“La taille du projet correspond à la taille de mon angoisse”

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“La taille du projet correspond à la taille de mon angoisse”

Le 25 Mar 2016
"Sound of Music", mise en scène Yan Duyvendak. Photo © Sébastien Monachon.
"Sound of Music", mise en scène Yan Duyvendak. Photo © Sébastien Monachon.
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Après Please, Con­tin­ue (Ham­let) (créa­tion 2011), le per­formeur suisse Yan Duyven­dak présente Sound of Music à Paris. Un cauchemar qui rend heureux, un diver­tisse­ment qui fait réfléchir, une flam­boy­ante comédie musi­cale qui par­le de chô­mage et de réchauf­fe­ment cli­ma­tique… Phénomène spec­tac­u­laire anti-crise, Sound of Music est conçu avec le poète-philosophe Christophe Fiat, les choré­graphes Olivi­er Dubois et Michael Hel­land, et le com­pos­i­teur Andrea Cera. Créé au Fes­ti­val de la Bâtie à Genève, en 2015, Sound of Music est présen­té au Cen­tQua­tre-Paris les 26, 27 et 28 mars 2016.  Il y est ques­tion de la crise et de ses reten­tisse­ments, des écarts qui se creusent dans la société. Dans cet entre­tien, Yan Duyven­dak revient sur son proces­sus d’écriture et de créa­tion, sur son choix — para­dox­al ou au con­traire très brechtien – de recourir à un genre con­sid­éré comme léger ou « diver­tis­san­t¹ », pour traiter un sujet grave…

Yan Duyven­dak : La crise. Oui. Cette chose dont les médias par­lent et qui nous étouffe…  Je me suis ren­du compte que je vis, que nous vivons, dans une ten­sion presque insouten­able, entre la con­science, néces­saire mais douloureuse, du monde comme il va (pêle-mêle : la crise économique, le chô­mage, la dis­pari­tion des espèces, l’exploitation de l’homme par l’homme, les ter­ror­ismes, l’état d’urgence, le con­flit Occi­den­t/Proche-Ori­ent, le cap­i­tal­isme…) et mon besoin humain de légèreté et d’abandon. Et que ma con­science me fait de plus en plus mal. C’est ça notre para­doxe con­tem­po­rain : besoin d’esprit cri­tique ver­sus désir d’abandon. Et c’est le para­doxe que je voulais voir à l’œuvre dans le pro­jet. Alors je me suis sou­venu des comédies musi­cales anglo-sax­onnes et de leur essor à la suite du Krach de 1929. Un nou­veau genre a alors vu le jour, les back-stage musi­cals, qui par­laient de manière très directe du fait qu’on n’avait pas d’argent pour faire une comédie musi­cale –, mais dont la fin était sys­té­ma­tique­ment bril­lante, incroy­able­ment faste. J’ai pen­sé que ce serait sen­sé de tester ce mod­èle aujourd’hui ; qu’une comédie musi­cale de ce genre pou­vait tra­vailler cette ten­sion, l’amplifier et l’apaiser. Aus­si, de manière égoïste, j’avais besoin d’apaiser cette con­science douloureuse, je crois, en faisant quelque chose de léger, de grand, de beau ! Je crois que la taille du pro­jet cor­re­spond à la taille de mon angoisse…
L’argent pub­lic dis­paraît ? Alors allons‑y gaiement et créons une chose énorme ! Le monde court à sa perte ? Dan­sons sur son bord ! Rich­es de l’expérience de Please, Con­tin­ue (Ham­let), où nous avons appris à associ­er à chaque date, dans chaque pays, des pro­fes­sion­nels du monde juridique à notre pro­jet, nous avons vu que là résidait le moyen de faire une chose gigan­tesque, sans devoir tourn­er avec 50 danseurs, ce qui serait finan­cière­ment impos­si­ble. Alors, dans chaque ville où nous jouons, vingt à quar­ante danseurs pro­fes­sion­nels ou pré-pro­fes­sion­nels – en aucun cas des ama­teurs — s’associent au pro­jet et rejoignent les douze danseurs/chanteurs pro­fes­sion­nels de Broad­way qui con­stituent, eux, l’équipe de base.

"Sound of Music", mise en scène Yan Duyvendak. Photo © Sébastien Monachon.

