Dérèglement des sens

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Dérèglement des sens

Le 16 Oct 2017
BUG. Photo Eric Legrand
BUG. Photo Eric Legrand

C’était en juin dernier aux Brigit­tines. Ingrid von Wan­toch Rekows­ki présen­tait sa nou­velle créa­tion, Bug, quatuor à corps, la pre­mière depuis la paru­tion du vol­ume hors série qu’avait con­sacré notre revue aux vingt ans de sa com­pag­nie Lucil­ia Cae­sar.

Au pre­mier plan, un décor réal­iste de cui­sine-salle à manger d’habitation mod­este, échap­pant toute­fois au nat­u­ral­isme grâce aux invraisem­blables camaïeux de bleus et de verts qui domineront l’esthétique du spec­ta­cle, cos­tumes com­pris, un peu comme si le cat­a­logue d’Habitat ou d’Ikea s’était offert une cou­ver­ture un peu décalée, onirique ou sur­réal­iste. Sur les étagères, quelques plantes vertes, des piles de mag­a­zines, et toute la vais­selle, cou­verts et usten­siles, néces­saires au rit­uel de la cène quo­ti­di­enne.

Les trois qui s’agitent là représen­tent les arché­types de la cel­lule famil­iale : le père, la mère, un fils unique. Une famille “musi­ci­enne”, à son insu peut-être, qui s’abandonne en guise d’apéritif à des gammes et vocalis­es plutôt empha­tiques, ponc­tuées de bor­bo­rygmes, ron­fle­ments et force grattages, répéti­tifs, comme si le vieux disque du quo­ti­di­en s’était rayé. Au con­cret ordi­naire du repas annon­cé, fait écho le con­cret répéti­tif de la musique et des sons.

La mère traîne en blouse, le père en peignoir et le fils en pyja­ma. La mère (très grande Can­dy Saulnier !) picole, vide les fonds de bouteille et clope, de façon com­pul­sive, le père feuil­lette dis­traite­ment des mag­a­zines sans les lire, entre d’impuissantes crises d’autorité à répéti­tion : “non ! si ça con­tin­ue j’vais m’lever !”, puis “ici !” comme on hèle un chien, ou encore : “non mais dis donc !”, des for­mules assénées comme autant de tics et de T.O.C tout droit issus du syn­drome de La Tourette. En joignant le geste à une parole laconique, il men­ace le gamin d’une bonne torgnole avant de se rasseoir, vain­cu. À d’autres moments c’est un jour­nal qu’il roule dans sa main pour s’en faire une matraque. Comme dans le sketch des Deschiens (on pense à eux par­fois) où des par­ents ignares et frustes finis­sent par tabass­er leur reje­ton parce qu’il sem­ble un peu trop s’intéresser à la lec­ture des Mémoires d’Hadrien — ce pour­rait être aus­si bien La Princesse de Clèves- ce qui est ici réprimé, c’est l’attirance du garçon pour le piano, sa fas­ci­na­tion pour la vir­tu­osité, celle de Chopin, exprimées par les gammes aux­quelles ses doigts silen­cieux s’abandonnent sur le bord de la table. “Pas à table !” hurle alors, cinglante, la mère cas­tra­trice adossée aux principes de son ordre petit-bour­geois.

Il y a beau­coup de vio­lence, latente et man­i­feste, dans ce petit micro­cosme con­venu, tou­jours à fleur d’éclat et de psy­chodrame. Et voilà qu’un coup de son­nette insis­tant vient tétanis­er le trio avant de le plonger au ralen­ti en état d’apesanteur. Sur­git alors de nulle part une jeune femme vêtue de blanc, un ange peut-être, déchu peut-être — à moins qu’il ne s’agisse du retour de la fille prodigue, qui viendrait sur le tard com­pléter le quatuor famil­ial ? Son irrup­tion aura l’effet d’un catal­y­seur, d’un déto­na­teur, d’un révéla­teur. On pense à Tartuffe, au Révi­zor ou à Théorème, à ces dra­matur­gies de l’intrusion, où suf­fit l’irruption impromptue d’un étranger dans une petite com­mu­nauté, pais­i­ble en apparence, une famille le plus sou­vent, pour révéler la crise : tout boule­vers­er, tout réin­ter­roger et redis­tribuer les cartes. Avec l’entrée en jeu de la demoi­selle blanche, trou­blante, qua­si spec­trale, tout déraille : la transe et les con­vul­sions ne seront qu’une étape du mar­tyre de la mère nourri­cière vers son apothéose, éten­due sur la table et offerte en pâture dans un grand ban­quet can­ni­bale à la dévo­ra­tion de sa famille. “Chronos” à rebours, dans ce long, immense et (ir)raisonné dérè­gle­ment de tous les sens…

“Bug” dit le titre, emprun­tant à l’informatique le vocab­u­laire du dys­fonc­tion­nement. “Quatuor à corps”, dit le sous-titre, rap­pelant que le théâtre d’Ingrid est à la fois musi­cal — elle a, pour la par­ti­tion, passé com­mande à qua­tre com­pos­i­teurs con­tem­po­rains — et cor­porel : un théâtre du geste, du mou­ve­ment, du rythme, de la voix, du bruit et du son, très économe en texte et en mots, économie qui n’affecte en rien la quête du sens et de l’émotion juste.

Compositeurs : Jean-Luc Fafchamps ; Daniele Ghisi ; Francesco Filidei ; François Sarhan
Mise en scène : Ingrid von Wantoch Rekowski
Assistant : Manolo Sellati
Conseils dramaturgiques : Jean-Marie Piemme
Acteurs : Pierre Dherte, Aurélien Dubreuil-Lachaud, Candy Saulnier, Adèle Vandroth.
Costumes : Regine Becker
Scénographie : Christine Grégoire
Son : Bart Aga
Réalisation informatique musicale Ircam : Gregory Beller, Benjamin Lévy
Eclairages & régie générale : Hans Meijer
Production : Lucilia Caesar en coproduction avec: IRCAM (Paris) ; Les Brigittines (Bruxelles) ; Ars Musica (Bruxelles) ; Césaré – Centre National (Reims).
Notre hors-série "Musique en corps" est consacré au travail d'Ingrid von Wantoch Rekowski. 

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Ingrid von Wantoch Rekowski
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Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
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