“Entre art contestataire et art sclérosé, le théâtre est multiple” (Jean Bellorini)

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Théâtre
Réflexion

“Entre art contestataire et art sclérosé, le théâtre est multiple” (Jean Bellorini)

Le 5 Sep 2017
Simon Winsé, Étienne Minoungou et Pierre Vaiana dans "Si nous voulons vivre", d'après Sony Labou Tansi, mise en scène Patrick Janvier. Photo Gregory Navarra.
Simon Winsé, Étienne Minoungou et Pierre Vaiana dans "Si nous voulons vivre", d'après Sony Labou Tansi, mise en scène Patrick Janvier. Photo Gregory Navarra.
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La Troupe éphémère, qui est com­posée de jeunes ama­teurs de 15 à 20 ans vivant à Saint-Denis et issus de cul­tures et orig­ines divers­es, pro­pose la tra­ver­sée d’une œuvre lit­téraire, poé­tique ou théâ­trale, et la con­cep­tion d’un spec­ta­cle de théâtre, dans la grande salle du TGP. C’est un temps fort de la pro­gram­ma­tion du théâtre, car son proces­sus de fab­ri­ca­tion, sa qual­ité et sa prox­im­ité avec le ter­ri­toire en facili­tent grande­ment l’appropriation.

Ses Majestés, pro­jet choré­graphique au long cours dirigé par Thier­ry Thieû Niang, rassem­ble cinquante par­tic­i­pants de tous âges, issus d’un même quarti­er, celui du Franc-Moisin à Saint-Denis. De la même façon que la Troupe éphémère, le pro­jet allie un geste artis­tique assumé et une exi­gence forte à l’encontre des ama­teurs qui y par­ticipent. Le temps joue pour l’ensemble, deux ans et demi de présence régulière per­me­t­tent d’établir des liens de con­fi­ance et de prox­im­ité avec les par­tic­i­pants, leurs familles, les habi­tants du quarti­er, etc.

Finale­ment, ces qua­tre pro­jets1 artis­tique­ment dif­férents, et l’on pour­rait en citer d’autres encore, sont vus par les obser­va­teurs comme des pro­jets qui répon­dent d’abord à la ques­tion de la diver­sité. Pour TROIS, c’est vrai, pour les trois autres, non.

En revanche, on cherche à faire évoluer le regard des uns sur les autres. Le regard de tous sur la pos­si­bil­ité de partager une his­toire, ou l’Histoire.

Ce n’est pas parce que l’on pro­pose un spec­ta­cle avec des artistes issus de la diver­sité que l’on veut en par­ler à tout prix. Que l’on en fait le sujet. Il faut com­bat­tre cela fer­me­ment, à moins d’entretenir une lec­ture de la société dans une vision racisée.
Pour en venir à la ques­tion spé­ci­fique de l’emploi des acteurs issus de la diver­sité, quand je con­fie à Jean-Christophe Fol­ly le rôle de Dim­itri dans Kara­ma­zov, je ne pose aucun acte par­ti­c­uli­er, si ce n’est celui de dis­tribuer un rôle à un acteur que j’estime infin­i­ment.
Reste à admet­tre que cet acte est trop rare. L’accès de ces artistes aux scènes est effec­tive­ment réduit, comme leur accès à toute la sphère publique l’est. Nous sommes donc face à un prob­lème de société bien plus large. Dont nous con­nais­sons les orig­ines his­toriques (liées à la coloni­sa­tion et à l’immigration organ­isée par l’Etat français dans les années 1960).

His­torique­ment aus­si, le théâtre demeure, mal­gré les efforts entre­pris depuis la fin de la sec­onde guerre mon­di­ale, un « diver­tisse­ment » pour la bour­geoisie. Cul­turelle­ment, comme l’opéra, il est le mar­queur d’une société dom­i­nante aisée.

