Pendant des siècles, l’opéra ne s’est pas embarrassé de mettre en scène l’enfance. Celle-ci ne concernait le théâtre lyrique qu’à la marge, comme la trace ou le produit des relations entre adultes, la seule « vraie chose importante » au théâtre. Lorsque les nécessités dramatiques les faisaient apparaître (ainsi les enfants de Médée), leur présence restait généralement muette. Simples leviers de l’émotion, ils ne disposaient pas de la parole.
Quelle place pour les enfants dans le répertoire lyrique ?
 : [maquette de costume]](https://alternativestheatrales.be/wp-content/uploads/2025/12/Les_pres_Saint-Gervais_opera-bouffe_de_.Draner_1833-1926_btv1b104646203-3-672x1024.webp)
À la fin du XVIIIe siècle, l’intérêt croissant pour les foules et les réalités concrètes et un goût renouvelé pour le merveilleux et le spectaculaire théâtral introduisent les enfants sur la scène, généralement en petits groupes. Le timbre pur et aigrelet de leurs voix, leurs corps plus petits, plus souples et plus véloces sont recherchés pour des raisons tant musicales que théâtrales. Ainsi les trois petits garçons de La Flûte enchantée de Mozart (1791), qui héritent de traditions variées (l’allégorie classique, l’imagerie angélique, le chant d’église), mâtinées par l’actualité (l’invention de la montgolfière). Avec la montée du réalisme, les enfants deviennent indispensables à la représentation des mœurs. Sans être au cœur du drame, ils renforcent l’illusion de la couleur locale. On les applaudit ainsi dans les tableaux bigarrés du grand opéra romantique, qui incluent toujours une grande diversité d’âges, de genres, de métiers (La Muette de Portici d’Auber, 1828 ; Le Prophète de Meyerbeer, 1849), et ils donneront à l’Opéra-Comique sa couleur familiale et populaire, si prisée du public (Carmen de Bizet, 1875). Tout au long du siècle, les jeunes artistes provenant des maîtrises et des écoles (dont les fameux « petits rats » de l’Opéra) constituent un atout des grandes maisons, qui peuvent mobiliser ces jeunes artistes comme choristes, danseurs ou figurants. Parfois, des enfants sont utilisés en outre pour animer les décors, comme dans les scènes de tempête, où ils peuvent se glisser entre les plans de scène sans être vus. Enfin, au tournant des XIXe et XXe siècles, ils apparaissent de façon plus individualisée, comme dans Werther de Massenet (1892) et Louise de Charpentier (1900). Bientôt, ils auront des caractères à part entière.
Mais le paradoxe est que longtemps les personnages d’enfants sont joués par des adultes. Enfin, des femmes adultes. (Donc pas vraiment des adultes ?) C’est le cas dans les adaptations des contes, comme dans Cenerentola de Rossini (1817) ou Cendrillon de Massenet (1899) et dans bien d’autres féeries. Il en va de même des jeunes adolescents – Chérubin dans Les Noces de Figaro de Mozart (1786), Siébel dans Faust de Gounod ou Oscar dans Un bal masqué de Verdi (1859) –, les pages étant toujours confiés à des chanteuses. Il est vrai que, dans ce cas, on ne peut plus vraiment parler d’enfance, ces personnages ouvrant un autre type d’emploi dramatique avec le travesti. Symétriquement, de nombreux personnages de jeunes filles du répertoire lyrique sont en réalité à peine sortis de l’enfance. Parfois la musique le souligne, dessinant une ligne mélodique simple, adaptée à une respiration d’enfant : Anna Gottlieb avait douze ans lorsqu’elle crée le rôle de Barbarina dans Les Noces de Figaro, où sa brève mais bouleversante cavatine (« Lo perduta, me meschina ») ouvre le dernier acte de l’opéra, et permet toutes les interprétations. Qu’a‑t-elle perdu d’autre que l’épingle qu’elle cherche dans le noir ? Pourtant, le plus souvent, les rôles de très jeunes filles sont dessinés pour des interprètes aux qualités vocales confirmées, qui écrasent en quelque sorte les traits d’enfance du personnage sous l’héroïsme lyrique. Et c’est tout le génie d’un compositeur comme Offenbach d’avoir su mettre la lumière sur ces réalités systémiques d’enfants propulsés trop jeunes dans le monde des adultes, comme dans le rôle d’Olympia des Contes d’Hoffmann (1881), qui chante comme une poupée mécanique. Reflet d’une société bourgeoise et patriarcale, les enfants, lorsqu’ils ne sont pas vus en groupe, restent donc longtemps des archétypes.
![Enfant de Médée : [maquette de costume] / [Louis-René Boquet]](https://alternativestheatrales.be/wp-content/uploads/2025/12/Enfant_de_Medee___maquette_.Boquet_Louis-Rene_btv1b8454742f-3-771x1024.webp)
Dans l’ensemble, il faut attendre le XXe siècle pour voir apparaître au théâtre lyrique des caractères d’enfants dotés d’une identité, voire d’un destin particulier, et dont la présence vibre d’une qualité propre. Les exemples ne sont pas si nombreux cependant. Avant l’éclosion de formes plus spécifiquement dédiées à cet âge, les figures d’enfants sur les scènes lyriques fonctionnent comme des révélateurs du monde, dans des scènes brèves et intenses, qui opposent le vécu enfantin aux complexités du réel. On pense au petit Yniold de Pelléas et Mélisande de Debussy (1902), aussi clair qu’est obscur son environnement familial, au petit garçon de Madame Butterfly de Puccini (1904), personnage muet comme la chape de plomb qui pèse sur l’appropriation des corps en contexte colonialiste, au fils de Marie dans Wozzeck de Berg (1925), devenant orphelin dans une société brutale, etc. Dans ces cas de figure, l’œuvre invite à considérer les émotions de l’enfant, à imaginer son destin futur, mais comme une sorte d’épilogue, de sujet de méditation sur les causes et les conséquences des actes de chacun, voire de l’organisation sociale dans son ensemble.
Les opéras qui à l’inverse adoptent le point de vue de l’enfant sont d’une autre facture. Car ce point de vue est nécessairement plus restreint et détermine toute la structure de l’œuvre. C’est la fureur de l’enfant puni dans L’Enfant et les Sortilèges de Ravel (1925) qui génère les fantasmagories en autant de séquences qu’il y a d’objets familiers stimulant son imagination. Ce sont les terreurs face à l’emprise des adultes qui imposent les échappées soudaines, quasi hallucinées, de dialogue ou d’arias dans Le Tour d’écrou de Britten (1954) et la texture diaphane de sa couleur orchestrale. Pour résumer, avec le temps, les enfants, qui participaient au XIXe siècle au tableau d’une communauté humaine apte à se perpétuer, se muent en figures d’altérité, susceptibles (ou pas) de s’émanciper, de demander des comptes et de dessiner leur propre place.