De l’amitié au théâtre

Théâtre
Réflexion

De l’amitié au théâtre

Le 27 Oct 2015
Gérard Desarthe (hamlet) et Thibault de Montalembert (horatio) dans hAMLET de William Shakespeare, mise en scène Patrice Chéreau, Festival d’Avignon, 1988. Photo Daniel Cande. © SABAM Belgium 2015.
Gérard Desarthe (hamlet) et Thibault de Montalembert (horatio) dans hAMLET de William Shakespeare, mise en scène Patrice Chéreau, Festival d’Avignon, 1988. Photo Daniel Cande. © SABAM Belgium 2015.

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Gérard Desarthe (hamlet) et Thibault de Montalembert (horatio) dans hAMLET de William Shakespeare, mise en scène Patrice Chéreau, Festival d’Avignon, 1988. Photo Daniel Cande. © SABAM Belgium 2015.
Gérard Desarthe (hamlet) et Thibault de Montalembert (horatio) dans hAMLET de William Shakespeare, mise en scène Patrice Chéreau, Festival d’Avignon, 1988. Photo Daniel Cande. © SABAM Belgium 2015.
Article publié pour le numéro
126 – 127

Les amis, c’est une sec­onde exis­tence

Bal­tasar Gra­cian

POUR LES GRECS, l’amitié était une « ver­tu » acquise grâce au com­merce intel­lectuel et affec­tif entre des « gens de bien » car l’évaluation des parte­naires sert de socle aus­si bien que de garantie pour la per­ti­nence de ce lien inter­per­son­nel. Les dis­cours sur le statut de l’ami se sont for­mulés au point de se relay­er à tra­vers le temps, d’Aristote et Cicéron à Mon­taigne, Niet­zsche et tant d’autres comme Blan­chot ou Der­ri­da. L’ami, la plu­part de ces exégètes le con­sid­èrent comme étant « un autre moi-même », un « tiers », qui accom­pa­gne le « dou­ble » dont tout être est con­sti­tué, ou encore un « alter ego ». Il s’agit ici non pas de relancer le débat sur l’amitié comme valeur fondée sur des liens inter­per­son­nels mais d’emprunter cer­tains pro­pos afin d’éclaircir son rôle dans l’exercice du tra­vail théâ­tral où elle se trou­ve asso­ciée à une activ­ité de groupe, où l’affect ami­cal et la créa­tion s’entrelacent sou­vent. Le théâtre ne s’accomplit pas dans la soli­tude d’un bureau ou d’un ate­lier d’artiste, mais dans une salle de répéti­tions où, sous la con­duite d’un leader, plusieurs êtres se trou­vent réu­nis. C’est la rai­son pre­mière qui explique la portée de l’amitié pour cet art où le pluriel se pose comme con­di­tion de sa pra­tique. Ici on cherche, le plus sou­vent, à instau­r­er une ami­tié com­mu­nau­taire sur la base du plaisir d’être ensem­ble. on fait du théâtre sur fond de confiance accordée à un engage­ment col­lec­tif qui pal­lie les peurs soli­taires de l’artiste con­fron­té seule­ment à lui-même. De là provi­en­nent les efforts pour con­stituer des équipes, des troupes, des col­lec­tifs, qui éri­gent en con­di­tion pre­mière une recon­nais­sance val­orisante du parte­naire appelée à se con­ver­tir en ami­tié grâce à la longévité de la col­lab­o­ra­tion. Ami­tié qui se gagne dans la durée et qui, on le décou­vre, se détéri­ore par la durée ! 

