Luc Bondy et le grand intérieur

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Théâtre

Luc Bondy et le grand intérieur

Le 7 Jan 2016
"Le choeur final" de Botho Strauss, mise en scène de Luc Bondy. Photo © W. Böing
"Le choeur final" de Botho Strauss, mise en scène de Luc Bondy. Photo © W. Böing
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« La vérité se trou­ve au com­mence­ment » con­vic­tion sou­vent reprise que l’abus d’usage n’a pour­tant pas gal­vaudée. Et pour le spec­ta­teur français, l’i­den­tité de Bondy reste inscrite dans Terre étrangère de Schnit­zler, le spec­ta­cle de ses débuts parisiens. Depuis, il n’a pas cessé de vari­er cette image sans jamais la démen­tir. Oui, au coeur de son ter­ri­toire, Bondy, je l’ai décou­vert ce soir-là. Sans désir de fuite, ni agres­siv­ité pro­gram­mée, Bondy par­ve­nait alors à exal­ter le théâtre comme art où la vie se laisse explor­er dans sa matière même. Sans qu’il se con­fonde pour autant avec elle. Si, pour Brook, le théâtre c’est de la vie con­cen­trée, pour Bondy c’est de la vie accen­tuée.

Il déteste tout autant l’ex­cès d’én­ergie que le mur­mure, tous deux sim­u­lacres de la vérité sur scène. Pour Bondy, l’ac­cent, s’il parvient à être juste, ne place le jeu ni en deçà, ni au-delà du quo­ti­di­en. Il l’in­ten­si­fie.

Dans Terre étrangère d’abord et ailleurs ensuite, Bondy fait affleur­er les sen­ti­ments dans leur per­ti­nence théâ­trale, tisse le réseau qui les réu­nit sans vis­er pour autant le min­i­mal. L’en­jeu con­siste ici à faire respir­er les car­ac­tères dans des espaces vastes, à les met­tre à l’épreuve du vol­ume et de la scène dilatée.

Com­ment ne pas sac­ri­fi­er la pré­ci­sion du sen­ti­ment dans le con­texte de l’é­ten­due extrême ? Com­ment par­venir là à l’in­time et fuir l’in­timisme – voilà le dilemme !

Bondy, dans la com­pag­nie de ses scéno­graphes Erich Won­der ou Richard Peduzzi – se présente comme un dépen­si­er d’e­space scénique, démolis­seur de cloi­sons et fer­vent du grand angle. Il aime dégager des panora­mas sur l’in­térieur des êtres, des vues plongeantes sur les ébats des affects et des per­spec­tives à vol d’oiseau sur la con­fu­sion des sen­ti­ments. Pour Bondy, le dedans de l’homme est un paysage. À explor­er sans honte ni pudeur exces­sive.

Dans une réponse symp­to­ma­tique, Bondy avoue avoir décou­vert, grâce à l’opéra, l’at­trait de « la grande forme»¹.  Le genre lyrique l’incite donc à s’ou­vrir et s’é­panouir, mais jamais au prix d’un aban­don de la tou­jours indis­pens­able vérité indi­vidu­elle. Cela explique l’ex­i­gence du grand intérieur où les êtres et les forces sociales se con­tre­dis­ent ou s’épousent sur fond d’indé­fectible réciproc­ité. Cette ten­sion ani­me le théâtre de Schnit­zler et de Botho Strauss, ten­sion que per­son­ne d’autre ne parvient à mieux capter que Bondy.

Pour lui, la scène est un lieu du soi aus­si bien que de l’his­toire. Le grand intérieur, Bondy l’as­sim­i­le à une expo­si­tion du sub­jec­tif élevé à l’échelle d’un mécan­isme du siè­cle. Dans Le Chœur final, ne met-il pas en scène juste­ment « le café Deutsch­land », de même que dans Terre étrangère « l’ hôtel Empire » ?

La ronde des êtres

Le théâtre de Bondy, tel qu’il se des­sine aujourd’hui, trou­ve sa moti­va­tion dans le canevas des paroles dont il sur­prend le dessin et suit le mouvement.Théâtre à l’é­coute du texte auquel il se fie autant qu’il s’en méfie. Bondy croit au pou­voir des mots et à leur maniement sub­til. « La langue est une expéri­ence physique, pré­cise-t-il. Un acteur ne pour­ra jamais exprimer entière­ment son émo­tion dans une langue qui n’est pas la sienne. Je crois de moins en moins aux acteurs qui appren­nent une sec­onde langue pour pou­voir jouer dans cette langue. Il faut faire du théâtre dans la langue dans laque­lle on rêve. Et cela me sem­ble vrai pour les acteurs aus­si bien que pour les met­teurs en scène. »²

