Le cul entre deux chaises (quelques années plus tard)

Entretien
Théâtre

Le cul entre deux chaises (quelques années plus tard)

Table ronde animée par Antoine Laubin

Le 10 Oct 2015
Jonathan hecquel, Marie Félix, Baptiste Amann, Judith Morisseau, David Botbol, Anne-Sophie Sterck dans LES ENFANTS DE LA TERREUR, texte et mise en scène Judith Depaule, Théâtre National de Bretagne, Festival Mettre en scène, Rennes, 2014. Photo Camille Richard.
Jonathan hecquel, Marie Félix, Baptiste Amann, Judith Morisseau, David Botbol, Anne-Sophie Sterck dans LES ENFANTS DE LA TERREUR, texte et mise en scène Judith Depaule, Théâtre National de Bretagne, Festival Mettre en scène, Rennes, 2014. Photo Camille Richard.

A

rticle réservé aux abonné.es
Jonathan hecquel, Marie Félix, Baptiste Amann, Judith Morisseau, David Botbol, Anne-Sophie Sterck dans LES ENFANTS DE LA TERREUR, texte et mise en scène Judith Depaule, Théâtre National de Bretagne, Festival Mettre en scène, Rennes, 2014. Photo Camille Richard.
Jonathan hecquel, Marie Félix, Baptiste Amann, Judith Morisseau, David Botbol, Anne-Sophie Sterck dans LES ENFANTS DE LA TERREUR, texte et mise en scène Judith Depaule, Théâtre National de Bretagne, Festival Mettre en scène, Rennes, 2014. Photo Camille Richard.
Article publié pour le numéro
126 – 127

Le 11 juil­let 2015 au Théâtre des Doms1, à Avi­gnon, Alter­na­tives théâ­trales rassem­blait autour de la table Michael Delaunoy, met­teur en scène, directeur du Rideau de Brux­elles, prési­dent de la CONPEAS2, Françoise Bloch, met­teure en scène au sein de la com­pag­nie zoo Théâtre et admin­is­tra­trice de la CCTA3, dont elle est à l’initiative de la fon­da­tion il y a un an, Bernard Debroux, fon­da­teur d’Alternatives théâ­trales qu’il dirige depuis 1979, Stanis­las Nordey, acteur, met­teur en scène et actuel directeur du Théâtre Nation­al de Stras­bourg, Judith Depaule, met­teure en scène, déléguée Syn­deac4 et direc­trice artis­tique de Confluences à Paris, Stéphane Arcas, auteur, met­teur en scène, vice-prési­dent du Comité Belge de la SACD, mem­bre de Con­seildead5 et David Lescot, auteur, met­teur en scène6.

ANTOINE LAUBIN : Dans le cadre de la pré­pa­ra­tion de ce dossier con­sacré aux rap­ports entre théâtre et argent, nous avons fouil­lé nos archives et avons retrou­vé un long texte datant de 1982, pub­lié dans le numéro 13 de la revue, inti­t­ulé « Le Théâtre et l’état ou le cul entre deux chais­es ». Ce texte7 rendait compte d’une dis­cus­sion à bâtons rom­pus entre plusieurs met­teurs en scène ani­mant des com­pag­nies de l’époque à Brux­elles et en Wal­lonie et des respon­s­ables poli­tiques et admin­is­trat­ifs de pre­mier plan. Leur dis­cus­sion était struc­turée en cinq points dis­tincts : le cadre insti­tu­tion­nel, le finance­ment, les lieux, les publics, la « querelle des anciens et des mod­ernes ». Pour cha­cun de ces points, il s’était agi de con­fron­ter les inten­tions poli­tiques à la réal­ité artis­tique, de met­tre en per­spec­tives les choix posés par les pou­voirs publics durant les années qui avaient précédé et les aspi­ra­tions des uns et des autres pour les années à venir. Notre inten­tion aujourd’hui était de repro­duire une com­po­si­tion de table sim­i­laire en l’élargissant aux deux côtés de la fron­tière fran­co-belge et de repro­duire égale­ment le canevas de la dis­cus­sion afin de mesur­er ce qui, en trente-trois ans, avait évolué, et dans quel sens. Avant d’ouvrir les dis­cus­sions, le pre­mier con­stat que nous pou­vons faire est le suiv­ant : aujourd’hui, mal­gré nos invi­ta­tions répétées aux cab­i­nets des Min­istres Fleur Pel­lerin et Joëlle Mil­quet, nous ne sommes pas par­venus à accueil­lir par­mi nous des respon­s­ables poli­tiques et de l’administration. Pour cer­tains cas, des incom­pat­i­bil­ités d’agendas ont ren­du leur présence com­pliquée mais nous devons con­stater néan­moins que ce qui avait pu avoir lieu en 1982 n’a pas été pos­si­ble en 2015. Mes pre­mières ques­tions sont donc pour Bernard Debroux, qui ani­mait la table ronde en 1982. D’abord, était-ce facile à l’époque de con­vi­er des respon­s­ables de cab­i­net en charge de la poli­tique cul­turelle et de dis­cuter avec eux ? Ensuite, sur ces sujets et de manière glob­ale, com­ment défini­rais-tu ce qui nous sépare de la sit­u­a­tion de 1982 ? 

