeck de Berg (1925), devenant orphe­lin dans une société bru­tale, etc. Dans ces cas de fig­ure, l’œuvre invite à con­sid­ér­er les émo­tions de l’enfant, à imag­in­er son des­tin futur, mais comme une sorte d’épilogue, de sujet de médi­ta­tion sur les caus­es et les con­séquences des actes de cha­cun, voire de l’organisation sociale dans son ensem­ble. 

Les opéras qui à l’inverse adoptent le point de vue de l’enfant sont d’une autre fac­ture. Car ce point de vue est néces­saire­ment plus restreint et déter­mine toute la struc­ture de l’œuvre. C’est la fureur de l’enfant puni dans L’Enfant et les Sor­tilèges de Rav­el (1925) qui génère les fan­tas­magories en autant de séquences qu’il y a d’objets fam­i­liers stim­u­lant son imag­i­na­tion. Ce sont les ter­reurs face à l’emprise des adultes qui imposent les échap­pées soudaines, qua­si hal­lu­cinées, de dia­logue ou d’arias dans Le Tour d’écrou de Brit­ten (1954) et la tex­ture diaphane de sa couleur orches­trale. Pour résumer, avec le temps, les enfants, qui par­tic­i­paient au XIXe siè­cle au tableau d’une com­mu­nauté humaine apte à se per­pétuer, se muent en fig­ures d’altérité, sus­cep­ti­bles (ou pas) de s’émanciper, de deman­der des comptes et de dessin­er leur pro­pre place.

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Écrit par Isabelle Moindrot
Isabelle Moin­drot est Pro­fesseure d’É­tudes théâ­trales à l’U­ni­ver­sité Paris 8, mem­bre senior de l’In­sti­tut uni­ver­si­taire de France (IUF)....Plus d'info
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