Regarder la société par le prisme de la citoyenneté

Entretien
Théâtre

Regarder la société par le prisme de la citoyenneté

Le 30 Nov 2017
Sam Touzani. Photo Jef Boes.
Sam Touzani. Photo Jef Boes.
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LVG : Qu’est-ce que le mot « diver­sité » évoque pour toi ?

ST : Je n’ai pas choisi la diver­sité, c’est la diver­sité qui m’a choisi. Il faut dépass­er le cadre poli­tique pour véri­ta­ble­ment par­ler de la diver­sité. Au risque de cho­quer, à la diver­sité je préfère l’égalité.

J’ai été le pre­mier jeune issu de l’immigration maro­caine à faire de la télévi­sion, donc à être vis­i­ble à la fois sur les antennes du ser­vice pub­lic et sur les scènes de théâtre au nord comme au sud du pays. Il y avait des dizaines de Maro­cains et de Turcs d’origine, mais après 17h, qui venaient net­toy­er les bureaux. Il n’y avait per­son­ne devant la caméra. Il y avait des émis­sions des­tinées à la com­mu­nauté maghrébine sur la RTBF au début des années 1970, style Mille et une cul­tures, Sin­bad. Mais elles étaient pen­sées à tra­vers le prisme eth­ni­core­ligieux du com­mu­nau­tarisme et sou­vent, et c’est là le gros prob­lème qui est très tabou en Bel­gique, par le prisme des pays d’origine, soit la Turquie, soit la dic­tature maro­caine. Mais je veux quit­ter la pos­ture vic­ti­maire, soyons clairs. En fait, je suis assez en colère sur ce qu’il se passe depuis 25 ans parce que nous col­laborons claire­ment avec des dic­tatures, que ce soit l’Arabie Saou­dite ou le Maroc et nous lais­sons délibéré­ment pour­rir cer­tains quartiers, mais ce que nous oublions, c’est que la diver­sité va dans les deux sens. Nous devri­ons regarder la société par le prisme de la citoyen­neté. Si nous sommes citoyens, alors nous sommes à parts égales. La diver­sité n’est pas inté­grée, il faut le recon­naître, sur les scènes de théâtre, ni à la télévi­sion ni au ciné­ma. C’est très sim­ple, j’ai com­mencé à tourn­er en 1992, à faire des films, j’ai vio­lé, j’ai assas­s­iné et j’ai tué. Je jouais l’Arabe de ser­vice. J’ai dit non. C’était en 1992, nous sommes en 2017 et bien, je n’ai plus tourné, cela fait 25 ans que je ne tourne plus. Tout ce qu’on me pro­pose, depuis 25 ans, c’est de jouer le dji­hadiste, de jouer le mec qui vio­le. Une fois ça va, deux fois ça va, mais après, moi je n’en peux plus.

LVG : Peut-on encour­ager et amélior­er le fameux con­cept du vivre ensem­ble à tra­vers la pra­tique théâ­trale ?

ST : Pour qu’il y ait un vivre ensem­ble, il faut qu’il y ait un libre ensem­ble. Si nous ne sommes pas libres, nous, dans notre manière de fonc­tion­ner, dans notre manière de penser, notre manière de faire, dans notre vision du monde… Le théâtre, c’est une vision du monde, la scène, c’est la scène du monde, on est là à pass­er à la loupe ce qu’il y a de meilleur, ce qu’il y a de pire dans la con­di­tion humaine. Si nous ne sommes pas capa­bles, de nom­mer les choses… Albert Camus, dis­ait « Mal nom­mer les choses, c’est ajouter au mal­heur du monde », ce qui veut peut-être dire par exten­sion que bien nom­mer les choses peut peut-être ajouter au bon­heur du monde.

LVG : Tu as fait aus­si de la musique. Là, ce n’est pas tout à fait la même chose, les artistes sont plus var­iés et il y a une diver­sité plus grande qui ne pose générale­ment pas de prob­lème. Tu pens­es que c’est dû à quoi ?

ST : La musique est le seul véri­ta­ble lan­gage uni­versel, en dehors du clas­sique qui reste tra­di­tion­nel. Les class­es pop­u­laires se sont réap­pro­prié la musique par le rap, le rock, le jazz, qui est éminem­ment métis­sé. Sans Afro-Améri­cains, il n’y a pas de jazz, donc on a cet héritage-là. La musique n’a pas for­cé­ment un lan­gage ou une langue. Elle a un son d’abord, elle fait vibr­er qui que vous soyez. Prenez des aborigènes, c’est un test qui a été fait, on leur a fait écouter la Callas qu’ils ne con­nais­saient pas. Ils ont dit que cette femme était une déesse. Ils ont été pro­fondé­ment touchés. Il ne faut pas avoir une cul­ture musi­cale pour être touché par la grâce de la musique. Con­traire­ment au ciné­ma, qui a un lan­gage dif­férent, qui passe par l’action, le verbe, con­traire­ment au théâtre qui est un endroit de paroles, de trans­mis­sion.

