J’ai 6 ans. Premier souvenir d’hilarité totale : les Marx Brothers dans Duke Soup (La Soupe au canard, 1933) passent à la télé. Je n’arrive pas à lire les sous-titres trop rapides pour mon jeune âge et je ris. Je ris aux larmes quand Chico joue du piano avec son index et son pouce, version pistolet, devant des enfants, quand Harpo, muet, imite un chanteur d’opéra interprétant le Trouvère, de Verdi. Il ne faut pas uniquement les écouter jouer ou chanter, il faut les regarder. Même sur un petit écran en noir et blanc. Et c’est drôle, politique, naïf et brillantissime. Les Marx Brothers sont des artistes de cabaret magnifiques.
Puis éclat de rire à 6 ans, qui fait s’arrêter Jean- Laurent Cochet et Nicky Nancel en pleine représentation de La Belle Hélène au théâtre des Bouffes Parisiens. Le roi Ménélas me transporte de joie ! Merci Offenbach. Et merci à vous, auteurs grecs, d’avoir été les précurseurs du cabaret, avec le coryphée en MC, le chœur comme ballet,des intermèdes joués et/ou chantés, du masque, pas de quatrième mur, un public qui se restaure pendant la représentation. Comme il y a deux mille cinq cents ans avec la tragédie grecque, la chanson de cabaret se savoure, se partage, il faut rire du regard de son interprète, du sérieux de sa moue, du ridicule de la situation, de la réaction de sa voisine. Du trop de mots… trop de tout !
Il y a depuis la première moitié du XIXe siècle un mouvement ambivalent à l’égard des artistes pluridisciplinaires qui se saisissent du récit du monde. D’ailleurs, on vient les « voir » avant d’écouter ce qu’ils·elles ont à raconter. Encore maintenant perdure un tiraillement entre tradition populaire et courants littéraires reconnus. De la censure (60 000 chansons interdites en France en 1889) à la condamnation de Boris Vian, cet art attise la convoitise, interroge, énerve les puissant·es, excite les foules. Née dans les rues, la chanson entre dans les cours royales, mais aussi dans les lieux de vie où l’on mange et l’on fume. On refait le monde en musique. Elle se répand, compte dans la société, attire les institutions, se fond dans la chanson de variété, fait la part belle à la production et à l’industrialisation.
Mais mon propos, n’est pas de détailler l’histoire de la chanson en France depuis ses origines, ni celle de l’évolution des lieux : cafés chantants, goguettes, mastroquets, cafés-concerts, cabarets, music-halls, salles de concerts et autres caves underground, car c’est un autre sujet. Je vous parle ici de la chanson à voir et à toucher, de celle qui ne peut se contenter d’un seul sens pour exister pleinement.