Et le corps, alors ?

Théâtre
Critique

Et le corps, alors ?

Le 11 Déc 2017
Tiphaine Raffier, Denis Eyriey, Noémie Gantier dans LES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES d’après Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, Festival d’Avignon 2013. Photo Simon Gosselin.
Tiphaine Raffier, Denis Eyriey, Noémie Gantier dans LES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES d’après Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, Festival d’Avignon 2013. Photo Simon Gosselin.

En 2014, Les Par­tic­ules élé­men­taires, adap­ta­tion de Houelle­becq, révélaient Julien Gos­selin, alors âgé de 27 ans, au fes­ti­val d’Avignon dont il était le ben­jamin.

Rap­pelons briève­ment l’intrigue : plongée acide et dés­abusée dans le morne déclin occi­den­tal de la sec­onde moitié du 20e siè­cle, le roman retrace le par­cours de deux demi-frères, Bruno et Michel, l’un obsédé sex­uel beauf et frus­tré, l’autre génial sci­en­tifique soli­taire, s’éloignant de plus en plus de ses con­tem­po­rains à mesure que ses recherch­es ouvrent la voie à un avenir post-humain, libéré de la repro­duc­tion sex­uée comme de la dif­férence des sex­es. Explo­rant les impass­es de la libéra­tion indi­vidu­elle post soix­ante-huitarde, la cru­auté et le dés­espoir où con­duit la com­péti­tion général­isée (sex­uelle, économique et sociale) pro­pre au monde libéral, le gouf­fre séparant l’égoïsme des hommes et la quête d’amour des femmes, Houelle­becq sem­ble ne croire qu’à la puis­sance de la lit­téra­ture. À la fois comique et sor­dide, le livre frap­pait d’abord par sa lucid­ité et sa mélan­col­ie sèch­es.

Ce choc, Julien Gos­selin le traduit d’abord par le rythme. Dès le début, ses Par­tic­ules claque­nt, faisant s’entre-heurter les voix, les épo­ques, les per­son­nages. Les comé­di­ens, assis de part et d’autre d’un plateau tapis­sé d’une herbe dont la couleur trop franche colle par­faite­ment à la société « éroti­co-pub­lic­i­taire » décrite par Houelle­becq, descen­dent à tour de rôle comme sur un ring pour racon­ter un épisode de l’épopée ou le par­cours d’un per­son­nage, verbe haut, vif et coupant. La ten­sion est en out­re soutenue par de brusques effets visuels et par le son live de gui­tares sat­urées qui tra­verse la pièce par inter­valles.

Julien Gos­selin, avec sa nar­ra­tion fon­ceuse, désire embrass­er la total­ité du roman. On devine en effet que dans Houelle­becq, il aime et recon­nait tout : la méchanceté et la com­pas­sion, le pathé­tique et l’humour, le dés­espoir grave et l’œil atten­tif à la banal­ité d’un univers fade de Flunch et de trains de ban­lieue. Mais aus­si louable que soit cette ambi­tion généreuse visant à ren­dre compte avec atten­tion de la com­plex­ité du matéri­au ini­tial, on peut trou­ver sa mise en œuvre par­fois lacu­naire ou mal­adroite. Une fois mis de côté l’habillage visuel et sonore viv­i­fi­ants, le texte appa­raît en effet sou­vent plus illus­tré qu’incarné, plus trans­posé qu’interprété, chaque per­son­nage s’apparentant davan­tage au bloc de texte qu’il vient cracher à plein poumons, sta­tique, au milieu du plateau qu’à un être vivant innervé d’émotions, de mots, de gestes et de pen­sées. On peut y voir une audace expéri­men­tale : loin de renier la pâte romanesque orig­inelle pour la traduire théâ­trale­ment, Gos­selin assume le romanesque et l’écriture pro­téi­forme des Par­tic­ules, oscil­lant entre le dis­cours doc­u­men­taire ou soci­ologique, le réc­it d’anticipation et la saga famil­iale. Mais qu’en est-il de la qua­si absence des corps, la plu­part du temps raides, immo­biles et séparés les uns des autres ? Révèle-t-elle l’insurmontable isole­ment des hommes dépeint par Houelle­becq, ou sig­nale-t-elle une dif­fi­culté de la mise en scène, si hap­pée par le texte qu’elle peine à faire exis­ter ceux qui l’habitent ? Julien Gos­selin revendique la pater­nité des grands de la scène fla­mande con­tem­po­raine, de Jan Lauw­ers à Alain Pla­tel. Certes, on retrou­ve dans ces Par­tic­ules élé­men­taires une énergie débridée et une hybrid­ité des gen­res qui puisent dans cet héritage, mais la dif­férence réside pré­cisé­ment dans l’attention au corps, matière pre­mière chez les belges, ici nég­ligée. Peut-être est-ce aus­si parce que le spec­ta­cle se prive du corps que la bouche prend une place démesurée, qui finit par nuire à l’expérience. Car si la langue de Houelle­becq, en pas­sant à l’oral, dévoile chez Gos­selin toute sa vigueur et sa beauté, son martèle­ment sans frein, ten­dance rouleau com­presseur, dessert par­fois davan­tage sa force qu’il ne l’exprime. Il nous manque ici de l’espace pour l’inconfort et l’ambiguité de ce texte dérangeant, des bulles de res­pi­ra­tion qui auraient créé du jeu. Jeu qui, à tous les sens du terme, se dérobe.

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Julien Gosselin
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Emilie Garcia Guillen
Emilie Garcia Guillen dérive vers le nord depuis environ quinze ans. Suite à une première...Plus d'info
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