Héritière de l’histoire coloniale et de l’histoire ouvrière — Entretien avec Eva Doumbia

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Héritière de l’histoire coloniale et de l’histoire ouvrière — Entretien avec Eva Doumbia

Le 25 Sep 2017
Eva Doumbia. Photo D.R.
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Com­ment définiriez-vous votre tra­vail de créa­tion artis­tique, envis­agé à l’aune de la « diver­sité cul­turelle » ? Et que revêt selon vous ce terme devenu d’usage courant au sein des insti­tu­tions cul­turelles ? 

C’est un terme qui me sem­ble hyp­ocrite, car, nor­male­ment, la « diver­sité », c’est le rassem­ble­ment ce qui est divers. Mais, aujourd’hui, on appelle « diver­sité » ceux qui ne sont pas issus du groupe dom­i­nant d’origine européenne  et « blancs », si tant est que le « blanc » cela existe. Mais, « diver­sité », c’est un terme que moi-même je peux utilis­er, selon les con­textes, parce que cela va plus vite et aus­si parce que le terme « racisé » qu’on emploie dans le col­lec­tif « décolonis­er les arts » dont je fais par­tie est sou­vent mal com­pris. Je pense que si je devais me définir, je dirais plutôt « issue de l’immigration colo­niale ». Moi, je suis héri­tière de l’histoire colo­niale et de l’histoire ouvrière. 

Je trou­ve l’expression « diver­sité cul­turelle » un peu per­verse dans la mesure où ce que l’on veut nom­mer par là n’est pas vrai­ment une ques­tion de « cul­ture ». Ce que l’on essaye de défendre avec « décolonis­er » les arts, c’est qu’il ne s’agit ni de « biolo­gie » ni de « cul­ture », mais finale­ment d’apparence et d’ascendance his­torique.

Est-ce qu’on pour­rait par­ler alors de «  diver­sité his­torique » ? 

Je ne sais pas si je tra­vaille sur des ques­tions qui sont liées au racisme, à la coloni­sa­tion, à plusieurs forme de dis­crim­i­na­tions sociales et poli­tiques, et à une his­toire douloureuse parce que je suis « orig­i­naire de », « ou issue de » l’immigration colo­niale. Peut-être que cela m’aurait intéressée de toute manière, indépen­dam­ment de mon his­toire. Est-ce par une espèce d’assignation qui nous serait imposée dans le regard de l’autre que l’on se sent porté vers ces ques­tions dans notre tra­vail artis­tique ?  Je n’en sais rien, je n’y ai pas encore réfléchi.

Ce que je peux dire aujourd’hui, c’est que c’est un sujet qui m’intéresse beau­coup mais que c’est très con­traig­nant et très alié­nant. C’est alié­nant de par­ler de ques­tions liées au colo­nial­isme, à la colo­nial­ité de la France, à l’histoire de l’esclavagisme de la France, dans la mesure où le pub­lic majori­taire français ne con­naît pas bien l’histoire, ou bien il la con­naît de manière biaisée. Donc cela m’oblige à être péd­a­gogue dans ma matière artis­tique, et c’est une chose qui peut être pesante. Per­son­nelle­ment, cela me pèse de pass­er par des proces­sus d’explications avant de faire œuvre de sen­si­bil­ité, avant de met­tre en art et en jeu cette ques­tion. Je suis tou­jours oblig­ée, pour qu’on soit dans « le même espace » avec les spec­ta­teurs, de leur racon­ter ce qu’ils ne savent pas, ce que je sup­pose qu’ils ne savent pas.

Cette néces­sité de l’explication, cela forme une esthé­tique, cela influe sur mon « œuvre de sen­si­bil­ité ». Je suis à un moment de mon par­cours où je suis fatiguée de cela, où j’ai envie de tra­vailler sur les choses sans les expli­quer. Mais lorsque j’ai essayé de tra­vailler sur les choses sans les expli­quer, j’ai reçu une cer­taine forme de vio­lence qui était plutôt de l’incompréhension. C’est pourquoi je fais le choix de décor­ti­quer, d’expliquer, d’être dans la péd­a­gogie.

Qu’est-ce que vous voulez dire par « une cer­taine forme de vio­lence » ? 
Si le spec­ta­teur ne com­prend pas d’où vient ma colère et ce qui la jus­ti­fie, il va recevoir cette colère et se sen­tir agressé par elle, donc il va avoir une récep­tion agres­sive.

A l’issue de la représen­ta­tion de la per­for­mance Grandes his­toires de bananes, riz, tomates, patates que vous avez vu à l’Anis Gras pour la com­mé­mora­tion de l’abolition de l’esclavage, il y a eu quelques per­son­nes, et j’en étais extrême­ment sur­prise, qui ont trou­vé que c’était un spec­ta­cle raciste anti-blanc. J’étais d’autant plus sur­prise qu’il s’agit d’une forme rel­a­tive­ment con­sen­suelle, où on par­le d’une his­toire qu’on partage tous. Mais à par­tir du moment où je dénoue l’histoire et où je l’ouvre, on peut se sen­tir agressé si on n’a pas fait la démarche de s’y intéress­er par soi-même avant.

Avez-vous le sen­ti­ment de subir, à titre per­son­nel, une iné­gal­ité de traite­ment en tant qu’artiste issu de l’immigration ; ou d’être vic­time d’une forme de stig­ma­ti­sa­tion, voire de ségré­ga­tion cul­turelle qui ne s’avoue pas en tant que telle ? 