Bernard Debroux : oui, pour cette table-ronde de 1982, cela avait été facile de réu­nir tout le monde. La sit­u­a­tion entre 1982 et aujourd’hui a changé sur bien des points et pas du tout sur d’autres. Même si le débat ne rassem­blait alors que des Belges fran­coph­o­nes, on sen­tait bien à l’époque que l’arrivée de Jack Lang au Min­istère de la cul­ture en France un an plus tôt était dans tous les esprits, citée en mod­èle de nom­breuses fois par les par­tic­i­pants. Le paysage insti­tu­tion­nel de l’époque était très peu struc­turé en Bel­gique fran­coph­o­ne : pas de Cen­tres Dra­ma­tiques ; un Théâtre Nation­al con­sid­éré par tous comme une insti­tu­tion vieil­lis­sante où plus rien ne se pas­sait sur le plan de la recherche et des nou­velles écri­t­ures ; les jeunes com­pag­nies n’avaient donc pas d’interlocuteurs. Entre-temps, les directeurs de ces jeunes com­pag­nies ont été con­fortés, sont devenus directeurs de lieux, par­fois créés spé­ciale­ment pour accueil­lir leurs pra­tiques, et, plus tard, les Cen­tres Dra­ma­tiques ont été créés en province. Il y avait moins de com­pag­nies, moins de pro­jets et pro­por­tion­nelle­ment à aujourd’hui, les moyens financiers étaient plus impor­tants. Le mou­ve­ment cri­tique envers l’institution exis­tait mais était sans doute plus facile à résoudre qu’aujourd’hui. Les com­pag­nies indépen­dantes, peu dotées, sont dans l’obligation de tra­vailler avec les struc­tures exis­tantes. Les com­pag­nies de 1982 ne voulaient pas des struc­tures exis­tantes, elles récla­maient les leurs et leurs pro­pres moyens, et les ont obtenus. Par ailleurs, des théâtres ont aus­si beau­coup évolué dans leurs rap­ports à la créa­tion, aux auteurs et aux met­teurs en scène, le Théâtre Nation­al par­ti­c­ulière­ment.

Antoine Laubin : Je voudrais me tourn­er vers les met­teurs en scène présents et leur pos­er à tous la même ques­tion, vaste : com­ment définiriez-vous le cadre insti­tu­tion­nel dans lequel vous tra­vaillez actuelle­ment et vers quoi souhai­teriez-vous qu’il évolue ? 

Stanis­las Nordey : Le cadre insti­tu­tion­nel en France est, à mon sens, totale­ment figé, cal­cifié, et mis en dan­ger par une difficulté à se réin­ven­ter. Les procé­dures y sont extrême­ment lour­des. Par exem­ple, alors même que les sub­ven­tions dimin­u­ent chaque année, les équipes per­ma­nentes doivent, elles, con­tin­uer d’être aug­men­tées. L’effet de ciseau ain­si créé, par la struc­ture elle-même, est tou­jours préju­di­cia­ble à l’artistique. Et puisque cette ligne poli­tique sem­ble durable, cela pose la ques­tion, pour les années à venir, du rétré­cisse­ment pro­gram­mé et pro­gres­sif des marges artis­tiques8. La ques­tion intéres­sante, c’est l’absence des artistes dans l’invention de ces struc­tures insti­tu­tion­nelles. Cette ques­tion, je l’ai soulevée à plusieurs repris­es, à Nan­terre-Amandiers d’abord ou ensuite au Théâtre Gérard Philipe. Dans les deux cas, j’avais créé dans ces théâtres une per­ma­nence artis­tique. Quand on est venu à Nan­terre, nous étions qua­torze ou quinze artistes per­ma­nents. Mais on s’est quand même fait bouf­fer. Parce que quinze artistes face à qua­tre-vingt-cinq admin­is­trat­ifs et tech­ni­ciens, ce n’est pas équili­bré : il y a un moment où la vie de la struc­ture sans nous est telle­ment forte qu’on ne peut pas la mod­ifier, même si on vient à quinze. Il ne s’agit pas de met­tre ici en cause la néces­sité d’équipes tech­niques et admin­is­tra­tives mais juste de par­ler d’équilibre entre artistes et non-artistes. Quand je suis arrivé à Stras­bourg, comme à Saint-Denis d’ailleurs, j’ai pen­sé que la ques­tion de la per­ma­nence artis­tique n’était pas juste, donc j’ai inven­té un autre mod­èle, celui de l’artiste asso­cié, pour que l’artiste soit quand même présent et qu’il vienne réfléchir à l’intérieur de la struc­ture9.

