Les temporalités ne sont pas figées

Entretien
Théâtre

Les temporalités ne sont pas figées

Entretien avec Serge Rangoni

Le 11 Sep 2017
Serge Rangoni. Photo D.R.
Serge Rangoni. Photo D.R.
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A. T. : Existe-t-il un prob­lème spé­ci­fique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ?

S. R. : Oui, il existe un prob­lème spé­ci­fique lié en grande par­tie à la for­ma­tion. S’il y a énor­mé­ment d’étudiants français dans nos écoles artis­tiques, c’est parce que l’enseignement sec­ondaire est plus faible que celui dis­pen­sé en France. À ce niveau d’enseignement plus faible en Bel­gique il faut ajouter que, bien sou­vent, les per­son­nes issues de l’immigration vien­nent d’école de niveau moins bon et ont donc de grandes dif­fi­cultés à entr­er dans les écoles artis­tiques. C’est donc avant tout une ques­tion de niveau social et cul­turel.

A. T. : Le phénomène est-il, selon toi, le même con­cer­nant l’accès aux scènes et la com­po­si­tion de la soci­olo­gie des salles ?

S. R. : Ce sont deux choses dif­férentes, même si elles sont liées. Le fait qu’il y ait peu d’acteurs issus de l’immigration sur nos scènes n’aide pas à ce que le pub­lic soit plus mixte. On le con­state de manière claire : dès qu’un spec­ta­cle présente une vraie diver­sité cul­turelle sur scène, il y a une réso­nance dans la salle. Le prob­lème c’est que le théâtre n’est plus le miroir de la société. La société a évolué et le théâtre n’a pas suivi cette évo­lu­tion. La ques­tion com­plexe des thé­ma­tiques abor­dées a aus­si un impact impor­tant. Les villes étant de plus en plus mul­ti­cul­turelles, on peut con­stater l’existence de micro-publics liés à des thé­ma­tiques : un micro-pub­lic en recherche de démarch­es très pointues artis­tique­ment, un micro-pub­lic dans une démarche « pat­ri­mo­ni­ale », qui vient voir des clas­siques. Il y a aus­si, dans des salles qui n’appartiennent pas à l’institution théâ­trale, un pub­lic en demande de démarch­es issues de la diver­sité cul­turelle, par des gens issus de l’immigration.

A. T. : Com­ment se traduit l’injonction con­tra­dic­toire des pou­voirs publics sur ce qui est devenu un enjeu poli­tique d’affichage et de vis­i­bil­ité, tout en soule­vant des débats de fond au sein d’une société mar­quée par la frac­ture colo­niale ?

S. R. : Tra­di­tion­nelle­ment, les min­istres de la cul­ture sont là pour répon­dre à des deman­des d’une caté­gorie de la pop­u­la­tion qui a fait des études artis­tiques. Ils sont sous la pres­sion d’un micro-milieu. Cer­tains d’entre-eux ten­tent d’élargir cette per­spec­tive et de s‘affirmer min­istre des publics, du lien, etc. La con­tra­dic­tion de base est celle-là. En tant que directeur d’institution, on peut essay­er de résoudre la con­tra­dic­tion en pro­posant des moments d’exigence intel­lectuelle et en ouvrant les portes à la diver­sité de la ville… et en faisant se rejoin­dre les deux à cer­tains endroits (au sein des spec­ta­cles dès leur con­cep­tion, dans les dis­posi­tifs de réflex­ion, etc.).

A. T. : Il sem­ble que le théâtre soit à la traine d’une ten­dance à la diver­si­fi­ca­tion des artistes sen­si­ble en par­ti­c­uli­er dans la danse ou la musique, et à plus forte rai­son dans l’audiovisuel, depuis des années ? Pourquoi une telle résis­tance ou réti­cence ?

S. R. : D’abord à cause de l’école. Le rap­port à la langue est lié à la cul­ture apprise. Côté fran­coph­o­ne, le théâtre prend encore majori­taire­ment appui sur le texte donc l’impact est fort. C’est moins le cas côté néer­lan­do­phone et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles la place lais­sée à la diver­sité y est plus grande. Ensuite, une par­tie du pub­lic appré­cie le pat­ri­moine : dès qu’on dirige une salle d’une cer­taine impor­tance, la ques­tion se pose de la place lais­sée au pat­ri­moine. Enfin, le rôle de met­teur en scène, qui est un rôle de pou­voir, est peu investi par les per­son­nes issues de l’immigration. Quand on par­le à quelqu’un comme Rachid Ben­zine, il explique qu’il a décou­vert le théâtre très tard. Même chose pour Ismaël Saï­di. Les lieux ne sont pas conçus pour que tous se sen­tent con­cernés. Lau­rent Busine racon­te une anec­dote à ce sujet. En vacances, il emmène avec sa famille un copain de son fils et ils se ren­dent ensem­ble au musée voir une expo. Le copain, qui n’était jamais entré dans un musée, ne savait pas ce qu’il devait faire. Qu’est-ce qu’on attendait de lui ? Com­ment devait-il se com­porter ? Que pou­vait-il faire et ne pas faire ? Dans le même reg­istre, au début du Malade Imag­i­naire de Michel Didym, lors d’une représen­ta­tion sco­laire, le met­teur en scène com­mence par deman­der « Qui n’est jamais venu au théâtre ? ». 400 doigts se lèvent. « Ceux qui doivent aller faite pipi peu­vent y aller main­tenant, pas pen­dant ». C’est aus­si sim­ple que ça mais c’est essen­tiel.