Oui. Il s’avère que je viens aus­si d’un milieu pop­u­laire, donc je suis un transfuge de classe. For­cé­ment, je subis ce statut de transfuge. Dans mon par­cours, j’ai subi des choses qui étaient extrême­ment vio­lentes et les per­son­nes qui les infligeaient ne se rendaient pas for­cé­ment compte de cette vio­lence. Il y avait un mépris de classe dans cette vio­lence… Moi je réponds à la vio­lence par la vio­lence car je suis extrême­ment décon­stru­ite depuis tou­jours. J’ai gran­di dans un envi­ron­nement poli­tisé et marx­iste, ma mère est com­mu­niste, mais pas d’un com­mu­nisme d’intellectuel parisien, je par­le du com­mu­nisme du monde ouvri­er. Les out­ils cri­tiques du marx­isme m’ont per­mis assez rapi­de­ment de com­pren­dre pourquoi je pou­vais me sen­tir assez mal à l’aise dans cer­tains espaces. Puis, assez tard, j’ai appris à décon­stru­ire, à com­pren­dre d’où venaient les dis­crim­i­na­tions, les assig­na­tions, les stig­ma­ti­sa­tions que je subis­sais et qui étaient de l’ordre de la race, sans m’en sen­tir coupable. Je me sens donc dou­ble­ment dis­crim­inée, et la dis­crim­i­na­tion qui s’ajoute encore, c’est la dis­crim­i­na­tion artis­tique, de ceux qui pensent : « elle va encore nous emmerder avec ses his­toires », la dif­fi­culté à tourn­er mes spec­ta­cles parce que je fais des choix d’auteurs incon­nus, parce que je mets sur scène des choses qui ne sont pas con­sen­suelles. Dans mon tra­vail les choses sont énon­cées claire­ment.

Plus générale­ment, les artistes issus de l’immigration souf­frent-ils d’un déficit de vis­i­bil­ité sur les scènes européennes ? Ou au con­traire d’une forme de pro­mo­tion par­ti­sane et mil­i­tante ? 

Oui, il suf­fit de regarder. Il y a plus de per­son­nes divers­es et var­iées dans la rue, dans les mag­a­sins que sur les plateaux de théâtre et dans le pub­lic. Pas besoin de compter ou de faire des études, il suf­fit juste d’ouvrir les yeux.

Con­sid­érez-vous que les théâtres publics man­quent à leur mis­sion de ser­vice pub­lic, en terme d’exigence de pro­mo­tion de la diver­sité cul­turelle au sein de nos sociétés européennes mul­ti­cul­turelles ? 

Le « théâtre pub­lic », c’est comme « l’outil démoc­ra­tique ». « L’outil démoc­ra­tique » ça ne veut pas dire que la société est démoc­ra­tique, et le « théâtre pub­lic », ça ne veut pas dire que la cul­ture aujourd’hui est vrai­ment « à l’usage de tous ». On ne peut pas atten­dre grand’ chose à par­tir du moment où il y a un dévoiement des ter­mes. Le théâtre et l’opéra sont éli­tistes et bour­geois, ce n’est pas une ques­tion du prix des places, mais de com­ment ces insti­tu­tions fonc­tion­nent. Elles sont monar­chiques, de la même manière que la poli­tique française est monar­chique et bour­geoise.

Moi, j’ai tou­jours fait atten­tion aux mots, et on espère tou­jours que les mots sig­ni­fient ce qu’ils sig­ni­fient, mais en fait, non, ils sont dévoyés.

Pour revenir à la « mis­sion » du théâtre pub­lic, pour le moment, sa mis­sion ce n’est pas celle-là, elle n’est pas de pro­mou­voir « une diver­sité cul­turelle ». Il faudrait cass­er, décon­stru­ire et imag­in­er « à par­tir de », mais on en est très loin parce qu’on ne peut pas s’isoler dans la société dans laque­lle on est. Le théâtre fait par­tie de la société et en reflète le fonc­tion­nement.

Pensez-vous que l’audiovisuel, ou d’autres secteurs du spec­ta­cle vivant tels que la danse ou la musique par exem­ple, rem­plis­sent davan­tage leur mis­sion de pro­mo­tion de la diver­sité que le théâtre ? 

Non. Je pen­sais que c’était le cas, mais, avec « décolonis­er les arts » on a été con­tac­tés par des asso­ci­a­tions divers­es dans le domaine du spec­ta­cle vivant, et on se rend compte qu’il y a le même prob­lème dans les autres domaines. Par exem­ple, il y a un directeur d’une scène pour les musiques actuelles qui m’a appelé il n’y a peu pour me dire que, quand on fait des con­certs, au Havre, ce sont seule­ment les videurs qui sont noirs. C’est donc pareil. Avec la danse, il y a égale­ment un gros prob­lème. Moi je trou­ve que la danse, ce qui est le plus ter­ri­ble, c’est qu’il y a une espèce de coloni­sa­tion du corps. Petite, je voulais être danseuse, mais il y a quelque chose chez moi qui ne ren­trait pas dans le cadre. Non, cette ségré­ga­tion, c’est partout.

Pro­pos recueil­lis par Lisa Guez, dans le cadre du numéro 133 sur la diver­sité cul­turelle, coor­don­né par Mar­tial Poir­son et Sylvie Mar­tin-Lah­mani.

Tous les entretiens et témoignages recueillis dans le cadre de notre dossier "diversité" sont réunis sur notre site.
Le blog de Décoloniser les arts

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