Quand l’espoir s’appelle Esperanza 

Théâtre
Critique

Quand l’espoir s’appelle Esperanza 

Le 3 Juil 2017
Jean-Baptiste Tur, Florent Hill, Issam Kadichi et Karim Zennit. Photo D.R.
Jean-Baptiste Tur, Florent Hill, Issam Kadichi et Karim Zennit. Photo D.R.

Si les pièces con­sacrées aux exilés sont de plus en plus nom­breuses sur les scènes con­tem­po­raines français­es1, rares sont celles qui, à l’instar d’Esper­an­za2, mise en scène par Hov­natan Avédikian au Théâtre des Halles, sont nées avant ces trag­iques mou­ve­ments de migra­tion spec­tac­u­laires forte­ment médi­atisés. Edward Saïd l’avait déjà analysé, les expéri­ences de l’exil sont un puis­sant moteur de formes artis­tiques inno­vantes3. Pour autant, rares aus­si sont les auteurs en France qui, comme Genet jadis ou Choua­ki aujourd’hui, s’emparent de ces drames sans tomber dans la bien-pen­sance ni le pathos. 

Aziz Choua­ki a écrit cette pièce il y a une dizaine d’années. Les per­son­nages d’Esper­an­za – du nom du bateau sur lequel ils voguent- ne sont donc pas issus des guer­res et des con­flits de la Lybie, de la Syrie ou de l’Afrique sub­sa­hari­enne. Ce sont des har­ra­ga4, des « brûleurs » d’Afrique du Nord, sept hommes et une femme, de milieux soci­aux dif­férents, qui « brû­lent » la fron­tière à tra­vers la mer, pour ten­ter de rejoin­dre Lampe­dusa, guidés par le fol espoir d’une vie meilleure.

L’auteur des Oranges et de L’Étoile d’Alger n’a pas cher­ché à ren­con­tr­er d’exilés pour écrire sa pièce « pour une rai­son très claire et inci­sive, dit-il : je ne souhaite pas en faire un fond de com­merce5 ».

Poé­tiques, dynamiques et drôles, dotés d’une gouaille féroce et étant par­fois féro­ces eux-mêmes, sou­vent grossiers mais jamais vul­gaires, les voyageurs de l’Esperanza sont des exilés. C’est-à-dire, des per­son­nages quit­tant leur pays, volon­taire­ment ou sous la con­trainte, et non pas des « réfugiés ». Car, cet adjec­tif, comme le souligne Saïd dans Réflex­ions sur l’exil, a pris « une portée poli­tique, et évoque de vastes trou­peaux d’individus inno­cents et désori­en­tés, ayant besoin d’une aide inter­na­tionale urgente, alors qu’« exilé » implique, selon moi, une forme de soli­tude et de spir­i­tu­al­ité6 », qui sans doute s’éloignerait du pro­jet de l’auteur.

Pren­dre l’homme dans son human­ité toute entière, et le dépein­dre, avec ses grandeurs et ses bassess­es, tel était le pro­jet d’Aziz Choua­ki. C’est pourquoi, sans doute, les moti­va­tions des per­son­nages (par­fois louch­es) et leur passé impor­tent peu. Ce qui compte est leur présent, cette expéri­ence mar­itime com­mune, où ils s’accrochent aus­si bien à la vision d’un dauphin rebap­tisé « Flip­per » qu’à la bat­terie défectueuse d’un Nokia 3310 ago­nisant.

Le spec­ta­teur com­prend qu’ils n’ont plus que leur rêve d’une vie meilleure et leurs mots. C’est le temps présent de cette expéri­ence humaine vécue ensem­ble qui compte. Toute l’action se situe donc sur le bateau, au cours de cette tra­ver­sée dans laque­lle le spec­ta­teur se trou­ve lui aus­si embar­qué, sans jamais être pris en otage. Il ne s’agit pas, comme le pré­cise l’auteur, qui revendique la fic­tion et ne voudrait en rien faire un théâtre doc­u­men­taire, d’une pièce « sur, mais à côté des migrants ». Choua­ki les laisse vivre, s’exprimer, ne dit pas for­cé­ment ce que le spec­ta­teur aimerait enten­dre, mon­trant la vio­lence, la lâcheté par­fois, mais surtout l’humour de ses har­ra­ga. Ain­si les « punch line » sont-elles nom­breuses dans cette écri­t­ure trans­généra­tionnelle. Les dia­logues des per­son­nages emprun­tent par­fois au slam, sans jamais se dépar­tir d’une poésie puis­sante qui n’épargne per­son­ne et surtout pas eux-mêmes.

