Paolo Grassi – Giorgio Strehler :

Théâtre
Portrait

Paolo Grassi – Giorgio Strehler :

l’amitié véhémente de deux « rêveurs pragmatiques»1

Le 24 Oct 2015
Giorgio Strehler et Paolo Grassi en 1955 lors de la présentation de saison au Piccolo Teatro de Milan. Photo Bernardi.
Giorgio Strehler et Paolo Grassi en 1955 lors de la présentation de saison au Piccolo Teatro de Milan. Photo Bernardi.

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Giorgio Strehler et Paolo Grassi en 1955 lors de la présentation de saison au Piccolo Teatro de Milan. Photo Bernardi.
Giorgio Strehler et Paolo Grassi en 1955 lors de la présentation de saison au Piccolo Teatro de Milan. Photo Bernardi.
Article publié pour le numéro
126 – 127

1

LES DEUX CRÉATEURS du Pic­co­lo Teatro de Milan, Pao­lo Gras­si et Gior­gio Strehler, avaient cou­tume de rap­pel­er que l’amitié fut à l’origine de leur geste fon­da­teur. Ils s’étaient ren­con­trés très jeunes, en 1938, dans la ville lom­barde où l’un était né (Gras­si), d’un père orig­i­naire du sud de l’Italie et où l’autre était arrivé enfant, venant de Tri­este, en com­pag­nie de sa mère vio­loniste après la mort de son père d’origine autrichi­enne. C’est Gras­si qui avait abor­dé Strehler de deux ans son cadet à un arrêt du tramway du Cor­so Buenos Aires. Il le con­nais­sait de vue, car il l’avait remar­qué dans les halls des théâtres ou par­mi les spec­ta­teurs du poulailler. D’emblée, ce fut une pas­sion com­mune pour le théâtre qui créa un lien indé­fectible entre l’impulsif et solaire homme du Sud et le mélan­col­ique et néan­moins fougueux « mit­teleu­ropéen ».

Dans les années qui suivirent leur ren­con­tre, ils dev­in­rent insé­para­bles au point qu’on les surnom­ma « les Dioscures de Milan » : Gras­si accep­ta d’être l’assistant du grand acteur Gualtiero Tumiati, respon­s­able du cours d’interprétation à l’Accademia dei Filo­dram­mati­ci où Strehler était élève. Ils mul­ti­plièrent les activ­ités dans le champ théâ­tral, furent tour à tour cri­tiques de théâtre, met­teurs en scène, chefs de troupe. Strehler s’associa en 1941 au groupe « Pal­cosceni­co » dirigé par Gras­si qui se pro­po­sait de réfléchir sur une nou­velle manière de faire du théâtre en renou­ve­lant le réper­toire. C’est ain­si que Gras­si mit en scène la pièce d’un jeune auteur, Beni­amino Iop­po­lo, dans laque­lle Strehler fit ses débuts d’interprète. C’est aus­si dans ce groupe de réflex­ion que Strehler com­mença à pren­dre con­science de son désir de devenir met­teur en scène dans un pays qui igno­rait cette fonc­tion et il pas­sa à l’acte en 1943, où il signa ses pre­mières mis­es en scène de pièces en un acte de Piran­del­lo. C’est alors que, cri­tique à l’égard du régime fas­ciste, il entra dans des groupes de résis­tance et fut interné dans le camp mil­i­taire de Mür­ren en Suisse où il se retrou­va avec des opposants poli­tiques et des artistes comme le cinéaste Dino Risi. Libéré, il ne revint pas tout de suite en Ital­ie, mais fon­da, sous le pseu­do­nyme de Georges Firmy (nom de sa grand-mère française), à Genève, la Com­pag­nie des masques, avec laque­lle il réal­isa des mis­es en scène de MEURTRE DANS LA CATHÉDRALE de Thomas Eliot, CALIGULA d’Albert Camus, UNSERE KLEINE STADT de Thorn­ton Wilder. Pen­dant ce temps, Pao­lo Gras­si con­tin­ua ses activ­ités de met­teur en scène mais surtout, dès son retour du ser­vice mil­i­taire, il créa, pour les édi­teurs Rosa et Bal­lo, une col­lec­tion de textes théâ­traux de Joyce, Kaiser, Wedekind, Strind­berg, Alfon­so Gat­to, hebbel, Tchekhov et Mas­si­mo Mila. En 1945, Strehler revint en Ital­ie et mit en scène un grand nom­bre de spec­ta­cles d’auteurs con­tem­po­rains au Teatro odeon de Milan, par­mi lesquels Dino Buz­za­ti, Armand Salacrou, Maxwell Ander­son, Albert Camus. En 1946, il créa au Teatro Excel­sior, LES PETITS BOURGEOIS de Maxime Gor­ki que Pao­lo Gras­si pro­duisit. Pao­lo Gras­si, qui s’était lancé dans la poli­tique et avait organ­isé la cam­pagne élec­torale du par­ti social­iste, ne ces­sait de réfléchir sur la con­cep­tion du théâtre comme ser­vice pub­lic. Il pub­lia, cette même année, dans un numéro du jour­nal « Avan­ti » con­sacré au pre­mier anniver­saire de la Libéra­tion, un arti­cle « Teatro, pub­bli­co servizio » dans lequel il dévelop­pait des idées qui annonçaient ce qui serait mis en pra­tique lors de la fon­da­tion du Pic­co­lo Teatro en 1947. Acte impens­able sans la présence de Strehler dont il avait admiré et soutenu le tra­vail scénique, qui affir­mait l’importance du rôle du met­teur en scène, peu vis­i­ble dans le théâtre ital­ien com­posé surtout de com­pag­nies itinérantes sous l’égide de la figure du grand acteur, comme l’avait mon­tré Piran­del­lo dans les GÉANTS DE LA MONTAGNE. L’auteur sicilien avait égale­ment, dans cette pièce qui don­nera plus tard lieu à l’une des grandes mis­es en scène de Strehler au Pic­co­lo Teatro, mon­tré implicite­ment la mise en dan­ger du théâtre par le régime fas­ciste.

