Lien poétique et confiance partagée

Entretien
Théâtre

Lien poétique et confiance partagée

Le 29 Oct 2015
Georges Banu et Bernard Debroux. Photo Dmvmc.
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Georges Banu et Bernard Debroux. Photo Dmvmc.
Georges Banu et Bernard Debroux. Photo Dmvmc.
Article publié pour le numéro
126 – 127

GEORGES BANU : Le moment inau­gur­al, le hasard d’une ren­con­tre anonyme con­ver­tie ensuite en empreinte mné­monique : la chaleur avi­gnon­naise, les pla­tanes et le rassem­ble­ment de bouquin­istes au début de l’avenue de la République. Je m’arrête devant une petite table sur laque­lle m’attire la cou­ver­ture d’une nou­velle revue, placée d’emblée sous le signe qui devien­dra ensuite emblé­ma­tique de la moder­nité : une « ser­vante » ! Cette « ser­vante », alors, était la « sig­na­ture » de Robert Wil­son… cette lampe, cette figure de la soli­tude pudique­ment désignée sur une scène. Je me suis arrêté et, sans hésiter, j’ai acheté le pre­mier numéro d’Alternatives théâ­trales qui mar­quera plus d’un quart de siè­cle de ma vie. Je n’ai pas raté la pre­mière ren­con­tre qui, confir­mée, a assuré, ensuite, la longévité de cette confiance ini­tiale.

Bernard Debroux : C’était le pre­mier numéro ! Nous pra­tiquions la vente mil­i­tante, dans la rue ! La revue était mince… 44 pages en for­mat A4. C’est toi qui as amené beau­coup plus tard (en 1996), l’idée du numéro triple : 256 pages ! Le numéro sans doute le plus impor­tant de notre his­toire : Les Répéti­tions.

G. B.: Depuis Proust, nous le savons, la mémoire reste indis­so­cia­ble des lieux qui fixent les sou­venirs et leur préser­vent une aura intouch­able. La revue décou­verte à Avi­gnon, d’emblée, je l’avais aimée, je m’y suis retrou­vé : son esprit était le mien, désor­mais orphe­lin de Tra­vail théâ­tral, la revue mythique à laque­lle Bernard Dort m’avait con­vié en tant que mem­bre du comité de rédac­tion. Arrivé de Bucarest, impliqué là-bas dans les des­tins de la plus impor­tante revue cul­turelle, le XXe siè­cle, j’ai trou­vé un pre­mier lieu d’accueil. Mais Tra­vail théâ­tral venait de suc­comber sous la pres­sion des tiraille­ments idéologiques et des aléas rédac­tion­nels. Suite à la décou­verte avi­gnon­naise d’Alternatives théâ­trales, un été, chez une amie aujourd’hui dis­parue, à Saucet les Pins, j’ai rédigé un essai sur l’artiste unique, vieux maître du butô, Kazuo Ohno, dont j’avais éprou­vé l’éblouissement plusieurs semaines aupar­a­vant. Ce fut un aveu, un aveu qui se rat­tachait à cette défi­ni­tion de Valéry dans laque­lle je me recon­nais : « le cri­tique, un expert en objets aimés ». Non il ne s’agissait pas du théâtre japon­ais dans sa ver­sion archéologique, canon­ique, mais d’un artiste japon­ais con­fron­té à une ren­con­tre déci­sive avec une danseuse occi­den­tale, espag­nole, Argenti­na, c’est ce sou­venir mythique qu’Ohno ressus­ci­tait avec génie. À Saucet, j’ai trou­vé un télé­phone pub­lic – à un angle de rues que j’ai encore sous mes yeux – d’où je t’ai appelé et je t’ai pro­posé mon essai. Il allait paraître peu de temps après… et ain­si, sur fond d’affinité auro­rale, s’engagea notre aven­ture édi­to­ri­ale. Elle res­ta tout ce temps sous le signe d’une entente affranchie de tout effort de con­vic­tion, une même sen­si­bil­ité nous reli­ait. Affec­tive­ment investi dans mes propo­si­tions pour la revue – textes, thé­ma­tiques –, je dois avouer ma sat­is­fac­tion pour le fait qu’elles ont con­nu auprès de toi un écho immé­di­at, sen­si­ble, dépourvu de la prose du labeur « dra­maturgique ». Ain­si se déci­da la mise en place de bon nom­bre de numéros spé­ci­aux : Scéno­gra­phie-images et lieux, Le théâtre de la nature, Le théâtre tes­ta­men­taire, Les liaisons sin­gulières, et tant d’autres. Ce dont je me sou­viens c’est chaque fois l’intimité des lieux où la déci­sion com­mune fut prise : un restau­rant de car­ac­tère ou un café d’hôtel près de la gare Brux­elles-Midi ! Peu importe, nous parta­gions les mêmes vœux. Et cela se trou­ve à l’origine du lien poé­tique qui s’est noué entre nous dès le début et qui, au fur et à mesure, s’est érigé en base naturelle, organique, de notre col­lab­o­ra­tion.