LVG : Et le théâtre par rap­port au ciné­ma ? Tu dis­ais que tu avais arrêté le ciné­ma parce qu’il y avait trop de rôles stig­ma­ti­sants, de clichés liés à tes orig­ines. Au théâtre, c’est la même chose ?

ST : C’est légère­ment dif­férent. C’est-à-dire que c’est plus vicieux, pour ne pas dire plus per­vers. J’ai été accueil­li les bras ouverts au théâtre Poche dès la fin des années 1990. Roland Mahau­den m’a dit  « Ce théâtre, c’est le tien, fais tes créa­tions ». C’était le pre­mier à par­ler de l’histoire de l’immigration maro­caine, et pas dans des cen­tres cul­turels. Ça fait 25 ans que je joue, j’ai joué au Théâtre Nation­al fla­mand, je n’ai jamais mis les pieds sur la scène du Théâtre Nation­al fran­coph­o­ne. Déjà à l’époque lors de mon pas­sage à l’Insas en 1989, je voulais jouer Roméo et on m’a gen­ti­ment dit « Ben non, non, tu vas peut-être jouer Mer­cu­tio ».

LVG : Tu con­nais Roda Fawaz 1 ? Il dit la même chose.

ST : Oui, je le con­sid­ère un peu comme mon petit frère. Si vous regardez son spec­ta­cle, c’est le mien quinze ans après. C’est vrai­ment ça, sur la scène du Poche, pro­duit par le même pro­duc­teur, Olivi­er Blin, qui s’est occupé de mes spec­ta­cles au début des années 2000. J’étais par­mi les pre­miers artistes, avec Pie Tshiban­da à La Charge du rhinocéros, à dif­fuser ce genre de spec­ta­cles sur l’histoire de l’immigration maro­caine de 1964 à 2004. Mais j’ai vrai­ment aimé son style à Roda, je le trou­ve courageux, fin, bon comé­di­en. Il m’a touché, j’ai l’impression qu’on est effec­tive­ment de la même famille. Et ce n’est pas grâce nos orig­ines divers­es et/ou com­munes que je l’apprécie, mais bien par le fait de se sen­tir d’abord citoyen du monde.

LVG : Et poli­tique­ment, com­ment faire pour amélior­er les choses ?

ST : Je suis per­son­nelle­ment con­tre les quo­tas. Pro­fondé­ment con­tre. Le seul quo­ta que j’accepte et que je défends, c’est celui pour la par­ité avec les femmes et encore, car je n’aime pas le principe du quo­ta ; j’aime unique­ment ce qu’il peut par­fois pro­duire comme résul­tats posi­tifs pour amélior­er la con­di­tion des femmes. Surtout des artistes femmes qui sont, me sem­ble-t-il, encore moins bien lotis que ceux issus de la « diver­sité ». Les arts vivants, comme le reste du monde, restent un milieu d’homme et de pou­voir et par­fois même de pré­da­teurs. Un milieu qui der­rière les allures sym­pa­thiques reste très sex­iste, machiste et phal­locrate. Toutes mes amies comé­di­ennes, auteures, danseuses, choré­graphes, réal­isatri­ces, met­teuse en scène se bat­tent et se débat­tent 3 fois plus pour mon­ter leurs pro­jets parce que ce sont des femmes. C’est inac­cept­able !

LVG : Le théâtre souf­fre-t-il d’une forme d’inconscient cul­turel colo­nial et, si tel est selon toi le cas, com­ment le com­bat­tre ?

