LATE NIGHT, la danse de la déperdition

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LATE NIGHT, la danse de la déperdition

Le 22 Avr 2014
Aggeliki Papoulia, Fidel Talaboukas (derrière), Giorgos Valais et Sophia Kokkalidans (devant) dans LATE NIGHT, Blitz theatre group, Onassis Cultural Centre, Athène, octobre, 2012. Photo Vassilis K. Makris.
Aggeliki Papoulia, Fidel Talaboukas (derrière), Giorgos Valais et Sophia Kokkalidans (devant) dans LATE NIGHT, Blitz theatre group, Onassis Cultural Centre, Athène, octobre, 2012. Photo Vassilis K. Makris.

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Aggeliki Papoulia, Fidel Talaboukas (derrière), Giorgos Valais et Sophia Kokkalidans (devant) dans LATE NIGHT, Blitz theatre group, Onassis Cultural Centre, Athène, octobre, 2012. Photo Vassilis K. Makris.
Aggeliki Papoulia, Fidel Talaboukas (derrière), Giorgos Valais et Sophia Kokkalidans (devant) dans LATE NIGHT, Blitz theatre group, Onassis Cultural Centre, Athène, octobre, 2012. Photo Vassilis K. Makris.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 120 - Les théâtres de l'émotion
120

ASSIS SUR DES CHAISES posées sur des gra­vats, ils regar­dent le pub­lic pren­dre place, sem­blent atten­dre, l’air pass­able­ment inqui­et, le vis­age grave, vague­ment aba­sour­dis. Ils sont six, trois cou­ples d’hommes et de femmes, d’une même généra­tion, alignés en fond de plateau devant un espace vide déblayé des gra­vats amon­celés sur le pour­tour. Ils ont des pos­tures divers­es, par­fois, l’un ou l’autre ren­tre en lui-même, pose la main sur ses yeux ou tra­verse le plateau pour boire un verre d’eau posé sur une table. Le temps s’étire : ils nous regar­dent et nous les regar­dons comme si cette rela­tion fon­da­trice du théâtre allait rede­venir ici essen­tielle. 

Et puis la musique com­mence, une valse plutôt lente, un cou­ple se met à danser, les autres le regar­dent vague­ment. Mais, irré­press­ible­ment, les corps sont entraînés et tous se met­tent à valser sur cet espace entouré de décom­bres, dans ce moment que l’on sent incer­tain, mar­qué par la guerre et la destruc­tion. Un con­texte sug­géré par la scéno­gra­phie, l’éclairage et les atti­tudes des corps venant ren­forcer l’impression de grav­ité, de lour­deur, celle d’un temps d’après la cat­a­stro­phe. 

Nous regar­dons ces corps danser, emportés comme mal­gré eux, sans joie mais ani­més par la musique, hap­pés par son mou­ve­ment, par le rythme pro­fondé­ment nos­tal­gique de la ritour­nelle. Ils tour­nent sur eux-mêmes avec vir­tu­osité, repassent chaque fois au même endroit, enclosent l’espace, la piste de danse cir­con­scrite aus­si par les gra­vats, les chais­es, une table, l’un ou l’autre acces­soire et par le pub­lic du côté du qua­trième mur. La valse est une danse de salon, elle appar­tient à un milieu, elle en réfracte les codes. La pré­ci­sion des pas, les trois temps du tem­po, le cou­ple, les corps, légers, qui sem­blent échap­per aux lois de la grav­i­ta­tion mais sont tout entiers mobil­isés afin de ne pas se heurter et sans cesse règ­lent la dis­tance entre eux, dis­ent les lim­ites dans lesquelles se déploy­er. Il n’y a pas d’au-delà. La valse est un exu­toire réglé, elle n’offre pas d’échappatoire à un monde bar­ré de fron­tières, elle per­met de l’exalter ou de le sup­port­er. La valse mag­ni­fie et enchaîne tout à la fois, dans un mou­ve­ment con­tra­dic­toire, entê­tant et fasci­nant. Elle aliène plus sûre­ment par cette dou­ble nature, requérant le corps et l’esprit en vue de la cir­con­vo­lu­tion autour d’un cen­tre imper­cep­ti­ble ou incon­cev­able. La valse est un plaisir per­vers qui ne laisse pas le temps de pénétr­er sa per­ver­sité, elle entraîne le corps et sous­trait l’esprit. Rien ne s’oublie, rien ne s’efface, au con­traire, mais tout se liqué­fie à force d’être repris à l’identique, repassé, rap­pelé, tourné et retourné. 