Bondy se réclame de la lit­téra­ture qui le nour­rit, l’in­spire, l’habite. Elle lui a fait décou­vrir les plaisirs de la lec­ture avisée et surtout lui a révélé les pou­voirs du lit­téraire dans l’ex­er­ci­ce du tra­vail. Aux acteurs, il racon­te des frag­ments de nou­velles, des esquiss­es romanesques, des ébauch­es de biogra­phies fic­tives. Comme si la pièce à mon­ter char­ri­ait des pans de lit­téra­ture aus­si bien réelle qu’imag­i­naire. Lit­téra­ture faite chair car Bondy exècre la surenchère cita­tion­nelle. Son théâtre s’avère moins à l’aise dans la con­fronta­tion avec le texte clas­sique canon­ique et ses types. Mais, si Molière l’étouffe, Mari­vaux le libère, et si Mozart l’in­spire, Mon­tever­di le crispe. Au car­refour, Shake­speare qu’il ose rarement touch­er. L’art de Bondy s’é­panouit dans le con­texte d’une rela­tion famil­ière à des êtres ni trop étrangers, ni trop mas­sifs. Des êtres qui lui lais­sent suff­isam­ment d’air pour respir­er car ce qu’il cherche au théâtre, c’est juste­ment la bonne cir­cu­la­tion de la colonne d’air et le rythme car­diaque le plus appro­prié à cha­cun. Bondy souhaite assur­er aux acteurs aus­si bien qu’aux per­son­nages une par­faite con­duite biologique. Ne dit-il pas que c’est « le traite­ment juste de l’én­ergie qui assure le pas­sage cor­rect, sur la scène, du passé au présent » ? ³ Bondy aime lire les corps, non pas des corps théâ­trale­ment traités, mais des corps quo­ti­di­ens chargés d’aveux : « Par exem­ple, remar­que-t-il, on voit marcher quelqu’un dans la rue et on se dit : à la manière dont il se tient, et que j’ai déjà vue, que je con­nais, il doit se racon­ter telle ou telle chose. j’aimerais, au théâtre, provo­quer chez les spec­ta­teurs ce genre de réflexion.»⁴ Ailleurs, « à l’opéra, (…) avoue Bondy, je suis tou­jours fasciné par ce que l’on peut inven­ter juste grâce à des gestes ou des pos­tures ».⁵

Il cul­tive la pré­ci­sion du con­tour, la plas­tic­ité du geste, la forme de l’être en rai­son même de tout ce qu’elle révèle sur l’être… Témoignages mal­gré lui…

Sans jamais les ren­dre trop pré­cis, Bondy inscrit les per­son­nages dans une véri­ta­ble tapis­serie scénique. Avec des diag­o­nales sur­prenantes, des cer­cles jamais à même de se con­stituer, des rela­tions frontales d’une net­teté extrême… Tout en évi­tant la beauté trop explicite des tra­jets, Bondy joue avec eux afin de con­stru­ire une topogra­phie secrète du plateau et une trame à peine vis­i­ble.

« Le met­teur en scène dont je rêve, dit-il, est invis­i­ble et présent. Comme dans un tableau où l’on ne doit pas voir le cray­on qui a esquis­sé l’ensem­ble, sur la scène, on doit voir le spec­ta­cle et non le tra­vail de fab­ri­ca­tion. Il n’y a plus de place pour le brouil­lon. Sur la scène, il faut que la vie soit entière­ment détachée du met­teur en scène pour que ça devi­enne vrai­ment de la vie.»⁶ C’est une vie où les des­tins se nouent et les per­son­nages ne dis­posent que d’une lib­erté lim­itée. Ils restent ensem­ble. La soli­tude n’est jamais ici monolo­gale. Elle sur­git du choeur. De la ronde des êtres. Ronde que la fable relie, ani­me et agite. Puisque ici le but con­siste non seule­ment à artic­uler un réc­it, mais aus­si à l’in­scrire dans un ordre musi­cal. D’ailleurs, dans toutes ses références à Tchekhov, Bondy rend hom­mage à sa musi­cal­ité car le théâtre lui appa­raît comme un art où la justesse des sen­ti­ments doit tou­jours s’ac­com­pa­g­n­er de la pré­ci­sion du traite­ment con­tra­punc­tique. C’est seule­ment ain­si que les voix parvi­en­nent à se recon­naître et les iden­tités à s’af­firmer. La musi­cal­ité est source de clarté.

Puis­er à l’in­térieur

Bondy réha­bilite la caté­gorie de l’artiste sans mau­vaise con­science ni insa­tiable désir de com­bat. Il ne se place jamais dans un dehors cri­tique ou agres­sif, il se con­sacre à l’ex­ploita­tion con­stam­ment renou­velée des ressources du dedans car il se réclame de cette idée de la Renais­sance pour laque­lle « le théâtre est le monde ».⁷ Voilà pourquoi son pro­gramme se con­cen­tre en une phrase : « puis­er à l’in­térieur ».⁸ Intérieur du théâtre, de l’art. La fil­i­a­tion avec Chéreau vient de là, aus­si bien que de leur goût égale­ment partagé pour l’artiste prodi­ge qui ne se résigne pas à franchir le seuil de l’âge adulte. Il n’en­tend pas sac­ri­fi­er sa jeunesse…

Il y a chez Bondy une con­fi­ance absolue faite à l’art et il se délecte à bouger dans son champ, en procé­dant à de savantes per­mu­ta­tions cir­cu­laires. Son goût le con­duit à altern­er le théâtre et l’opéra, à touch­er au ciné­ma, à s’es­say­er à l’écrit… chaque fois sur fond de plaisir et d’ex­ci­ta­tion, de fièvre extrême et de chutes pas­sagères. Il lutte avec le temps et per­son­ne ne se livre plus que lui à l’in­stant car, pour lui, « la vérité est là où il se trou­ve ». La vie le grise et le théâtre l’enivre. Séduit par l’art, Bondy, pareil à un Don Juan, s’avoue chaque fois prêt à recom­mencer au nom d’un plaisir autant que d’une insat­is­fac­tion jamais assou­vie.