ST : J’ai un prob­lème avec ce terme. Je ne peux pas y souscrire, car j’ai l’impression d’entendre le dis­cours des indigènes de la République ou des indigènes du roy­aume qui con­siste à dire que tout est de la faute des pays colonisa­teurs et rien de la part des colonisés et ce même un demi-siè­cle après sous pré­texte que ce sont « les damnés de la terre ». Je pense que, bien sûr, il y a une part de respon­s­abil­ité de la part de l’Occident. Mais s’il vous plaît, cela fait 65 ans qu’ils ne sont plus colonisés. Ni l’Algérie, ni le Maroc, ni le Con­go. Le prob­lème, c’est que nous avons des dic­ta­teurs avec lesquels nous entretenons des rap­ports très ambiva­lents. Ce sont nos salauds à nous quelque part. Donc on les aime, on les pro­tège. Les dic­ta­teurs tombent de temps en temps, mais les dic­tatures sub­sis­tent. 100% de régimes despo­tiques dans le monde arabo-musul­man et presque autant en Afrique noire. Il est là le prob­lème. Néo­colo­nial­isme, cer­taine­ment pas. Moi je suis un homme de gauche. Je réfute totale­ment ce terme et c’est là que je me sépare totale­ment d’une par­tie de la gauche. La gauche se divise au moins en deux : il y a ceux qui sont intime­ment con­va­in­cus que l’horizon indé­pass­able est celui des coloni­sa­tions. Le colo­nial­isme est respon­s­able de tout, de la faim dans le monde, de la couche d’Ozone et peut-être même de la pluie en Bel­gique, il n’est pas inter­dit de rire un peu. Ce dis­cours tiers-mondiste que j’ai moi-même tenu par le passé et auquel je renonce totale­ment, car il ne sert qu’à saper l’universel, c’est un dis­cours vic­ti­maire qui con­siste à profér­er en boucle que tant que les anci­ennes colonies ne répar­ent pas ce qu’elles ont fait et bien aucun monde meilleur n’est pos­si­ble. C’est un peu fort de café, je ne suis pas d’accord. Je pense au con­traire qu’il faut lut­ter con­tre tous les total­i­tarismes. Voilà où se situe mon hori­zon indé­pass­able, toutes les formes de total­i­tarismes, car ils con­ti­en­nent le fas­cisme, le colo­nial­isme, le nazisme, l’islamisme et la plu­part des mots en –isme, sauf ceux qui oeu­vrent au pro­grès de l’humanité. Ce sont deux visions qui départa­gent la gauche, en Bel­gique comme en France. S’il y a bien une prob­lé­ma­tique dont on par­le dif­fi­cile­ment au théâtre aujourd’hui, c’est d’essayer de par­ler de l’islamisme, de l’immixtion du religieux, de les décon­stru­ire. Ça fait belle lurette que je m’y essaie… Je galère, hein, je me sens sou­vent seul dans ce com­bat ! Atten­tion dan­ger me dit-on. Et encore, je ne fais pas des appels au loup, je n’ai nulle­ment envie de faire peur aux gens, j’ai juste envie de les con­sci­en­tis­er sur les dan­gers de l’islam poli­tique. Je m’insurge égale­ment avec la même ténac­ité con­tre les ten­ants des dis­cours de l’extrême droite qui utilisent l’islam et ses dérives pour ratio­nalis­er un dis­cours de haine con­tre toutes les per­son­nes d’origine étrangère. Cela fait 15 ans que j’ai écrit, en 2001 : « Réveillez-vous, vous allez avoir des dji­hadistes à Molen­beek dans 10 ans si vous con­tin­uez comme ça ». J’ai pris la caméra et j’ai insisté lour­de­ment pour que la RTBF aille filmer tous mes potes à Char­lie Heb­do, je sen­tais bien que cela allait péter. On me dis­ait « t’exagères ». Heureuse­ment, j’étais présent avec les caméras de la RTBF et on a filmé Charb, Tig­nous, Zineb, Wolin­s­ki, toute la fine équipe et on était le 7 octo­bre 2014, trois mois jour pour jour avant les atten­tats à l’Hyper Cash­er et à Char­lie Heb­do.

LVG : Com­ment pour­rait-on chang­er cette men­tal­ité, à ton avis, et don­ner envie à davan­tage de monde d’aller au théâtre ?

ST : Gen­naro Pitis­ci fait ça depuis trente-cinq ans avec le Bro­coli théâtre. Implanter sur place, tra­vailler avec des réseaux, des femmes, des asso­ci­a­tions, l’éducation per­ma­nente. C’est un tra­vail de dingue, mais ça fait bouger les lignes, lente­ment. Le théâtre c’est quoi, la danse c’est quoi ? C’est d’abord un corps. Un corps libre. Il n’y a pas de lib­erté sans corps libre. Cela va à l’encontre de cer­taines cul­tures. Les gens ne m’aiment pas, parce que je suis un mil­i­tant athée, parce que je suis pro­fondé­ment libre-penseur et en plus parce que je suis opposant à la dic­tature maro­caine. C’est à force de tra­vail, d’énergie et d’ambition que je me suis con­stru­is. Bien enten­du, j’ai pu le faire aus­si grâce à des directeurs de théâtre m’ont fait con­fi­ance, comme Roland Mahau­den (théâtre de Poche), Gen­naro Pitis­ci (Bro­coli théâtre) Jan Goossens (KVS) et Michel Kace­le­nen­bo­gen et Patri­cia Ide (théâtre le Pub­lic). C’était con­cret ça. Et tout est à refaire. Roda doit refaire ce que j’ai fait il y a 15 ans, sans même vous par­ler de mon ami comé­di­en Ben Hami­dou ou le con­teur Hama­di qui se bat­tent sans relâche pour ren­dre le théâtre et les con­tes acces­si­bles à tous. C’est fou quoi. On pour­rait se dire qu’on peut pass­er à autre chose, mais non.

La ver­sion inté­grale de cet entre­tien est disponible en PDF sur notre site.


  1. Lire aus­si le témoignage de Roda Fawaz : « N’at­tends rien mais agis !» ↩︎
Entretien
Théâtre
Sam Touzani
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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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