Mère Courageet le récit de la splendide Lee Jaram

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Mère Courageet le récit de la splendide Lee Jaram

Le 29 Avr 2014
Lee Jaram dans UKCHUK-GA, LE DIT DE FEMME COURAGE, d’après MÈRE COURAGE ET SES ENFANTS de Bertolt Brecht, texte, composition musicale et chant Lee Jaram, mise en scène Nam In-woo, Pansori Projet ZA (Corée du Sud), festival Interférences 2012, Cluj, Roumanie. Photos LG Arts Center.
Lee Jaram dans UKCHUK-GA, LE DIT DE FEMME COURAGE, d’après MÈRE COURAGE ET SES ENFANTS de Bertolt Brecht, texte, composition musicale et chant Lee Jaram, mise en scène Nam In-woo, Pansori Projet ZA (Corée du Sud), festival Interférences 2012, Cluj, Roumanie. Photos LG Arts Center.

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Lee Jaram dans UKCHUK-GA, LE DIT DE FEMME COURAGE, d’après MÈRE COURAGE ET SES ENFANTS de Bertolt Brecht, texte, composition musicale et chant Lee Jaram, mise en scène Nam In-woo, Pansori Projet ZA (Corée du Sud), festival Interférences 2012, Cluj, Roumanie. Photos LG Arts Center.
Lee Jaram dans UKCHUK-GA, LE DIT DE FEMME COURAGE, d’après MÈRE COURAGE ET SES ENFANTS de Bertolt Brecht, texte, composition musicale et chant Lee Jaram, mise en scène Nam In-woo, Pansori Projet ZA (Corée du Sud), festival Interférences 2012, Cluj, Roumanie. Photos LG Arts Center.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 120 - Les théâtres de l'émotion
120

Où sont « les alter­na­tives » d’an­tan…, ain­si pou­vons-nous para­phras­er le vieil adage sur fond de mélan­col­ie soutenue par un espoir qui sem­ble être aujour­d’hui aban­don­né. Kan­tor, il y a quelques années, l’avait repris égale­ment lors d’un de ses spec­ta­cles inclass­ables, spec­ta­cle fuyant comme le mer­cure entre les doigts. En le voy­ant à Beaubourg, avec Bernard Dort, je l’ai sur­pris en dis­ant : « Kan­tor se fait vieux ! ». Aujour­d’hui quand j’é­grène les mêmes lamen­ta­tions je me le rap­pelle et je me vois assigné à m’ap­pli­quer le même diag­nos­tic. Une inter­ro­ga­tion s’im­misce pour­tant :  « les alter­na­tives » man­quent-elles vrai­ment, ou suis-je moi-même devenu inapte à les saisir ?  Il n’y a pas d’ac­cueil du nou­veau sans regard nou­veau. Il n’y a pas de nou­veau que l’on saisit lorsque la mélan­col­ie s’in­stalle et « les neiges » ne fondent pas. Et pour­tant l’An­gelus novus de Klee, emblème de Wal­ter Ben­jamin, avance en rec­u­lant, les yeux dirigés vers le passé qu’il con­sid­ère non pas comme terre de nos­tal­gie mais comme éten­due à explor­er encore pour des aven­tures à venir. Si je me trou­ve orphe­lin de l’an­cien pou­voir d’émer­veille­ment, il me reste encore le pou­voir de répon­dre à ce qui émerge d’inédit à par­tir du legs qui per­dure. Angelus novus ne cherche pas les accom­plisse­ments « d’antan », mais envis­age un usage fécond du passé non épuisé. Cette con­vic­tion s’empara de moi plusieurs fois dans la vie, lors des ren­con­tres imprévues, éton­nantes et déroutantes, entre l’Orient ancien et « la Vieille jeune Europe », comme l’ap­pelait Der­ri­da. N’ai-je pas écrit mon pre­mier texte dans Alter­na­tives après l’éblouisse­ment devant Kazuo Ohno, le maître de Butô qui dan­sait pour préserv­er les sou­venirs d’Ar­genti­na, la star espag­nole qui l’avait fasciné dans sa jeunesse ? « Alter­na­tive » inou­bli­able… Des décep­tions ren­con­trées sur la même voie s’en suivirent ensuite, surtout procurées par un tra­vail d’hy­bri­da­tion pré­cip­itée entre la tra­di­tion scénique de l’Asie et l’héritage du réper­toire occi­den­tal, Le Roi Lear, Mac­bethIl y eut aus­si des éblouisse­ments : Mnouchkine imag­i­na ses Shake­speare déployés comme des paons poly­chromes sur la scène française placée sous le signe du gris « brechtien » dans les années qua­tre-vingt, récem­ment, je décou­vrais à Sibiu (Roumanie) le Japon­ais Yasu­da qui sig­nait un Titus Andron­i­cus tout de blanc vêtu, couleur du deuil ori­en­tal, sans sang ni effu­sions cru­elles, dan­sé, maîtrisé, céré­monie laïque où les corps préser­vaient entre eux une dis­tance secrète, jamais franchie, où les paroles étaient de feu et les gestes de glace. Ou encore un Ham­let mis en scène par Yoshi­hi­ro Kuri­ta où le Prince, comme dans un nô mod­erne, se trou­vait érigé en waki, l’homme du coin, qui se rap­pelait son par­cours, qui revivait, sur le mode mémoriel, sa des­tinée trag­ique. 