Le théâtre implique la maîtrise du lan­gage. C’est une arme poé­tique, mais c’est une arme tout de même. Pourquoi les dis­ci­plines artis­tiques telles que la danse et la musique sem­blent mieux représen­ter la diver­sité cul­turelle que le théâtre ? Serait-il plus dan­gereux de le mieux partager ? Hypothèse. Il est cer­tain que l’accès au texte, qui néces­site des com­pé­tences mul­ti­ples, entre­tient les dis­tances sociales et le rap­port de pou­voir entre dom­i­nants (ceux qui maîtrisent la langue, et en jouent, avec le théâtre notam­ment) et dom­inés (ceux qui la subis­sent). La danse et la musique sont des vecteurs beau­coup plus directs qui facili­tent une appro­pri­a­tion plus spon­tanée.

Entre art con­tes­tataire et art sclérosé, le théâtre est donc mul­ti­ple. Il offre théorique­ment un champ d’expression pour tous les artistes.
Alors pourquoi y‑a-t-il si peu d’artistes issus de la diver­sité sur les plateaux de théâtre ?

Parce que le théâtre est un art moins « direct » que la danse et la musique, plus com­plexe, néces­si­tant plus de références cul­turelles, une maîtrise de la langue plus forte, il me sem­ble que l’une des caus­es pro­fondes de non appro­pri­a­tion par les caté­gories sociales les plus mod­estes (dans lesquelles se superposent/se fondent les pop­u­la­tions issues de l’immigration) est celle de son absence presque totale des lieux publics de trans­mis­sion des savoirs ou des pra­tiques, c’est-à-dire l’école au sens large, les con­ser­va­toires et les médias.

La sor­tie au théâtre est une affaire privée. Sauf à avoir l’opportunité de crois­er dans sa sco­lar­ité un pro­fesseur qui vous y emmène. La pra­tique du théâtre en ama­teur est l’affaire d’associations privées, lais­sée à l’initiative de cha­cun. Il n’est pas dif­fi­cile de pass­er à côté.

Si l’on veut voir émerg­er de jeunes tal­ents issus de toutes les com­posantes cul­turelles de notre société, il faut ren­dre le théâtre acces­si­ble à tous, dans un cadre struc­turé, et avec des artistes à la manœu­vre. Les par­cours d’éducation artis­tique et cul­turelle sont un bon appui, mais pour chang­er le sys­tème en pro­fondeur, il faut plus. Du théâtre à l’école, de la pra­tique, la décou­verte des grandes œuvres, de l’histoire, des sor­ties. Et donc, des moyens.
Si l’éducation artis­tique et cul­turelle n’est pas ren­for­cée, légitimée, ren­due oblig­a­toire à l’école, com­ment le recrute­ment à l’échelle des écoles nationales de théâtre pour­rait-il se faire sur une vaste échelle ?

On ne va jamais au théâtre la pre­mière fois seul. Quelqu’un (un par­ent, un pro­fesseur, un ami) vous y emmène.

Il y a donc trois niveaux à ren­forcer et organ­is­er pour que les mail­lons for­ment une chaîne solide :

  • édu­ca­tion artis­tique et cul­turelle oblig­a­toire à l’école
  • mise en place de cours « pré­para­toires » aux écoles nationales de théâtre dans les quartiers les plus défa­vorisés en lien avec les lycées, les con­ser­va­toires et les équipements cul­turels de prox­im­ité.
  • poli­tique proac­tive de recrute­ment des écoles nationales de théâtre.

De cette manière, des acteurs issus de la diver­sité cul­turelle seront for­més. Par­mi d’autres. Et ils inven­teront ensem­ble leurs pre­miers pas.

Ils créeront des col­lec­tifs, des com­pag­nies, des troupes.

Aux théâtres ensuite de pren­dre le relais.
Com­ment ? En étant atten­tifs à accom­pa­g­n­er l’émergence des jeunes artistes. En favorisant les artistes les plus sin­guliers, les plus éton­nants, les plus tal­entueux, sans con­sid­ér­er leurs orig­ines.

Jean Bel­lori­ni, 11 juil­let 2017

L'intégralité de cet entretien est disponible en accès libre sur notre site.

    1. Les deux premiers projets exposés figurent dans la version intégrale du texte (cf. notre site).
      ↩︎
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