Nous sac­rifions cette fois-ci la réflex­ion sur les com­mu­nautés (à ce sujet le vol­ume dirigé par Marie- Chris­tine Autant-Math­ieu reste essen­tiel1) pour procéder à un rétré­cisse­ment du champ afin de nous con­sacr­er à des ami­tiés duelles, ami­tiés qui se rat­tachent au mod­èle du lien exem­plaire qui s’est noué entre Mon­taigne et La Boëtie. Lien fondé sur la recon­nais­sance de soi dans l’autre avec lequel se cristallise une rela­tion unique, néces­saire et ras­sur­ante. Les lim­ites s’effacent, les iden­tités se con­fondent et, ain­si, cha­cun des parte­naires éprou­ve le sen­ti­ment récon­for­t­ant d’être enfan­té aus­si bien que pro­tégé par l’autre. Voilà un entre-deux qui définit ces paires d’amis, paires étrangères aus­si bien au cloi­son­nement des soli­tudes qu’à l’indistinction des com­mu­nautés. Un théâtre fait non pas seul, ni à plusieurs, mais un théâtre fait à deux. Deux amis. « Qui a trop d’amis, n’a pas d’ami » dit Aris­tote – c’est une des tra­duc­tions pos­si­bles de son fameux apho­risme ! – et ce pro­pos se voit confir­mé grâce aux exem­ples mobil­isés ici. La cohor­tia du col­lec­tif théâ­tral se trou­ve sup­pléée, dans un pre­mier temps, par la phil­ia des sin­gu­lar­ités. « Je ne me fonds pas dans un col­lec­tif, mais je ne suis pas seul non plus » – pos­ture défendue par les deux amis. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Des amis je n’en ai pas plusieurs, mais un seul, mon ami – et nous nous por­tons garants l’un de l’autre. Au moins dans le présent sans préjuger de ce que l’avenir engen­dr­era ou détéri­or­era. Notre œuvre sera dou­ble, faite des com­plé­ments que l’un apporte à l’autre, de l’unité qui ain­si se réalise. Tout s’appuie sur une recon­nais­sance de soi, de même que sur l’apport d’une dif­férence sub­tile fournie par l’ami : nous nous ressem­blons, mais nous nous ne con­fon­dons pas. Les exem­ples sont rares, et pour­tant ils ont mar­qué le théâtre occi­den­tal. Leur faib­lesse numérique ne doit pas nous décourager ni nous tromper sur leur impact. L’amitié duelle se définit comme une ami­tié cen­trale, unique, dis­tincte des ami­tiés épisodiques à la survie lim­itée aus­si bien que des ami­tiés de groupe. Elle a déposé des empreintes déci­sives sur la scène européenne.

L’amitié des bâtisseurs

Le théâtre mod­erne est né d’une ami­tié et fondé par elle, l’amitié entre Némirovitch-Dantchenko et Stanislavs­ki, qui, ensem­ble, ont imag­iné le Théâtre d’art et l’ont imposé à tra­vers des épreuves et des réus­sites. Leur ami­tié fut à l’origine scel­lée par un événe­ment, la fameuse ren­con­tre de dix-sept heures au Bazar slave (1897) lorsqu’ils ont partagé leurs pro­jets et éprou­vé le sen­ti­ment d’une com­mu­nion à même d’accomplir l’utopie dont ils éprou­vaient ensem­ble la portée essen­tielle. Cet événe­ment s’explique par l’extraordinaire fusion intel­lectuelle et affec­tive qui a relié les deux parte­naires déçus par le présent mais habités par la per­spec­tive d’un renou­veau pos­si­ble. Ami­tié-événe­ment qui, comme dis­ait Mon­taigne à pro­pos de la sienne avec La Boëtie, n’a pas besoin du temps pour mûrir ni de pré­cau­tions pour se nouer. « Notre ami­tié, écrit Mon­taigne, n’avait rien à voir avec des ami­tiés molles et régulières, aux­quelles il faut tant de pré­cau­tions, de longues et préal­ables con­ver­sa­tions ». Ami­tié dépourvue de sus­pi­cion et ani­mée par la confiance soudaine­ment recon­nue. Ain­si, au Bazar slave, grâce aux parte­naires en présence sur­git la per­spec­tive d’un pro­gramme de renou­veau con­forté par l’amitié qui lui sert de moteur aus­si bien que de cadre. Les deux amis se sou­ti­en­nent, s’entretiennent, et ain­si cha­cun sert l’autre. Ami­tié des bâtis­seurs dont le présent du cœur et l’avenir d’une attente s’imbriquent. Ils sont syn­chrones, con­tem­po­rains et dialogiques. Il n’y a pas de pri­or­ité, il n’y a que de la simul­tanéité. Les deux amis éla­borent en com­mun leur vision et amor­cent son exer­ci­ce en s’appuyant sur l’assise com­plé­men­taire des affects et des idées. Le Théâtre d’art de Moscou – fruit d’une ami­tié. Il est issu de ce partage réciproque sans nulle arrière-pen­sée, de l’impulsion apportée par le car­ac­tère affir­matif de l’ami asso­cié au pro­jet. Ami­tié de bâtis­seurs.