Judith Depaule : Nous arrivons dans un moment où le rap­port de force est très fort, comme si les insti­tu­tions ne souhaitaient plus s’ouvrir aux artistes extérieurs. Il y a dif­férents niveaux dans l’institution bien sûr. Il y a les insti­tu­tions publiques, où l’on retrou­ve cette lour­deur dont par­le Stanis­las, qui va en s’accroissant et qui fait qu’il est très diffi­cile d’avoir accès aux maisons, d’évoluer à l’intérieur du paysage insti­tu­tion­nel si l’on n’est pas à la tête d’une de ces insti­tu­tions ou bien artiste asso­cié à l’une d’elles. Nous sommes tous en train, au nom de la survie, d’inventer des pro­jets qui ren­tr­eraient dans des cas­es et qui plairaient plus facile­ment à l’institution. La ques­tion qui se pose alors, c’est celle de l’autocensure, et son corol­laire, celle de l’indépendance de l’artiste, extrême­ment prob­lé­ma­tique aujourd’hui. Pour con­tin­uer, il y a une caté­gorie de lieux trop peu dévelop­pée en France : les lieux dits « inter­mé­di­aires », des lieux sans label, par­fois un peu sub­ven­tion­nés. Ce sont des lieux où il est encore pos­si­ble de réelle­ment tra­vailler, où l’on crée, où ça s’invente. Ce sont des lieux beau­coup moins figés, par les con­ven­tions col­lec­tives, par exem­ple, qui sont encore ouverts et où beau­coup de choses restent pos­si­bles. Ces lieux-là sont, aujourd’hui en France, extrême­ment men­acés, et nous devons nous deman­der ce qui va se pass­er quand ils vont dis­paraître. ça ne con­cerne pas que les jeunes com­pag­nies, mais toutes les com­pag­nies déjà indépen­dantes. Il est impératif d’associer des artistes dans tout type de lieu, quel que soit leur statut ou leur niveau de finance­ment. Il faut aus­si se réin­ter­roger sur une plus grande ouver­ture des out­ils. Avec les mesures liées aux trente-cinq heures, à la « sur-sécu­rité », à la néces­sité d’un accom­pa­g­ne­ment tech­nique per­ma­nent, il y a énor­mé­ment de lieux qui fonc­tion­nent bien en-dessous de leur capac­ité. Il devient urgent d’inventer des dis­posi­tifs pour que ces lieux rede­vi­en­nent ouverts, au moins aux artistes. Pas unique­ment pour pro­duire, nous avons tous besoin de moments de lab­o­ra­toire.

