Les numéros d’Alternatives théâtrales sont habituellement coédités par des partenaires (festivals, théâtres, universités, centres culturels).
Ce partenariat permet d’inventer ensemble le traitement d’un sujet, de s’ouvrir à un nouveau lectorat, de boucler le budget de fabrication des ouvrages.
Le numéro que vous avez entre les mains fait exception à la règle et est né du désir des membres de notre équipe de rédaction de faire part, en toute liberté, du ou des spectacles qui les ont durablement marqués ces derniers mois. Les artistes qui les composent viennent des quatre coins du monde : Afrique du sud, Belgique, Corée, France, Grèce, Italie, Lettonie…
Cette livraison au volume réduit (économie oblige) peut se lire comme un manifeste de défense et illustration de formes singulières du spectacle vivant d’aujourd’hui.
L’actrice ou l’acteur est encore et toujours au centre de la création théâtrale : Lee Jaram, Ascanio Celestini, David Murgia, Pierre Sartenaer, les interprètes d’Alain Platel, de Julien Gosselin, de Claude Schmitz, d’Antoine Defoort et Halory Goerger, de Jacques Nichet et Aurélia Guillet, de TgStan, du Blitz Teatre Group sont à l’honneur dans ces pages.
Plus que jamais le théâtre pratique l’interdisciplinarité : nous suivons depuis longtemps, dans la revue, ces metteurs en scène de théâtre qui ont donné un nouveau visage à l’opéra. Alvis Hermanis est de ceux-là. Alain Platel dirige des danseurs, mais se considère metteur en scène et non chorégraphe. Les va-et-vient entre le théâtre et les arts plastiques connaissent une recrudescence : Claude Schmitz a créé Salon des refusés à la Balsamine à Bruxelles. Exhibit B de Brett Bailey, exposition/performance crée un choc partout où il se produit. L’artiste Patrick Corillon a fait le chemin inverse : c’est le plasticien qui retrouve la voie et la voix du théâtre. Depuis Vitez, on sait que l’on peut faire théâtre de tout et Julien Gosselin n’a pas hésité à se saisir du roman des Particules élémentaires.
On dit souvent que le théâtre a emboîté le pas à la société « postmoderne » et son désenchantement. La plupart des spectacles présentés ici sont d’une autre facture. Ils prennent parti pour la dignité de l’être humain. En dénonçant les travers du monde, en inventant des formes nouvelles, ils ne nous offrent pas un théâtre de la résignation, ils parient sur un théâtre des émotions partagées.
Nous pensons que l’émotion cesse aujourd’hui d’être suspecte et qu’il est possible de l’associer au bonheur d’une découverte, à l’impact d’une expérience singulière, à l’hypothèse d’une… alternative. Ces émotions tiennent de la révélation et, rétives à tout programme esthétique ou idéologique, se définissent par leur capacité de surprendre, par l’invitation qu’elles forment de déchirer le ciel des certitudes pour accéder à des horizons inattendus.
Toute « alternative » s’est imposée grâce à une émotion suscitée par l’inédit radical d’une expérience : Barthes devant Mère Courage du Berliner Ensemble en 1954, Aragon devant Le Regard du sourd de Bob Wilson en 1971 pour ne convoquer que les exemples légendaires !
En quête de nouvelles voies, nous déclinons ici, ensemble, les espérances engendrées par « les théâtres de l’émotion » dont chacun, à titre personnel, témoigne. Quels espoirs seront confirmés, quelles déceptions sanctionneront, dans les années à venir, les visées actuelles ? Nous proposons ici, librement, les aveux de ce moi pluriel que nous constituons. Nous réunissons les confidences singulières formulées sur fond de satisfaction éprouvée dans le présent avec l’espoir d’une réverbération à long terme. Nous sommes habités par le voeu intime d’une résonance à venir, d’une confirmation et non pas d’une déception de nos attentes. Le socle qui nous réunit, c’est l’émotion assumée non pas comme un neutre dénominateur commun mais, au contraire, comme la réaction d’un moi singulier, un instant réconcilié avec le théâtre. L’émotion, par ce qu’elle comporte comme vérité de soi, est un indice ! Réunissons- les, nos émotions individuelles, afin de crayonner le paysage de l’avenir qui, de toute manière, nous contredira. Cette conviction ne doit pas pour autant nous décourager de le penser !