Cette ami­tié-événe­ment se définit par le sur­gisse­ment explosif de l’élection réciproque car les deux amis en présence éprou­vent le sen­ti­ment que leurs iden­tités s’élargissent grâce à cette force qui ali­mente l’accord sur les attentes aus­si bien que sur les solu­tions envis­agées. L’amitié légitime pleine­ment l’action pro­gram­mée vu qu’elle rap­proche, sécurise et mobilise les parte­naires. Au Bazar slave durant leur ren­con­tre his­torique les deux pro­tag­o­nistes infir­ment la mise en garde d’Aristote : « si la volon­té de con­tracter une ami­tié est prompte, l’amitié ne l’est pas ». Ce jour et cette nuit-là elle le fut. Le con­texte partagé des idées et des désirs de renou­veau se trou­ve à l’origine de son émer­gence explo­sive.

Mais l’amitié ne reste que rarement immuable, elle se raf­fer­mit ou s’affaiblit sous l’impact de la coex­is­tence des parte­naires qui, for­cé­ment, ne restent pas insen­si­bles au pas­sage du temps. Pour preuve, l’érosion du lien fon­da­teur du Théâtre d’Art de Moscou dont Boul­gakov dans le RoMAN Théâ­TRAL atteste avec humour la dégra­da­tion. L’amitié entre Stanislavs­ki et Dantchenko a fini par se con­ver­tir en stratégie d’entreprise, en image de mar­que, en slo­gan pro­mo­tion­nel : sa vérité s’est évanouie. Boul­gakov, de l’intérieur, dénonce le sim­u­lacre et l’instrumentalisation de l’amitié d’origine. C’est pourquoi son roman appelle une lec­ture plus com­plexe où l’on intè­gre, out­re le con­stat dés­abusé actuel, le sou­venir de la confiance per­due et de l’unité orig­i­naire dont les deux amis jouis­saient en com­mun. Ruine d’une ami­tié aujourd’hui détéri­orée. Les pro­tag­o­nistes l’ont admis, ils ne se sont pas trompés mais ils ont con­tin­ué de la « jouer » pour des raisons de survie, voire même de mytholo­gie de leur entre­prise. Boul­gakov a dénon­cé ce camouflage.

Une autre ami­tié engen­drée sous les meilleures aus­pices fut celle, légère­ment dif­férente, entre Copeau et Jou­vet. Ami­tié dis­symétrique et non pas par­i­taire car, pour citer Torqua­to Tas­so, il y a des ami­tiés qui nais­sent d’une ado­ra­tion ini­tiale pour se méta­mor­phoser ensuite en affec­tion partagée. Elles exi­gent du temps afin de mûrir et se con­ver­tir en rela­tion partagée : Copeau — Jou­vet ! Lien qui évoque l’autre cou­ple, plus célèbre encore, Goethe — Eck­er­mann. Chaque fois la dif­férence d’âge et de statut se trou­ve sur­mon­tée, mais l’amitié per­dure si, pour de vrai, la par­ité s’instaure. Ce ne fut pas le cas de Copeau qui voulut préserv­er son statut pri­or­i­taire au point d’exaspérer Jou­vet : à force de rester dis­sem­blables, les amis se sépar­ent et l’amitié se brise. Sec­ouée par ce déséquili­bre, elle se frac­ture comme un navire en pleine mer. Les amis se dis­so­cient, leurs chemins diver­gent, ils ne gar­dent plus que le sou­venir de leur confiance de jadis. Rien ne sera plus comme avant et l’amitié, rapiécée, ne pro­cur­era pas la confiance indis­pens­able à toute action engagée à deux.

