Un Cosi… inouï ! 

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Un Cosi… inouï ! 

Le 2 Oct 2017

Par la force de l’opin­ion publique et sous la pres­sion de l’en­goue­ment médi­a­tique je regarde des opéras dans des représen­ta­tions récentes, le plus sou­vent signées par des met­teurs en scène con­ver­tis aux représen­ta­tions lyriques par le chant des sirènes finan­cières que les directeurs d’in­sti­tu­tions tou­jours friands de “chaire fraîche” enton­nent avec con­stance. Il suf­fit qu’un nom paraisse sur la scène théâ­trale pour qu’à leur tour, ils parais­sent : d’ailleurs leur présence dans la salle atteste la recon­nais­sance du suc­cès. Ce fut récem­ment le cas pour Thomas Jol­ly en France… et tant d’autres. Et la mis­sion impar­tie à ces nou­veaux venus ren­voie tou­jours au même voeu : “rafraîchir” l’opéra dont on souhaite la mise à jour, le cam­ou­flage des rides et l’af­fil­i­a­tion agres­sive au quo­ti­di­en… comme si, en craig­nant sa vétusté, on s’employait obstiné­ment à cam­ou­fler  son âge, son passé. Chirurgie esthé­tique fla­grante ! Opéra­tion fréquente chez ces “vieilles belles” qui se pava­nent con­va­in­cues de la péren­nité de leurs  charmes… restau­rés ! Cela explique pourquoi ici les princes devi­en­nent des pro­lé­taires et les ouvri­ers des… princes. Per­son­ne n’est plus à sa place ! 

Il va de soi que ces lignes pêchent pas excès et que bon nom­bre de grands spec­ta­cles sont par­venus à réac­tiv­er l’opéra et à fournir des moments de bon­heur intense. Mais pour de grandes réus­sites soit de jadis, signées par Strehler ou Chéreau, soit d’au­jour­d’hui, dues à War­likows­ki ou Tch­er­ni­akov, com­bi­en d’er­satz  où les greffes, vis­i­bles et autori­taires, attes­tent cet irré­press­ible appétit de jeunesse. À l’opéra, le théâtre on le repère pour le meilleur et pour… le pire. Ici, la vio­lence de cer­taines “actu­al­i­sa­tions” nuisent à la con­ven­tion du chant par abus de plongée dans les stéréo­types de la moder­nité appelés, pense-t-on, à sauver l’opéra. C’est la mis­sion  pour laque­lle sont con­viés la plu­part de ces met­teurs en scène qui s’ar­ro­gent des licences déroutantes au risque de pro­duire des huées sou­vent légitimes. Les amoureux de l’opéra sanc­tion­nent sans par­don bien qu’ils puis­sent se tromper égale­ment. Dans la salle, tacite­ment, par­fois je m’as­so­cie à leur rejet de même que je me réjouis du suc­cès salué avec un excès incon­nu ailleurs. Ecartèle­ment déter­miné par la lib­erté de néo­phyte que je préserve… ni soumis, ni insoumis.

Une obser­va­tion : la pro­mo­tion des met­teurs en scène de théâtre dans un domaine qui leur restait aupar­a­vant étranger a pro­duit des erreurs fla­grantes, mais a engen­dré aus­si des mod­i­fi­ca­tions éton­nantes. Les chanteurs tout en restant dévoués aux sons ont fini par décou­vrir le corps et ses ressources. Le plateau de l’opéra  porte désor­mais la mar­que de cette muta­tion due à l’ar­rivée du… théâtre ! Ain­si nous avons pu subir l’é­mo­tion hors-pair du corps qui asso­cie la lib­erté des mou­ve­ments et l’ex­al­ta­tion de la voix. C’est la face lumineuse d’une col­lab­o­ra­tion tan­tôt houleuse tan­tôt amoureuse. Elle s’im­pose au spec­ta­teur que je suis ! Comme à tant d’autres !  Les chanteurs affichent et exal­tent un corps incon­nu aupar­a­vant !

Ce déchire­ment m’a sem­blé être sur­mon­té récem­ment dans l’ad­mirable Cosi fan tutte signé par Anne Tere­sa De Keers­maek­er. Il y a longtemps, Luc Bondy avait mis en scène à la Mon­naie cet opéra mélan­col­ique en le rap­prochant de Mari­vaux et de la légèreté dés­in­volte du XVI­I­Ième siè­cle : une sorte d’âge d’or de la fête des sens ! C’est alors que l’on a décou­vert Bondy en France ! Gérard Morti­er l’avait encour­agé et accom­pa­g­né ! Main­tenant c’est à l’Opéra Bastille que “l’e­sprit de Mozart” s’est man­i­festé avec une justesse séduisante. Dans ce Cosi on assume l’ar­ti­fice de l’opéra, mais on ne souhaite ni le trans­gress­er, ni le nier… et alors tout d’un coup on entend et on voit le mou­ve­ment secret des pas­sions, leur jeux inlass­ables, le bon­heur de souf­frir qui, une fois éprou­vé,  per­met de revenir à la vie. La scène nue s’af­firme comme espace prop­ice à cette présence “dou­ble”, simul­tanée des corps-chanteurs / des corps-danseurs. Ils se relaient, s’en­la­cent, se sépar­ent tels des êtres gémel­laires. Ils évolu­ent sur fond de page blanche dépourvue de la moin­dre trace con­crète, entière­ment offerte à une écri­t­ure assumée en tant que con­ven­tion choré­graphique aus­si bien que lyrique. Ain­si la con­ven­tion tant décriée par les met­teurs en scène agres­sifs, qui se livrent à des inter­ven­tions “dra­maturgiques” sou­vent lour­des ou déroutantes, se trou­ve ici préservée dans son essence : l’opéra est un art de la con­ven­tion, mais chez Anne Tere­sa De Keers­maek­er elle se présente comme épurée, dégagée de tout poids, à même d’ex­al­ter l’amour et ses dérives ludiques. Rien ne nous empêche d’en éprou­ver les frémisse­ments, de se laiss­er porter par leur cal­ligra­phie. Cette con­ven­tion par­faite règne, mais les mots, les sons, les mou­ve­ments s’as­so­cient avec une flu­id­ité inouïe !  C’est à “la ronde” des sen­ti­ments que nous sommes con­viés et ain­si nous devenons ses témoins… enchan­tés.

Dans les ver­sions “con­cert” d’opéra qui cap­tivent tant les ama­teurs, la pri­or­ité absolue est accordée à la musique dis­crète­ment mar­quée par l’i­den­tité physique des inter­prètes — nous les voyons et les percevons — tan­dis que dans ce Cosi, le corps se con­stitue en matière pre­mière affranchie de ce qu’on appelle “le poids du monde” pour s’af­firmer dans sa lib­erté dansante et son accom­plisse­ment vocal. Un spec­ta­cle où les affects dansent et les voix se relaient, dés­in­voltes et détachés de la moin­dre con­trainte déco­ra­tive.

Le Cosi — voilà  ma ren­con­tre récente avec Mozart enfin retrou­vé comme pos­ture de l’e­sprit. Il ren­voie à l’éblouisse­ment des Noces de Strehler,  du Lucio Sil­la de Chéreau, de la Flûte de Bergman… ils ne sont pas nom­breux ces envoûte­ments !

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Anne Teresa De Keersmaeker
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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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