On a alors fait le cast­ing des douze danseurs de Broad­way. Ils n’avaient jamais par­ticipé à une créa­tion, et étaient ravis de chang­er de reg­istre : ne pas refaire des chan­sons déjà chan­tées douze mille fois, mais en décou­vrir de nou­velles, essay­er des pas avec les choré­graphes, subir les aléas de la créa­tion… Si l’aventure a par­fois été dif­fi­cile pour eux, ils por­tent le pro­jet avec con­vic­tion ; ils sont fiers de par­ticiper à un pro­jet qui par­le de notre société, de notre actu­al­ité.

Avec Christophe Fiat, nous avons beau­coup réfléchi à la nar­ra­tion, à l’histoire, et avons finale­ment opté pour une série de petits réc­its, basés sur des infor­ma­tions plus ou moins con­nues, tels des brèves. Tous dra­ma­tiques. Sans lien entre eux. Chao­tiques. Comme l’histoire de notre monde : frag­men­taire, décousue. Ces textes se font con­tredire par la présence mag­nifique et la beauté des mou­ve­ments des danseurs, tout comme par la trans­po­si­tion musi­cale réal­isée par le bril­lant Andrea Cera. Ses chan­sons entraî­nantes mais intel­li­gentes restent dans la tête, comme dans toute comédie musi­cale qui se respecte. Et la réso­lu­tion réside dans le final, qui est musi­cal et unique­ment dan­sé.

Olivi­er Dubois a réal­isé des choré­gra­phies vir­tu­os­es et endi­a­blées au pos­si­ble, dont notam­ment ce final qui est extrême­ment puis­sant. Michael Hel­land a tra­vail­lé des formes plus impro­visées, dont le très beau tra­vail avec les bras de la « kick-line » au sol. Tous deux se sont basés sur des extraits de choré­gra­phies de comédies musi­cales exis­tantes : il y a du Fred Astaire, du Bob Fos­se, du Cho­rus Line, du West Side Sto­ry…

Puis, égale­ment pour respecter la con­struc­tion des back-stage musi­cals, nous avons opté, avec Sylvie Kleiber, ma scéno­graphe de tou­jours, pour une scéno­gra­phie en deux temps. Une pre­mière par­tie sobre, un espace virtuel noir où tout est réfléchi ; puis une deux­ième par­tie clin­quante, dorée, kitsch et sub­lime. Réal­isée avec un moyen très sim­ple : des cou­ver­tures de survie.

Nous avons opté pour une dra­maturgie abstraite, qui ne se base donc pas sur un réc­it, mais sur une cumu­la­tion émo­tion­nelle : lorsque le final arrive, toute la ten­sion accu­mulée par ce qui a précédé, explose. La fin est donc volon­taire­ment à dou­ble tran­chant : pleine de fougue et de puis­sance, dopée d’énergie juvénile, de beauté, de strass et de kitsch –, mais simul­tané­ment d’une noirceur sourde. Il en résulte un effet bizarre, comme une boule à facettes : ça ren­voie le spec­ta­teur à ses pro­pres arrange­ments avec cette ten­sion esprit cri­tique / désir d’abandon. Cer­tains en ressor­tent pleins d’espoir, d’autres émus aux larmes. Je crois que c’est bien. Je n’aime pas que mon tra­vail dise ce qu’il faut penser. Il donne l’occasion de penser.

Nous avons beau­coup réfléchi à une manière « d’activer » le pub­lic, à l’intérieur de la pièce. Comme la comédie musi­cale est cen­sée réc­on­cili­er et récon­forter, la posi­tion idoine du spec­ta­teur dans une comédie musi­cale est une posi­tion « pas­sive », assis bien au chaud dans le noir. A pri­ori quelque chose que je n’aime pas trop. Mais comme on le sait, grâce à Jacques Ran­cière², ce n’est pas parce que le spec­ta­teur est immo­bile et inac­t­if, qu’il ne peut pas pour autant s’émanciper. Et un jour ça nous a sauté aux yeux : cette inac­tiv­ité physique était appro­priée par rap­port au pro­pos et à notre para­doxe. J’espère que la pièce donne de l’énergie pour bouger dans la vie.

Sound of music est visible au 104 (Paris), du 26 au 28 mars.
1. Bertolt BRECHT, Petit organon pour le théâtre : « Depuis toujours, l’affaire du théâtre, comme d’ailleurs de tous les autres arts, est de divertir les gens ». 

2.  Même immobile, le spectateur n’est pas passif car il « compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui ». Voir Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Ed. La Fabrique, 2009.
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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