Le côté Sysiphe du travail

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Le côté Sysiphe du travail

Entretien avec Arnaud Meunier

Le 9 Oct 2017
Photo Valérie Borgy
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Com­ment élargir le recrute­ment des lieux de for­ma­tion aux métiers de la scène et du plateau, sans pour autant tomber dans les tra­vers et effets per­vers d’une poli­tique volon­tariste ? 

C’est bien tout le débat entre « dis­crim­i­na­tion pos­i­tive » et « égal­ité des chances ». À L’École de la Comédie, nous avons choisi la sec­onde option. Vous vous deman­dez quelle est la dif­férence ? La dis­crim­i­na­tion pos­i­tive aurait pu con­sis­ter par exem­ple dans le fait de réserv­er un quo­ta de places dans chaque pro­mo­tion de l’École pour des jeunes issus de la diver­sité ; de pass­er les pro­mo­tions de 10 à 12 élèves par exem­ple pour y inté­gr­er un garçon et une fille issus de la diver­sité. Cela aurait impliqué de tra­vailler sur un principe de con­cours par­al­lèle.

Nous n’avons pas choisi cette voie car l’une des pre­mières ques­tions qui nous préoc­cu­pent est de tra­vailler sur le fort sen­ti­ment d’illégitimité qui per­dure chez les jeunes issus de la diver­sité pen­dant leur sco­lar­ité. Ce sen­ti­ment est très fort. Plus vous venez d’un milieu pop­u­laire, plus le sen­ti­ment d’illégitimité est puis­sant. Au cours des trois années de leur sco­lar­ité, les élèves vont devoir appren­dre à s’en affranchir. Nous n’avons pas souhaité faire de la dis­crim­i­na­tion pos­i­tive car nous voulions que les jeunes qui intè­grent notre école aient la très nette sen­sa­tion d’avoir réus­si le même con­cours que leurs cama­rades, d’avoir été pleine­ment choi­sis et désirés comme les autres. Nous avons donc priv­ilégié la voie de l’égalité des chances — par le biais d’une classe pré­para­toire inté­grée. Celle-ci con­siste à essay­er de trans­met­tre les out­ils artis­tiques, cul­turels et intel­lectuels aux jeunes issus de la diver­sité sociale et géo­graphique. Les élèves de cette classe sont choi­sis sur critères soci­aux et non sur la couleur de leur peau. Nous les pré­parons aux con­cours ultra-sélec­tifs des Écoles supérieures d’Art dra­ma­tique. Pour moi, c’est la voie sur laque­lle nous devons nous con­cen­tr­er. Il faut don­ner à ces jeunes gens les moyens de l’égalité sans leur don­ner la sen­sa­tion qu’ils ont dou­blé les autres ; ce qui créerait un malaise. C’est pour moi un levi­er essen­tiel. Il faut agir en pre­mier lieu sur l’inégalité sociale dont la couleur de peau peut appa­raître comme un mar­queur.

Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est sus­cep­ti­ble de s’opérer la pro­mo­tion d’artistes issus de cul­tures minorées ? 

La S.A.C.D. observe et mesure depuis quelques années la par­ité dans les pro­gram­ma­tions des insti­tu­tions publiques. On pour­rait imag­in­er qu’elle s’intéresse égale­ment à la ques­tion des artistes non blancs. Cela se heurte à un tabou lié aux sta­tis­tiques eth­niques inter­dites en France depuis le sin­istre épisode de la col­lab­o­ra­tion sous le gou­verne­ment de Vichy. Vu de l’étranger et notam­ment des États-Unis, c’est par­faite­ment incom­préhen­si­ble. Com­ment pré­ten­dre mesur­er les iné­gal­ités si on est en inca­pac­ité de faire des sta­tis­tiques ? Je pense pour ma part qu’une action de poli­tique publique inci­ta­tive pour­rait per­me­t­tre d’aller vers plus d’égalité réelle.

Le risque n’est-il pas grand d’alimenter une nou­velle forme de stig­ma­ti­sa­tion inver­sée ou de frag­ilis­er cer­taines propo­si­tions artis­tiques en leur don­nant un excès de vis­i­bil­ité ? 

Il est clair qu’il y a là un risque non nég­lige­able, d’où l’importance pour les insti­tu­tions publiques de ne pas être sur des enjeux de com­mu­ni­ca­tion et d’affichage, mais bel et bien sur une poli­tique de fond. Cette dernière doit d’abord con­sis­ter à aider, repér­er, accueil­lir ces artistes dans les écoles, pour ce qui est de la for­ma­tion. Elle doit ensuite accom­pa­g­n­er ses jeunes artistes dans leur inser­tion pro­fes­sion­nelle. Mais un cer­tain nom­bre d’artistes déjà présents sur le marché du tra­vail reste insuff­isam­ment con­nu des met­teurs en scène. C’est vrai­ment regret­table. Il y a un gros tra­vail à faire pour don­ner égale­ment plus de vis­i­bil­ité à ces artistes.

Com­ment éviter les effets de récep­tion malen­con­treux tels que ceux pro­duits par un spec­ta­cle comme Exhib­it B de Brett Bai­ley en 2014, qui a poussé cer­tains groupes mobil­isés à deman­der l’annulation du spec­ta­cle auprès des pou­voirs publics, à l’instar de ce qui s’est passé au Bar­ba­can de Lon­dres ? 