La manière d’être repéré et recon­nu est dif­férente en France et en Bel­gique. Être « issu de l’immigration » est une chose mais la cul­ture du pays où on se trou­ve en est une autre : un Lazare ou un Rachid Ben­zine en France sont recon­nus par le texte et l’éloquence, à la Koltès. C’est quelque chose qui n’existe pas chez nous.

A. T. : Quels sont ces fac­teurs de légiti­ma­tion ?

S. R. : En Bel­gique, on ne sait pas très bien com­ment ça arrive. Tout y est plus flou et « broleux ». Aujourd’hui, le stand-up et Youtube sont sans doute les voies de recon­nais­sance les plus directes. En France la recon­nais­sance passe davan­tage par l’institution.

A. T. : Com­ment sor­tir d’un sys­tème de dis­tri­b­u­tion où les comé­di­ens issus de l’immigration sont le plus sou­vent relégués à des rôles sub­al­ternes, ou pire, à des rôles les con­duisant à sur­jouer les stéréo­types eth­niques ou raci­aux imposés par la société ?

S. R. : C’est com­plexe. Le tra­vail sur le pat­ri­moine doit évoluer, ce qui n’est pas sim­ple : les thé­ma­tiques, les his­toires, doivent pou­voir évoluer aus­si. Cepen­dant on ne peut pas dire que le théâtre belge fran­coph­o­ne soit cen­tré sur le pat­ri­moine ces dix dernières années et il n’y pas pour autant eu d’appel d’air par­ti­c­ulière­ment impor­tant…

A. T. : Pour qui n’est-ce pas sim­ple ? Pour les créa­teurs ou pour les spec­ta­teurs ?

S. R. : Pour les deux. Mais nous avons un devoir d’avancer sans per­dre notre pub­lic et en en gag­nant un nou­veau. À Brux­elles, vu la pop­u­la­tion, c’est cru­cial. À Liège, nous avons encore une marge de pro­gres­sion très impor­tante de ce point de vue. Et notre sai­son qui arrive est la plus métis­sée que nous n’ayons jamais eu et les spec­ta­teurs sem­blent suiv­re.

La réflex­ion sur le pat­ri­moine est pas­sion­nante même si très com­plexe aus­si. Mon­ter Le Cid par exem­ple, où le con­flit entre amour et hon­neur famil­ial est au cen­tre, ça ren­con­tre immé­di­ate­ment des thé­ma­tiques très actuelles. Les ani­ma­tions péd­a­gogiques qui entourent ces spec­ta­cles doivent pren­dre appui sur l’actualité pour se déploy­er. Ça marche tout de suite. Et de là, on peut inter­roger le regard que ces auteurs his­toriques posaient sur les Mau­res puisqu’il est aus­si large­ment ques­tion de ce qu’on appellerait aujourd’hui un con­flit eth­nique dans la pièce, et quelle évo­lu­tion a eu lieu depuis, ce qui per­met, sans nier la réal­ité, d’affirmer qu’on n’est pas défini­tive­ment coincé dans une tem­po­ral­ité, que les choses bougent. L’année dernière, quand nous avons con­sacré une soirée à l’immigration ital­i­enne, tous étaient choqués par les accords que la Bel­gique a fait sign­er il y a sep­tante ans à l’Italie. Ce serait totale­ment inen­vis­age­able aujourd’hui. Les tem­po­ral­ités ne sont donc pas figées.

A. T. : Le théâtre souf­fre-t-il d’une forme d’inconscient cul­turel colo­nial ?

S. R. : Comme nous tous.

Pro­pos recueil­lis par Antoine Laubin, dans le cadre du numéro 133 sur la diver­sité cul­turelle, coor­don­né par Mar­tial Poir­son et Sylvie Mar­tin-Lah­mani.

Tous les entretiens et témoignages recueillis dans le cadre de notre dossier "diversité" sont réunis sur notre site.
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Antoine Laubin
Antoine Laubin
Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.Plus d'info
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