Pourquoi ce pro­logue ? Pourquoi ne pas débuter d’emblée ? Pour se con­forter dans l’idée que le mir­a­cle n’est que rarement unique dans la vie d’un spec­ta­teur et qu’une suc­ces­sion, plus ou moins espacée, d’événe­ments, relance, régulière­ment, la foi. Et pareil à l’ange ben­jaminien ils assurent l’avène­ment de l’an­cien sur un plateau con­tem­po­rain dont je suis le témoin séduit. Comme dans la soirée vécue au théâtre hon­grois de Cluj-Napoca en Roumanie lors d’une Mère Courage unique, présen­tée dans le cadre du fes­ti­val Inter­férences. 

D’où provient l’é­ton­nement ? D’abord du fait que le réc­it se trou­ve inté­grale­ment pris en charge par une seule inter­prète, for­mée à la dure école du genre tra­di­tion­nel coréen, le pan­sori, que cer­tains ont décou­vert dans sa splen­deur sonore soit à la Mai­son des Cul­tures du Monde, soit dans un spec­ta­cle de théâtre équestre, Éclipse de Bartabas. Les chanteuses, pour élargir leur reg­istre et par­venir à une pro­fondeur introu­vable ailleurs s’exercent dans des forêts près des chutes d’eau en engageant avec elles, sans tran­siger, une com­péti­tion sévère jusqu’à ensanglanter leurs cordes vocales. Le pan­sori exige un corps hors-normes, une voix qui bas­cule du mur­mure aux cris rugis­sants, des soupirs aux déplo­rations pathé­tiques, une voix de l’ex­cès. En voy­ant la belle Lee Jaram, l’im­pres­sion de la démesure vocale qui s’est emparée de moi dans les occa­sions évo­quées se tem­père, elle priv­ilégie le voy­age inlass­able d’un reg­istre à l’autre mais dépourvu de tout effet per­for­matif fla­grant. Sa voix ren­voie au fameux par­lar­can­tan­do recher­ché par Mon­tever­di, trahi ensuite par les volutes déployées du chant lyrique, et retrou­vé aujourd’hui ici ou là, chez Marthaler en par­ti­c­uli­er, par le pas­sage de la parole aux chants. 

Brecht, en 1935, éprou­vait le choc de l’ac­teur chi­nois Mei Lan­fang, acteur qu’il assim­i­la au mod­èle de l’ac­teur épique révélé dans les salles de démon­stra­tion moscovites. La théorie brechti­enne se trou­ve con­fortée dans ses voeux restés jusqu’alors incer­tains. En suiv­ant Lee Jaram je ne ces­sais pas de penser à Brecht et cela pas seule­ment parce qu’elle jouait une de ses pièces. La jeune coréenne se chargeait des pou­voirs de nar­ra­tion tant souhaités par Brecht : elle racon­tait tout en insérant, de manière parci­monieuse, de brefs instants d’i­den­ti­fi­ca­tion. Elle racon­tait tout, à l’ori­en­tale, non seule­ment le par­cours de Mère Courage mais aus­si les paysages dévastés par la guerre, les cor­beaux qui coassent et les char­i­ots aban­don­nés, la destruc­tion humaine et la van­ité mil­i­taire. Le spec­ta­cle pre­nait une allure romanesque et ren­voy­ait même au mod­èle ini­tial dont Brecht s’est inspiré : La Vagabonde courage de Hans Jacob Christof­fel von Grim­melshausen. Jamais, au théâtre, la nature, grâce aux seules paroles, ne se con­sti­tu­ait pas plus en cadre général per­me­t­tant à la comé­di­enne-danseuse de déclin­er les per­son­nages tan­tôt évo­qués, tan­tôt dess­inés comme dans un con­te qui ne restitue que des bribes de vie et des éclats de biogra­phie. 

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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