Paolo Grassi et Giorgio Strehler lors d’un débat au Piccolo Teatro de Milan, en 1965. Photo Luigi Ciminaghi.
Pao­lo Gras­si et Gior­gio Strehler lors d’un débat au Pic­co­lo Teatro de Milan, en 1965.
Pho­to Lui­gi Cim­i­naghi.

Strehler, intéressé au départ par le théâtre d’expérimentation et de lab­o­ra­toire, n’oublia jamais de rap­pel­er que ce pro­jet de théâtre pub­lic apparte­nait davan­tage à Pao­lo Gras­si qu’à lui-même, bien qu’il en partageât presque tous les principes dans l’espoir tenace de recon­stru­ire ce que la guerre avait bal­ayé et la ferme volon­té de rêver à un futur meilleur. Mais pour réalis­er ce pro­jet il leur fal­lait un lieu sta­ble qui leur per­mît de rompre avec l’itinérance et la fragilité des com­pag­nies trib­u­taires de finance­ments privés. C’est Anto­nio Grep­pi, alors maire de Milan, qui leur pro­posa une petite salle dans un édifice chargé d’histoire, le Palais Car­mag­no­la, devenu le siège de la mil­ice fas­ciste avant la guerre. Cette petite salle avait été une salle de pro­jec­tion pour des films de série B, puis avait été dévastée par les sol­dats d’occupation. Après avoir vis­ité ces lieux avec Gras­si, Strehler deman­da un temps de réflex­ion et res­ta seul dans la petite salle. Au bout de qua­tre heures, il téléphona à son ami pour lui dire que, nonob­stant les dimen­sions réduites du plateau (sept mètres de largeur et qua­tre mètres de pro­fondeur), il était d’accord pour se lancer avec lui dans cette entre­prise. C’est sur ce plateau, où des travaux réal­isés en 1956 devaient élargir le cadre de scène de deux mètres, que Strehler créa, pen­dant quar­ante ans, beau­coup de ses spec­ta­cles en inven­tant une écri­t­ure scénique qui tran­scende les con­traintes.

  1. J’emprunte cette expres­sion à Luca Ron­coni, suc­cesseur de Strehler à la direc­tion artis­tique du Pic­co­lo Teatro de Milan, qui définit ain­si Pao­lo Gras­si et Gior­gio Strehler dans « Un Teatro d’Arte per Tut­ti, Il Pic­co­lo Teatro di Milano ieri e oggi » in Il Pic­co­lo Teatro di Milano, a cura di Livia Cavaglieri, Roma, Bul­zoni, 2002. ↩︎
  2. Bernard Dort, « Un Théâtre exem­plaire : le Pic­co­lo Teatro de Milan » in Théâtre Pub­lic, Paris, Le Seuil, 1967. ↩︎
  3. Les let­tres de Strehler et de Pao­lo Gras­si se trou­vent à l’Archivio du Pic­co­lo Teatro. Cer­taines ont été pub­liées : Gior­gio Strehler, Let­tere sul Teatro, a cura di Stel­la Casir­aghi, Milano, Achin­to, 2000. Pao­lo Gras­si, Let­tere, 1942 – 1980, a cura di Gui­do Ver­gani, Milano, Ski­ra 2004. Les cita­tions tirées de ces recueils sont traduites par nous-mêmes. ↩︎
  4. Il mon­ta, entre autres, LE CHANT DU FANTOCHE LUSITANIEN de Peter Weiss et SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS de Brecht. ↩︎
  5. Texte pub­lié dans Le Monde, du 27 jan­vi­er 1997, en hom­mage à Strehler décédé le 25 décem­bre 1997 : « Il était le maître que je m’étais choisi. Il était le théâtre tout entier, celui qui pen­sait que le théâtre avait une respon­s­abil­ité dans le monde et dans la société, celui qui m’a tout appris : l’espace théâ­tral, le tra­vail du sens, com­ment racon­ter une his­toire à tra­vers la poésie du théâtre, com­ment alli­er la légèreté et la grav­ité. » ↩︎

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Myriam Tanant
Agrégée de l’Université, Myriam Tanant est professeur émérite en études Théâtrales à l’Université de la...Plus d'info
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