L’hystérisation qui a eu lieu autour du spec­ta­cle Exhib­it B était selon moi liée à un ras-le-bol général. Pour calmer le jeu, il faudrait que les asso­ci­a­tions et les mil­i­tants aient la sen­sa­tion qu’une démarche sincère mar­que d’abord une prise en con­sid­éra­tion, puis une réelle évo­lu­tion des ques­tions sur la diver­sité. Il faut pos­er des actes forts et oser les pos­er de façon assez vis­i­ble. Cela doit éman­er des directeurs d’institutions. Il est par­ti­c­ulière­ment regret­table que cette polémique ait eu lieu au T.G.P., dont Jean Bel­lori­ni assure la direc­tion alors qu’il est pré­cisé­ment un met­teur en scène qui a cou­tume d’employer des acteurs de couleur (c’était encore le cas sur ses Frères Kara­ma­zov). Il est pour le coup dans une démarche très active, mais sa dis­cré­tion n’a pas ren­du cette con­vic­tion-là suff­isam­ment vis­i­ble. Par ailleurs, je dois dire que je trou­ve tou­jours triste et dom­mage­able de voir des groupes défen­dant l’égalité réelle, se lancer dans une démarche de cen­sure vis à vis d’autres artistes.

Qu’en est-il de la diver­sité cul­turelle dans le recrute­ment, non plus seule­ment des artistes dont les insti­tu­tions théâ­trales sont sup­posées faire la pro­mo­tion, mais des équipes admin­is­tra­tives, tech­niques et artis­tiques des théâtres ou des lieux de spec­ta­cle ? 

Les directeurs d’institution doivent avoir à cœur de diver­si­fi­er aus­si leurs équipes dans leur recrute­ment. Ce sont des signes forts envoyés aux pop­u­la­tions et des exem­ples de réus­site qui génèrent de l’espoir et de la fierté. Les théâtres publics mènent un tra­vail con­sid­érable de sen­si­bil­i­sa­tion artis­tique tout au long de l’année en met­tant en place des ate­liers en milieu sco­laire ou en milieu asso­ci­atif. Quand ils repèrent des jeunes gens qui ont un intérêt, une curiosité, il faut se débrouiller pour ne pas faire d’orphelins. Nous devons offrir à ce pub­lic la pos­si­bil­ité de s’intéresser à nos métiers qui restent sou­vent trop mécon­nus. De ce point de vue-là, il y a aus­si un réel prob­lème. On ne sait pas com­ment accéder à nos métiers. Les con­seillers d’orientation en milieu sco­laire ne con­nais­sent pas les voies pour y accéder. Il pour­rait y avoir un rap­proche­ment entre le Min­istère de la Cul­ture et de l’Éducation nationale pour ren­dre con­cret et pos­si­ble le fait de tra­vailler dans ces branch­es. L’autre bar­rière est sociale. Plus on est issu d’un milieu pop­u­laire, moins on a le désir d’embrasser une car­rière dans un milieu artis­tique, jugée trop frag­ile et trop incer­taine. Alors que para­doxale­ment, les métiers de la tech­nique proches du plateau sont plutôt bien rémunérés et tout à fait pas­sion­nants. Ils pour­raient offrir un débouché intéres­sant aux jeunes gens qui souhait­ent se rap­procher de l’artistique sans pour autant devenir comé­di­ens par exem­ple.

Pourquoi les salles de spec­ta­cles sont-elles si homogènes sur le plan eth­nique ? Com­ment diver­si­fi­er aus­si les spec­ta­teurs ?

On pense bien enten­du aux analy­ses de Pierre Bour­dieu sur la repro­duc­tion, qui restent tou­jours d’actualité… Pourquoi les enfants d’enseignants sont-ils sta­tis­tique­ment les meilleurs élèves ? Pourquoi l’Éducation nationale est-elle actuelle­ment en panne sur l’ascenseur social et aggrave-t-elle les iné­gal­ités ? Pourquoi les étab­lisse­ments publics se ghet­toïsent-ils de plus en plus ? Pourquoi l’enseignement privé gagne-t-il du ter­rain face à l’enseignement pub­lic ? C’est un débat de société bien plus large qui dépasse les prob­lé­ma­tiques des seuls gens de théâtre. Ce qu’on peut dire de manière objec­tive, c’est que l’immense majorité des insti­tu­tions publiques fait un tra­vail réel sur le ter­rain pour diver­si­fi­er le plus pos­si­ble ses spec­ta­teurs. C’est l’importance de la prise de relais de nos alliés sur le ter­rain, qu’ils soient issus de l’Éducation nationale ou des milieux socio-cul­turels ou asso­ci­at­ifs qui est égale­ment déter­mi­nante. En Seine-Saint-Denis, ter­ri­toire que je con­nais bien, au bout de cinq ans, plus de la moitié de la pop­u­la­tion s’est entière­ment renou­velée dans le départe­ment. Il y a un côté « Sisyphe » dans ce tra­vail. À Saint-Éti­enne, le tra­vail de diver­si­fi­ca­tion a été entamé depuis de longues années, nous l’avons pour­suivi et inten­si­fié. Le CDN a aujourd’hui un des publics les plus divers, sociale­ment et eth­nique­ment, par­mi toutes les insti­tu­tions français­es. Cela me réjouit et me ren­force dans mes con­vic­tions au quo­ti­di­en.

Pro­pos recueil­lis par Mar­tial Poir­son et Sylvie Mar­tin-Lah­mani en juin 2017.

L'intégralité de cet entretien est disponible en accès libre dans le dossier "diversité" proposé sur notre site.

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Entretien
Numéro 133
17
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