Ce texte incisif est égale­ment « per­cus­sif » comme le souligne son met­teur en scène, Hov­natan Avédikian. Aziz Choua­ki est égale­ment musi­cien, tra­vail­lant sans cesse entre l’oralité et le texte écrit, il com­pose comme tel, s’inspirant de la vie comme des plus grands auteurs, dans une langue unique, recon­naiss­able entre mille. Cette écri­t­ure vive qu’il est dif­fi­cile de lire en silence, un vrai texte « de théâtre » donc, attendait une mise en scène organique.

La pièce a été créée une pre­mière fois à la mai­son d’arrêt de Nice7 en 2016, par Hov­natan Avédikian, lui aus­si ini­tiale­ment musi­cien, avant d’être jouée dans des cen­tres Emmaüs et des espaces en plein air, près de cer­tains camps. Pour la reprise du spec­ta­cle au Théâtre Nation­al de Nice, en avril 2017, Hov­natan Avédikian a choisi de con­serv­er, en grande par­tie, sa scéno­gra­phie ini­tiale.

La mise en scène est épurée au pos­si­ble, avec pour tout décors et acces­soires, une bâche, quelques caiss­es de bière vides. Habil­lés de lumière et de musique, c’est surtout avec leurs corps que les acteurs, par­fois musi­ciens, d’Esper­an­za habitent ce texte. Le met­teur en scène les a fait tra­vailler de manière inten­sive avec un choré­graphe, Aurélien Desclozeaux, pour attein­dre, en finesse, l’énergie de ceux qui par­tent en n’emportant qu’eux-mêmes.

Pour autant, con­traire­ment aux apparences, l’espoir d’Esperanza ne se situe peut-être pas tant, ou du moins pas seule­ment, dans le rêve que les per­son­nages ont d’une vie meilleure que dans celui d’une ren­con­tre humaine, qui dépasserait les cadres et les représen­ta­tions sociales de l’exil. Au moins le temps d’un spec­ta­cle.

Trois semaines au Théâtre des Halles (Avi­gnon) devraient per­me­t­tre au spec­ta­teur cette con­fronta­tion.

Esperanza d’Aziz Chouaki, mise en scène d’Hovnatan Avédikian. Du 6 au 29 juillet, salle Chapiteau, à 17h. Durée 1h15.

  1. Voir par exem­ple, et avec des esthé­tiques très dif­férentes, les dernières pièces des frères Mohamad et Ahmad Malas, de Lina Proza, Yamen Mohamad ↩︎
  2. Aziz Choua­ki, Esper­an­za, Édi­tions Les Cygnes, Paris, 2014.
    ↩︎
  3. « L’exil, l’immigration et la tra­ver­sée des fron­tières sont des expéri­ences qui peu­vent donc nous fournir de nou­velles formes nar­ra­tives ou, pour repren­dre l’expression de John Berg­er, d’autres façons de racon­ter », Edward Said « Représen­ter le colonisé : les inter­locu­teurs de l’anthropologie » in Réflex­ions sur l’exil, Arles, Actes sud, 2008, p. 410. Pre­mière pub­li­ca­tion dans Cri­ti­qual Inquiry, 15, hiv­er 1989, Uni­ver­sité de Chica­go.
    ↩︎
  4. Le mot Har­ra­ga est un terme de l’arabe algérien ser­vant à désign­er « ceux qui brû­lent » la fron­tière. Il est fréquem­ment employé dans les médias et le lan­gage courant dans les pays du Maghreb. ↩︎
  5. Cita­tion extraite d’une encon­tre avec l’équipe artis­tique du spec­ta­cle, et notam­ment Aziz Choua­ki, au Théâtre nation­al de Nice, le 4/03/17. ↩︎
  6. Edward Said, « Réflex­ions sur l’exil » in Op.cit. p. 250 ↩︎
  7. Selon Hov­natan Avédikian « 30% des détenus de la Mai­son d’arrêt de Nice sont eux-mêmes des migrants » Voir En Sol Majeur, RFI, Yas­mine Choua­ki, 17/07/2017. http://www.rfi.fr/emission/20170617-hovnatan-avedikian ↩︎
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Hovnatan Avédikian
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Marjorie Bertin
Docteur en Études théâtrales, enseignante et chercheuse à la Sorbonne-Nouvelle, Marjorie Bertin est également journaliste à...Plus d'info
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