B. D.: Tra­vail théâ­tral, dont la démarche édi­to­ri­ale nous a sans doute inspirés, a été fondé par Bernard Dort en 1971, et son dernier numéro paraît en 1979, année de nais­sance d’Alternatives théâ­trales…
Alter­na­tives théâ­trales est fab­riquée et pen­sée au départ en Bel­gique et toi, à Paris, au cœur de l’activité théâ­trale, tu viens d’ailleurs et peux porter un regard décalé.
L’année de la créa­tion de la revue a lieu le pre­mier fes­ti­val inter­na­tion­al de théâtre à Brux­elles où on retrou­ve l’avant-garde améri­caine (Les Mabou mines, Lucin­da Childs, le Squat the­atre…) mais aus­si l’Odin teatret d’Eugenio Bar­ba ! 
Tes pre­miers textes dans la revue sont pour Kazuo ohno et Gro­tows­ki. Ce que nous parta­geons d’emblée pour la vie de la revue, et ce qui en fera une de ses car­ac­téris­tiques majeures, c’est l’ouverture et le regard sur le monde.

G. B.: Grâce à cette lib­erté qui n’avait rien d’une dés­in­vol­ture nous avons pu touch­er des sujets jamais traités ailleurs et abor­der des paysages théâ­traux qui ne s’inscrivaient pas sur la carte réper­toriée des ter­ri­toires de choix : la Pologne, le Chili, la Roumanie. Par ailleurs, grâce à notre « lien poé­tique », nous avons retenu, avant qu’ils devi­en­nent « glo­rieux », des spec­ta­cles emblé­ma­tiques devenus mythiques : le MAhAB­hARA­TA ou RWANDA 94, choix jamais regret­tés. Cer­tains pro­tag­o­nistes de la scène mod­erne ont trou­vé dans la revue l’accueil qui con­for­t­ait leur avène­ment ful­gu­rant, War­likows­ki en par­ti­c­uli­er. L’amitié se trou­ve à l’origine de ces « affinités élec­tives ».

B. D.: Ta par­tic­i­pa­tion à ce qui pro­gres­sive­ment est devenu l’identité de la revue est sans doute liée à cette démarche. Les spec­ta­cles, les artistes, les aven­tures que l’on a voulu défendre, ont été choi­sis d’abord par goût, par sen­si­bil­ité partagée, avant le déter­mi­nant poli­tique ou dra­maturgique.
Oui, ce qui fonde notre rela­tion, c’est une idée poé­tique de l’édition et du théâtre…
Nous avons pu aus­si partager à cer­tains moments une cer­taine dose de folie. Pour le numéro des Répéti­tions, tu as eu cette intu­ition que le moment était venu (alors que le XXe siè­cle s’achevait, qui avait vu s’accomplir l’art de la mise en scène dans le théâtre occi­den­tal, et par là con­sacré le phénomène des répéti­tions), de réalis­er ce qu’on peut appel­er sans fausse mod­estie une « somme » sur la ques­tion.
Tu m’avais écrit à ce moment que pour traiter pareil sujet, on ne pou­vait se lim­iter à six arti­cles et trois entre­tiens et qu’il fal­lait ten­ter d’aborder le phénomène dans toute son ampli­tude, dans ses dimen­sions his­toriques autant que con­tem­po­raines et pra­tiques.
Ce numéro emblé­ma­tique, plusieurs fois réédité et finale­ment épuisé, a influencé beau­coup de prati­ciens du théâtre par la suite…
Ce que nous avions en com­mun dans l’invention des numéros et leur dif­fu­sion, c’était de ten­ter de lier pen­sée cri­tique, par­fois théorique, avec une approche pra­tique et con­crète de l’art.
Comme aus­si le souci con­stant de don­ner la parole aux artistes…

G. B.: Oui, faire par­ler et enten­dre des artistes, cette envie d’expression orale, pro­pre au théâtre, nous ne l’avons jamais sac­rifiée ni trahie.
Par ailleurs, on peut dire que l’on a bénéfi­cié aus­si de la confiance réciproque. Tu as fait des numéros que tu as décidés et que tu as réal­isés seul et dans lequel je ne me suis pas impliqué – pas parce que j’étais con­tre, mais parce que ce n’était pas mon domaine…

B. D.: …et en même temps tu les défendais…

G. B.: Peut-être que notre ami­tié a survécu sans encom­bre parce qu’elle est une ami­tié qui s’est exer­cée à « mi-dis­tance », entre Paris et Brux­elles. Trop de rap­proche­ment au quo­ti­di­en engen­dre par­fois des fric­tions et con­duit à une « satiété » dan­gereuse : le prou­vent même les ami­tiés mythiques de Stanislavs­ki et Dantchenko, de Strehler et Gras­si. Parce que proches et éloignés, nous sommes restés à l’abri des conflits. La mi-dis­tance a été prop­ice à notre « lien poé­tique » fondé sur une confiance partagée et une ouver­ture bien tem­pérée. La vie nous a aidés. Je dois l’avouer, l’amitié se gagne aus­si grâce à des gestes risqués, à des déci­sions sans garantie économique.

B. D.: Comme tu l’écris dans ton texte intro­duc­tif, les ami­tiés où il n’y a pas de com­péti­tion sont plus durables. Nous n’avons jamais eu de querelle d’égo. Il y a aus­si la part d’admiration qui est prop­ice à l’amitié. Quand tu pro­po­sais des thèmes de numéros ou des arti­cles, j’avais sans doute confiance, mais il y avait aus­si une recon­nais­sance de la per­ti­nence de ta pen­sée cri­tique et de tes qual­ités d’écriture.
Je sen­tais que ton engage­ment à Alter­na­tives théâ­trales était un choix, un désir, et le goût de partager avec moi une aven­ture édi­to­ri­ale en col­lab­o­ra­tion avec Patrice, dont nous appré­cions tous deux le tal­ent et le tra­vail graphiques.

G. B.: Le mot désir est très juste. oui, il n’y a jamais eu de désir con­trar­ié tout au long de notre col­lab­o­ra­tion.

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Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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