Une autre ami­tié de bâtis­seurs se trou­ve à l’origine de ce qui mar­qua la retour du Théâtre d’art : l’amitié de Gior­gio Strehler et Pao­lo Gras­si. Elle trou­ve ses assis­es, comme jadis à Moscou, grâce à leur pro­gramme com­mun car le Pic­co­lo entend pren­dre le relais et trou­ver des répons­es nou­velles aux ques­tions sim­i­laires. Strehler et Gras­si s’associent pour inven­ter un théâtre qui s’inscrit dans la lignée de Stanislavs­ki et Dantchenko aus­si bien que de Copeau et Jou­vet, égale­ment engagés, eux aus­si, dans la voie du « théâtre d’art ». Entre les amis de Milan la rela­tion reste sim­i­laire à celle de leurs pairs du Bazar slave. Ce n’est pas le même avec le même qui s’associent, car une dif­férence sub­tile les rend com­plé­men­taires et l’ami s’érige en « frère adop­tif » chargé d’une iden­tité non pas sem­blable, mais « appar­en­tée » à son parte­naire. Strehler assume la direc­tion artis­tique et Gras­si veille aux des­tins admin­is­trat­ifs de la nou­velle insti­tu­tion mise en place, mais tous les deux col­la­borent dans un même effort à l’accomplissement d’une utopie con­crète : un théâtre d’art dressé sur les ruines de la guerre. La per­spec­tive se for­mule à deux, les tâch­es sont dis­tinctes, l’amitié sur­monte les dif­férences. Le Pic­co­lo sera un théâtre d’art engagé ! Engage­ment qui n’entraîne nulle trans­ac­tion poli­tique sur le plan artis­tique : ils restent indis­so­cia­bles, comme Strehler et Gras­si. Fruit de leur ami­tié, ce théâtre leur ressem­blera ! 

Mais, ici aus­si, la longévité de l’amitié s’est avérée lim­itée. Pourquoi ? Sans doute parce que les rap­ports aus­si bien que la nature du pro­jet ont fini par se mod­ifier, s’éroder et se dégrad­er. Gras­si s’éloigne du Pic­co­lo, Strehler le quitte un laps de temps pour revenir ensuite comme seul maître à bord accom­pa­g­né par des col­lab­o­ra­teurs soumis. De même qu’entre Copeau et Jou­vet, les deux amis assu­ment au sein du théâtre leur rup­ture qui n’échoue pas pour autant en conflit pub­lic. Ils n’ont pas pro­longé ce qui était éteint, ils se sont méfiés du sim­u­lacre et ont adop­té le principe de vérité comme règle de con­duite pour l’instauration ou la sauve­g­arde de leur ami­tié aus­si bien que pour le con­stat de sa ruine.

Et com­ment pass­er sous silence l’amitié admi­ra­tive de Lud­wik Flaszen qui, une fois nom­mé directeur à opole, cette petite ville polon­aise, s’est tourné vers Jerzy Gro­tows­ki pour lui pro­pos­er d’assumer la respon­s­abil­ité du Théâtre des Treize rangs (1959), qui devien­dra la matrice du Théâtre Lab­o­ra­toire con­stru­it sur la base de cette ami­tié prélim­i­naire préservée tout au long de la péri­ode théâ­trale de Gro­tows­ki. La rela­tion duelle qui a uni Flaszen à Gro­tows­ki se trou­ve à l’origine d’une des plus rad­i­cales aven­tures du théâtre occi­den­tal dans la deux­ième moitié du xxe siè­cle.

oreste et Pylade (orestes y Pilades o Grupo de San Ildefonso), sculpture en marbre de Carrare, vers xe siècle A. C., Colección Real, Museo del Prado, Madrid. Photo D. R.
Oreste et Pylade (orestes y Pilades o Grupo de San Ilde­fon­so), sculp­ture en mar­bre de Car­rare, vers xe siè­cle A. C., Colec­ción Real, Museo del Pra­do, Madrid.
Pho­to D. R.

Plus récem­ment, en France, il est impor­tant de citer cette expéri­ence binaire qui a per­duré, celle de la com­pag­nie Vin­cent — Jour­d­heuil, véri­ta­ble agent mobil­isa­teur du paysage théâ­tral des années 70 pour se défaire ensuite et se recon­stituer avec un autre parte­naire Jour­d­heuil — Peyret. À l’écart de l’institution qu’elle a refusée, cette com­pag­nie « dou­ble » reste emblé­ma­tique pour les ver­tus dialogiques de l’amitié au tra­vail. On ne dirige pas tant une insti­tu­tion, mais on crée tout de même un out­il de pro­duc­tion.

  1. Marie-Chris­tine Autant-Math­ieu, CRÉER ENSEMBLE, POINTS DE VUE SUR LES ARTISTE (FIN DU XIXe-XXe SIÈCLE), Mont­pel­li­er, l’Entretemps, col­lec­tion Les voies de l’acteur, 2013. ↩︎
  2. Alter­na­tives théâ­trales, no 12, juil­let 1982, Scéno­gra­phie : images et lieux. Numéro épuisé, disponible en PDF. ↩︎

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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