David Lescot : Je remar­que que la ques­tion qui a émergé ici est celle du lieu. Le théâtre, par défi­ni­tion, c’est un lieu. Le para­doxe alors c’est que, même si le mail­lage du ter­ri­toire est extrême­ment ser­ré en France, et qu’il y a des théâtres presque partout, il n’y a pas de place. Il y a longtemps, je me for­mu­lais notre sys­tème comme un sys­tème féo­dal, avec des seigneurs instal­lés, des vas­saux qui se bat­tent pour tel ou tel seigneur, et des lan­squenets ou des mer­ce­naires qui, eux, cherchent sim­ple­ment à sur­vivre comme ils peu­vent. Ce qui nous pose prob­lème c’est que notre époque ne nous per­met pas de rêver à créer des lieux de toute pièce. Mais alors l’horizon pour­rait être d’investir des lieux qui ne sont pas des théâtres – des frich­es, des bâti­ments aban­don­nés… Et je crois que notre indépen­dance de recherche et de créa­tion pour­rait aus­si venir de là. Est-ce qu’il est pos­si­ble, aujourd’hui, que des artistes investis­sent des lieux pour y créer et y réin­ven­ter leur théâtre ? La régle­men­ta­tion, encore une fois, pose prob­lème. Mais je crois que ce serait un avenir pos­si­ble, au moins pour les com­pag­nies : inve­stir et partager des lieux, les mutu­alis­er. Peut-être alors que ce ne seraient pas des lieux de dif­fu­sion, peut-être qu’il faudrait cor­réler les théâtres déjà exis­tant, avec d’autres lieux, qui soient juste­ment des lieux de fab­ri­ca­tion et de recherche. Je pense en tout cas qu’il est impor­tant que les deux coex­is­tent, et pour ma part je reste attaché à l’institution publique du théâtre. Car l’institution publique du théâtre, pour résumer peut-être bru­tale­ment, sert surtout à ce que les places ne soient pas trop chères. Une cor­réla­tion entre les insti­tu­tions et des lieux sauvages pour­rait être une bonne chose.

Jonathan hecquel, Marie Félix, Baptiste Amann, Judith Morisseau, David Botbol, Anne-Sophie Sterck dans LES ENFANTS DE LA TERREUR, texte et mise en scène Judith Depaule, Théâtre National de Bretagne, Festival Mettre en scène, Rennes, 2014. Photo Camille Richard.
Jonathan hec­quel, Marie Félix, Bap­tiste Amann, Judith Moris­seau, David Bot­bol, Anne-Sophie Ster­ck dans LES ENFANTS DE LA TERREUR, texte et mise en scène Judith Depaule, Théâtre Nation­al de Bre­tagne, Fes­ti­val Met­tre en scène, Rennes, 2014.
Pho­to Camille Richard.
  1. Le Théâtre des Doms est la « vit­rine Sud » de la Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles, instal­lé à Avi­gnon depuis 2003. ↩︎
  2. En Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles, « Con­cer­ta­tion Per­ma­nente des Employeurs des Arts de la Scène ». ↩︎
  3. « Cham­bre des Com­pag­nies Théâ­trales pour Adultes », asso­ci­a­tion représen­tant 67 com­pag­nies pro­fes­sion­nelles implan­tées en Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles. ↩︎
  4. En France, « Syn­di­cat des Entre­pris­es Artis­tiques et Cul­turelles ». ↩︎
  5. En 2012 et 2013, Con­seildead a été un groupe de tra­vail act­if con­tre les mesures d’austérité envis­agées alors par le Min­istère de la cul­ture de la Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles. ↩︎
  6. Les mem­bres suiv­ants du comité de rédac­tion d’Alternatives théâ­trales étaient égale­ment présents : Sylvie Mar­tin-Lah­mani, chargée de cours à l’Université de Paris III Sor­bonne-Nou­velle et future co direc­trice de pub­li­ca­tion, Benoît hen­naut, chercheur, depuis peu mem­bre de l’équipe de Rodri­go Gar­cia au CDN de Mont­pel­li­er, Sel­ma Alaoui, met­teure en scène et Lau­rence Van Goethem, direc­trice admin­is­tra­tive d’Alternatives théâ­trales. ↩︎
  7. Disponible en accès libre sur le site d’Alternatives théâ­trales à l’adresse http://www.alternativestheatrales.be/imagesdb/pdf/leculentredeuxchaises.pdf ↩︎
  8. Pour un développe­ment plus appro­fon­di de cet argu­men­taire, nous vous ren­voyons à l’entretien réal­isé par Bernard Debroux et Nan­cy Del­halle avec Stanis­las Nordey et Jean-Louis Col­inet, p. 49. ↩︎
  9. Sur ce point égale­ment, cf. entre­tien Debroux- Del­halle-Nordey-Col­inet, op. cit. ↩︎
  10. En Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles, « Asso­ci­a­tion de tech­ni­ciens pro­fes­sion­nels du spec­ta­cle ». ↩︎

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Entretien
Théâtre
Michael Delaunoy
Stanislas Nordey
Bernard Debroux
Françoise Bloch
Stéphane Arcas
Judith Depaule
David Lescot
2
Partager
Antoine Laubin
Antoine Laubin
Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements