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Génération extime

Le 20 Mar 2017
"Nous voir nous", de Guillaume Corbeil, mise en scène Antoine Lemaire. Photo Frédéric Iovino
"Nous voir nous", de Guillaume Corbeil, mise en scène Antoine Lemaire. Photo Frédéric Iovino

Pour son nou­veau spec­ta­cle, Antoine Lemaire, ani­ma­teur de la com­pag­nie THEC (Théâtre en Cam­bré­sis)1 a ren­con­tré une œuvre qui lui cor­re­spond bien et s’inscrit par­faite­ment dans sa quête, celle d’une tra­duc­tion scénique des com­porte­ments soci­aux et affec­tifs des ado­les­cents et jeunes gens d’aujourd’hui : leurs inter­ro­ga­tions, leurs engoue­ments, leurs angoiss­es, leurs crises d’identité, leur dés­espoir aus­si par­fois.

Dans Nous voir nous du jeune auteur québé­cois Guil­laume Cor­beil, cinq jeunes gens anonymes, numérotés comme chez Nathalie Sar­raute, trois filles et deux garçons, se présen­tent tour à tour sur un “réseau social” — on pense à Face­book -, en répon­dant à une sorte de ques­tion­naire de Proust revis­ité par notre époque. Suit une longue énuméra­tion, un inven­taire à la Prévert, de leurs goûts : musi­caux — pop, rock, var­iété, clas­sique, con­tem­po­rain, l’éclectisme est de rigueur -, lit­téraires, et théâ­traux — le Québec est à l’honneur : Bras­sart, Lep­age, Mar­leau, Mouawad…

Puis s’organise une sor­tie noc­turne : la rue, les bars, les boîtes. Sex, drugs and rock’n roll ! Sans oubli­er l’alcool, la frime, et toutes les trans­gres­sions trash qui accom­pa­g­nent générale­ment cet explosif cock­tail. D’abord on s’amuse, on fait la fête, et puis ça dégénère : on crie, on pleure, on souf­fre, on vom­it.

Le por­trait généra­tionnel de groupe est dur, sans con­ces­sion, jusqu’au sui­cide par étouf­fe­ment, la tête enfouie dans un sac plas­tique de celle qui fait office dans ce dis­posi­tif choral de presque-pro­tag­o­niste et d’anti-héroïne — sans jeu de mots -, de per­son­nage le plus trag­ique en tout cas, dont le deuil pour­tant est très vite escamoté, dans l’indifférence, par les qua­tre pseu­do-amis sur­vivants. En dépit d’une pul­sion de vie et de “vivre ensem­ble” tou­jours vive mais super­fi­cielle, car elle nég­lige le poli­tique et ses deux valeurs essen­tielles de fra­ter­nité et de sol­i­dar­ité, le con­stat de soli­tude et de ten­ta­tion mor­bide est acca­blant.

Évolu­ant avec une sou­p­lesse juvénile, presque dan­sée, dans un écrin dess­iné par deux pan­neaux blancs (page ? écran ? métaphore de la vacuité de leurs vies encore à écrire ?), lui-même sur­mon­té au loin­tain d’un véri­ta­ble écran de pro­jec­tion, les cinq per­son­nages font défil­er à un rythme soutenu les innom­brables pho­tos et self­ies cap­tés à la hâte dans l’œil de leur smart­phone. Les com­men­taires qui accom­pa­g­nent les images de cet album fur­tif et virtuel, légen­des orales impro­visées dans l’instant, toutes rel­a­tives et com­plé­men­taires, con­tra­dic­toires par­fois, sont tan­tôt tein­tées d’humour sub­til et ful­gu­rant (à la manière du Witz freu­di­en), de grossière mau­vaise foi, de déné­ga­tion symp­to­ma­tique, de nar­cis­sisme enfin, ou encore de son équiv­a­lent négatif : le dégoût de soi.

Dans le tsuna­mi d’individualisme forcené qui défer­le sur nos sociétés, Guil­laume Cor­beil et Antoine Lemaire font écho par la fic­tion et de la façon la plus juste qui soit aux pro­pos des psy­cho-soci­o­logues Nicole Aubert et Clau­dine Haroche : “À coté du désir d’intimité de cha­cun est apparu à tra­vers ces nou­veaux réseaux un autre désir appelé d’extimité. Désir qui nous incite à mon­tr­er cer­tains aspects de notre moi intime pour les faire valid­er par d’autres afin qu’ils pren­nent une valeur plus grande à nos yeux. Le désir d’extimité est par­fois con­fon­du avec l’exhibitionnisme, mais il est en réal­ité dif­férent. Dans l’exhibitionnisme en effet, il s’agit de ne mon­tr­er que des par­ties de soi dont la valeur est déjà assurée… En revanche, le désir d’extimité est insé­para­ble d’une prise de risque : la valeur de ce qui est mon­tré n’est jamais con­nue et c’est juste­ment par le retour des autres qu’il est appelé à en pren­dre.”2

Citons enfin les cinq acteurs qui pren­nent en charge avec beau­coup d’énergie, d’intelligence et de tal­ent tous les para­dox­es de ce chœur généra­tionnel (d’ailleurs exten­si­ble à plusieurs âges) et de cette dés­espérance de l’ego : Chloé André, Cédric Duhem, Car­o­line Mounier, Rodrigue, et Char­lotte Tal­paert, sans oubli­er Franck Renaud, co-fon­da­teur de la com­pag­nie, parte­naire et com­plice de tou­jours en créa­tion vidéo, et qui atteint là la pleine matu­rité de son art de l’image et du mon­tage.

Le spectacle est programmé les 4 et 5 avril prochains au Tandem : Théâtre d'Arras.

  1. Antoine Lemaire est artiste asso­cié à la Rose des Vents, Scène Nationale de Vil­leneuve d’Ascq, où j’ai vu le spec­ta­cle le jeu­di 2 mars 2017, dans la semaine de sa créa­tion. ↩︎
  2. Les tyran­nies de la vis­i­bil­ité, Édi­tions Érès, 2011 ↩︎
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Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
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