L’o­rig­i­nal­ité de Bondy vient de cet accord, de cet accom­mode­ment avec les pou­voirs de l’art. Accom­mode­ment oscar wil­dien… où ce qui compte tient d’une lib­erté ludique épanouie dans l’ex­péri­ence de la sur­face tou­jours scep­tique à l’é­gard des pro­fondeurs fauss­es ou sus­pectes. Faisant de la grâce et de la légèreté ses ver­tus car­di­nales, Bondy évite le poids du mythologique aus­si bien que les cer­ti­tudes du poli­tique. Les orig­ines et l’avenir : voilà ce à quoi il se dérobe. La pas­sion de l’im­mé­di­ateté habite son théâtre.

« Bril­ller, scin­tiller et mourir » dis­ait Genet dans une phrase que Bondy pour­rait con­tre­sign­er. Il y a dans ce théâtre « intel­li­gent » un acharne­ment d’Eu­ropéen. Un entête­ment d’artiste occi­den­tal réfrac­taire à tout appel lancé en direc­tion d’une extrater­ri­to­ri­al­ité cul­turelle. Pour quelqu’un comme lui, s’il y a des solu­tions à chercher, c’est des réserves de l’Eu­rope qu’elles doivent sur­gir et nulle­ment d’une éva­sion ori­en­tale ou d’une décou­verte africaine. Le pari con­siste à « attein­dre la grâce avec nos moyens occi­den­taux à nous ».⁹ De nou­veau, il s’ag­it de puis­er à l’intérieur. Cette fois-ci, celui des fron­tières de l’Eu­rope. À jamais, Bondy fera de l’in­térieur sa pre­mière ressource. Intérieur des êtres, intérieur du théâtre, intérieur de l’Eu­rope. Le grand intérieur.

L’au­tonomie du théâtre

Bondy l’ad­met : « la pen­sée poli­tique m’est étrangère » , dit-il.¹⁰ Il ne fait pas de sa posi­tion un com­bat, mais un con­stat. Ni pro­gramme, ni inva­lid­ité : une recon­nais­sance de soi, sim­ple­ment. Chez lui, sans per­spec­tive ou utopie de rechange, le théâtre se légitime par lui-même. Il ne cherche pas sec­ours ailleurs. De là vient sans doute sa mélan­col­ie et son bon­heur… toutes deux ver­tus de cette intel­li­gence des auteurs dans lesquels il se recon­naît : Schnit­zler, Tchekhov, Fitzger­ald, Strauss…

Par ailleurs, Bondy rejette toute péné­tra­tion intem­pes­tive de l’actuel dans son théâtre. Il exalte le présent de l’acte, mais exècre l’ac­tu­al­ité de l’in­sert. Tel Ibsen qui déclarait n’avoir pas écrit Mai­son de poupée au nom d’un pro­gramme d’émancipation fémin­iste, mais unique­ment pour « pein­dre l’âme humaine»¹¹, Bondy, lui aus­si, accorde au théâtre le statut d’un médi­a­teur entre le présent et l’être. Non point un lieu d’en­reg­istrement. Plutôt un lieu de refuge. Con­tre la pré­cip­i­ta­tion pro­pre aux médias ou la laideur érigée en ver­tu par cer­tains met­teurs en scène alle­mands. Opposé à « ce qui est grossier, bruyant et choquant»¹², ce théâtre tou­jours léger et sou­vent en état de grâce, réclame le droit d’être à part. Lyrique parce que légère­ment désuet, sen­ti­men­tal parce que con­fi­ant dans l’af­fec­tiv­ité, un théâtre qui fait de la musique son hori­zon et de Mozart son patron.

 

1. Puiser à l’intérieur du théâtre in L’Art du théâtre, Actes Sud/Théâtre national de Chaillot, n°2/3, 1985-1986, p. 50.
2. Mettre en scène dans la langue dans laquelle on rêve, in Art Press, numéro spécial Théâtre, p. 141.
3. Idem, p. 139.
4. Obsession fin de siècle, in Le Monde, 4 mars 93.
5. Ainsi dit Luc Bondy, in Libération, 15 mars 93.
6. Mettre en scène dans la langue dans laquelle on rêve, op. cit.
7. ldem, p. 140.
8. Puiser à l’intérieur du théâtre, op . cit.
9. In L’Écho, 4 février 93.
10. In Le Monde, op. cit.
11. Cité dans le livre consacré à John Gabriel Borkman, éd. Solin / Odéon-Théâtre de l'Europe, 1993.
12. Puiser à l’intérieur du théâtre, op . cit
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Bondy
Numéro 44
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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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