Dev­enue emblé­ma­tique de la bour­geoisie avec les Strauss à Vienne au 19e siè­cle, la valse est la forme de l’enfermement dual­iste d’un monde bour­geois qui se sou­vient des bal­lets de cour, mais glisse et ne saute plus. Et les valseurs glis­sent, offrant alter­na­tive­ment tous les angles de leur corps aux regards, avide­ment regardés, livrant en spec­ta­cle, avec eux-mêmes, leur milieu et leurs valeurs. Ils dif­fusent l’image de l’harmonie, celle du cou­ple, et de la maîtrise qui ne laisse pas de place au hasard ni à l’improvisation. La valse est un signe de recon­nais­sance, on l’a apprise ou non, et maîtris­er ses pas indi­quera longtemps une « bonne édu­ca­tion », voire une appar­te­nance sociale. Ceux qui ne la savent pas la recon­nais­sent néan­moins et regar­dent, pas­sifs et admi­rat­ifs, immo­biles et à la fois trans­portés par ce mou­ve­ment cir­cu­laire qui ne va nulle part. Qui sem­ble n’être que bril­lance et pur diver­tisse­ment, pou­voir de détourn­er des préoc­cu­pa­tions et de créer une par­en­thèse dans le cours de la vie. 

Aus­si, quand la cul­ture pop­u­laire de masse s’approprie la valse, celle-ci se con­note-t-elle puis­sam­ment de nos­tal­gie, dimen­sion exclu­sive d’un mou­ve­ment gira­toire rap­porté à l’amour et à la psy­cholo­gie amoureuse, sources uniques d’un bon­heur mythi­fié. Un bon­heur sans cesse avorté, creuset sans fond de larmes, de regrets, de ques­tions, et qui sem­ble inéluctable­ment met­tre en fail­lite la réal­i­sa­tion de soi. C’est qu’à l’époque bour­geoise, le dual­isme de l’individu privé et du monde social for­mait une véri­ta­ble dynamique, un sys­tème organ­isant une con­cep­tion équili­brée de l’homme et du monde. Quand la valse se propage dans la cul­ture de masse, les valeurs qu’elle impli­quait, la rela­tion entre l’homme et la société qui la sous-tendait, ne peu­vent plus être dynamiques. Le monde appa­raît dès lors loin­tain, comme extérieur à l’individu, il tend à se neu­tralis­er, à l’image d’un décor, d’une toile de fond devant laque­lle glis­sent les indi­vidus. 

LATE NIGHT, le spec­ta­cle du Blitz The­atre Group, s’inscrit pré­cisé­ment au cœur de ce rap­port prob­lé­ma­tique entre l’intime et l’Histoire. Ce col­lec­tif théâ­tral grec, fondé en 2004, par Gior­gos Valaïs, Ange­li­ki Papou­lia et Chris­tos Pas­salis sem­ble s’être don­né pour enjeu, dès son pre­mier spec­ta­cle MOTHERLAND (2006), de dire le monde tel que le perce­vaient ces artistes issus d’une même généra­tion (ils ont entre 35 et 40 ans) et inscrits dans un con­texte de crise économique. Mais com­mencer à créer dans la deux­ième moitié des années 2000 implique d’être rapi­de­ment con­fron­té à une série de crises économiques (ban­caire, finan­cière…) dont les ficelles sont si gross­es – comme on dit au spec­ta­cle – qu’on ne peut que se retrou­ver aba­sour­di d’en être affec­té. Peut-être cette con­ster­na­tion est-elle à l’origine de la démarche du Blitz The­atre Group, une démarche qui s’attacherait d’abord à une mise à plat des façons éprou­vées de con­cevoir notre société européenne (cf. leurs spec­ta­cles GUNS ! GUNS ! GUNS ! ou GALAXY). 

Le regard ébahi génère le besoin de pos­er des ques­tions, de chercher. Au théâtre, cela sup­pose de renou­vel­er les façons d’appréhender le monde, ce qu’on appelle com­muné­ment les formes. Le par­al­lèle avec la méth­ode brechti­enne s’impose mais à la dif­férence de Brecht et de son théâtre, ici, nulle alter­na­tive ne se pro­file. 

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Nancy Delhalle
Nancy Delhalle est professeure à l’Université de Liège où elle dirige le Centre d’Etudes et...Plus d'info
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