Éthique de la sollicitude #2

Compte rendu
Théâtre
Critique

Éthique de la sollicitude #2

Le 21 Août 2017
"Is there life on mars ?" d'Heloïse Meire. Photo Alice Piemme / AML
"Is there life on mars ?" d'Heloïse Meire. Photo Alice Piemme / AML

De quelle réal­ité doit-on ren­dre compte sur scène et com­ment ?

Deux pièces du Fes­ti­val d’Avignon « Off » s’emparent d’un sujet déli­cat – la mal­adie men­tale, respec­tive­ment l’autisme et l’Alzheimer – pour explor­er les poten­tial­ités d’un théâtre du réel à mille lieues d’un réal­isme arti­fi­ciel et trompeur.

Le sujet y est abor­dé de deux façons orig­i­nales et en apparence opposées. Il s’agit moins de traiter de la mal­adie en elle-même – aucun traité sci­en­tifique sur la ques­tion, ni expli­ca­tion ni didac­tisme super­flu – mais plutôt de « zoomer » sur un frag­ment du monde qui, d’habitude, est tenu éloigné de nous. La nar­ra­tion ne passe pas par le réc­it d’exploits démesurés mais par une suite de séquences de vies si peu « ordi­naires » dont nous croi­sons sans doute les héros dans notre quo­ti­di­en sans savoir l’ampleur des dif­fi­cultés qu’ils tra­versent.

D’un côté, dans Is there life on mars ?, des autistes ou leurs par­ents, frères ou sœurs, témoignent de leurs par­cours, semés d’embuches et de malen­ten­dus, de leurs «  voy­ages » dans cet autre pays où ils ne voulaient pas se ren­dre et qu’ils pen­saient ne jamais devoir vis­iter.

De l’autre, dans Est-ce que vous pou­vez laiss­er la porte ouverte en sor­tant, un cou­ple d’un cer­tain âge est con­fron­té aux pre­miers signes de la mal­adie d’Alzheimer. La femme a des « absences » par­fois pro­longées. Son mari lui restera proche jusqu’à la fin, même quand elle ne le recon­naitra plus, quand elle le pren­dra pour un ancien amant, quand toute leur his­toire sem­ble revenir au point de départ, comme si rien ne s’était passé durant ces longues années de vie com­mune. L’écriture d’Antoine Lemaire ne tombe jamais dans le pathos ; il nous mon­tre sans com­plai­sance et avec une cer­taine dose d’humour la trans­for­ma­tion – et non la frac­tion – d’un lien qui unit pro­fondé­ment deux êtres.

C’est l’amour à l’épreuve qui est mon­tré dans ces deux pièces, une belle part d’humanité, un chem­ine­ment sans fin qui n’a d’autre but que lui-même, puisque l’aboutissement est irréversible et les étapes sans grat­i­fi­ca­tion d’aucune sorte pour les pro­tag­o­nistes ; sim­ple­ment, sans doute, le sen­ti­ment de faire « ce qu’il faut ».

Toute­fois, la véri­ta­ble parole de l’artiste se fau­file dans l’interstice entre la réal­ité et la fic­tion. Imiter pure­ment et sim­ple­ment une tranche de vie, aus­si extra­or­di­naire soit-elle, serait sans grand intérêt. Com­ment se réap­pro­prier la fameuse dis­tan­ci­a­tion brechti­enne pour éviter le voyeurisme et l’émotionnel pur, sou­vent privé de sens cri­tique ?

Héloise Meire choisit de munir ses acteur.rices de casques dans lesquels les témoignages qu’elle a récoltés pen­dant deux ans sont retrans­mis. Ils sont répétés sur le plateau au micro, mot pour mot, ton sur ton. Ces pro­pos recom­posés nous plon­gent dans cet univers mécon­nu, pour mieux nous en éloign­er ensuite par une minu­tieuse scéno­gra­phie (de Cécile Hupin), très inven­tive, onirique, lumineuse (une grande armoire blanche partagée en car­rés qui ser­vent aus­si d’écrans de pro­jec­tion), qui les relie les uns aux autres.

Cette part de réal­ité artic­ulée nous parvient de façon dis­tincte et pré­cise, pour être aus­sitôt défor­mée dans l’espace. Ce que le spec­ta­cle gagne d’un côté en réal­isme est immé­di­ate­ment con­tre­bal­ancé en étrangeté (inquié­tante ou non) par les inter­mèdes visuels.

"Est-ce que vous pouvez laisser la porte ouverte en sortant" d’Antoine Lemaire et Sophie Rousseau. Photo D.R.
“Est-ce que vous pou­vez laiss­er la porte ouverte en sor­tant” d’Antoine Lemaire et Sophie Rousseau. Pho­to D.R.

Sophie Rousseau, dans Est-ce que vous pou­vez laiss­er la porte ouverte en sor­tant fait jouer Murielle Colvez et Antoine Lemaire (excel­lents tous les deux) au plus près du texte. Ils incar­nent avec beau­coup de justesse ce cou­ple, aux pris­es avec cette mal­adie dégénéres­cente dont la cru­elle pro­gres­sion est dévoilée en une ving­taine d’étapes (ou « tableaux »). L’art reprend le dessus et nous « dis­tan­cie » avec beau­coup d’à pro­pos quand les acteurs annon­cent brusque­ment les change­ments de scène, exposent les didas­calies ou dans les scènes muettes, par exem­ple lors de la longue douche-cathar­sis de la femme (l’eau sym­bol­ique­ment purifi­ca­trice revien­dra deux fois mouiller la femme et le plateau).

Le théâtre nous pro­pose ici une réor­gan­i­sa­tion formelle d’une par­celle du monde et nous rend témoins d’une expéri­ence de vie autre. Loin du voyeurisme, nous sommes hap­pés par le plateau qui nous remet sans cesse le réel devant les yeux, en le démul­ti­pli­ant, le trans­for­mant, le recréant, bref, en le re-présen­tant.

Est-ce que vous pouvez laisser la porte ouverte en sortant, texte d’Antoine Lemaire, mise en scène de Sophie Rousseau, avec Murielle Colvez et Antoine Lemaire, Cie La Môme -Villeneuve d’Ascq, vu à la 
Manufacture (Avignon 2017).

Lire aussi le billet de Yannic Mancel « Génération Extime », à propos de Nous voir nous Cinq visages pour Camille Brunelle, de Guillaume Corbeil, mise en scène Antoine Lemaire.
Is there life on Mars? d’Héloise Meire, scénographie de Cécile Hupin, avec Muriel Clairembourg, Jean-Michel d’Hoop, Léonore Frenois, François Regout. Création au Théâtre National (Bruxelles) en janvier 2017. Vu au Théâtre des Doms, Avignon 2017. Dates de tournée.

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Sophie Rousseau
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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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