Ce fluide impondérable : l’humain

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Ce fluide impondérable : l’humain

Le 18 Déc 2017
Photo Alice Dufour-Feronce
Photo Alice Dufour-Feronce

Avec le spec­ta­cle Kharif (« Automne », en arabe) présen­té au Fes­ti­val des arts de la scène de Tanger, la met­teuse en scène maro­caine Asmaa Houri signe une créa­tion intime et pudique sur le can­cer du sein, où se mêlent théâtre, danse et musique.  

Mar­jorie Bertin : Kharif a été écrit à par­tir d’un texte en par­tie auto­bi­ographique…

Asmaa Houri : C’est une fic­tion qui s’inspire d’une his­toire vraie et de souf­frances réelles. De nom­breuses femmes atteintes du can­cer,  au Maroc, sont délais­sées par leurs maris et leurs proches dont beau­coup ont ten­dance à penser, à tort bien sûr, que la mal­adie risque d’être con­tagieuse.

Le can­cer est encore un tabou au Maroc, il relève de l’inavouable pour la plu­part de ceux et celles qui en souf­frent ; pour les autres, il fait par­tie, le plus sou­vent, de l’innommable. Ma défunte sœur a eu le courage de l’aborder dans ce texte et de cri­ti­quer la manière dont on en par­le. C’était une moti­va­tion suff­isante pour me don­ner l’envie d’en faire un spec­ta­cle. Mais un spec­ta­cle aux ambi­tions uni­verselles. L’indescriptible sup­plice des can­céreux ne s’arrête pas aux fron­tières du Maroc. C’est une tragédie, inhérente à la con­di­tion humaine, partout dans le monde où sévit encore la peur irra­tionnelle de tout ce qui est con­sid­éré comme « anor­mal »,  voire mon­strueux.

La pièce est en arabe mais reste com­préhen­si­ble pour un non arabo­phone.  Pourquoi avoir don­né une si grande impor­tance à la danse et à la per­for­mance ? 

J’ai priv­ilégié le gestuel et l’expression cor­porelle, parce qu’à mon avis les faits et gestes accom­plis par les comé­di­ens sur scène sont plus aptes à don­ner à voir l’inexprimable, à ren­dre les pen­sées les plus enfouies, les pas­sions les plus intens­es, que le verbe seul risque de banalis­er. Dans mon tra­vail, le corps est prépondérant, quand on se focalise sur le texte et sur le ver­bal,  on a ten­dance à nég­liger son poten­tiel expres­sif, à le stig­ma­tis­er ou à le noy­er dans une sorte de log­or­rhée oiseuse et plate.  Cela ne sig­ni­fie pas, pour autant, que la dimen­sion dialogique du théâtre me laisse indif­férente. Le mou­ve­ment et la musique étaient une com­bi­nai­son sûre pour dynamiser le corps et détecter ses inten­tions, son sub­con­scient, son état d’âme et sa psy­cholo­gie. L’expression cor­porelle est dotée du pou­voir de racon­ter le trag­ique sans le drama­tis­er. Nous sommes parti(e)s de la théorie selon laque­lle « tout état psy­chologique est un acte physique et tout acte physique est psy­chologique ». Le mou­ve­ment n’est pas seule­ment esthé­tique, les mou­ve­ments sont le résul­tat d’un état psy­chologique. Je tiens aus­si à soulign­er l’importance de la col­lab­o­ra­tion étroite avec le com­pos­i­teur Rachid Bro­mi qui a don­né une âme et une vie à chaque geste et mou­ve­ment sur scène. La musique ren­force le mou­ve­ment, inten­si­fie les expres­sions et mul­ti­plie divers­es façons de récep­tions et inter­pré­ta­tions.

Deux artistes pour le même rôle : la choré­graphe Sal­i­ma Moum­ni dont l’essentiel du jeu relève de la per­for­mance et Fari­da Bouaz­za­oui, une actrice qui prend en charge la parole. Pourquoi ce dédou­ble­ment ? 

J’ai essayé de sépar­er le corps et la parole d’où  mon choix de tra­vailler avec une chorégraphe/comédienne et une actrice. Elles con­stituent une seule entité et racon­tent la même his­toire. Le corps se détache du mot pour par­ler son pro­pre lan­gage, et le mot le ponctue et le guide. Le jeu n’est pas psy­chologique mais sug­ges­tif. Les deux femmes inter­prè­tent l’homme et la femme à la fois.

C’est un spec­ta­cle sur la muta­tion du corps mais aus­si sur la fragilité du cou­ple et l’abandon. Pourquoi ne pas avoir con­fié le rôle du mari à un homme ?  

Je ne par­le pas d’un homme, je par­le d’un com­porte­ment inhu­main froid et bru­tal. Le per­son­nage dit « Tu es juste un homme… et moi, je n’ai que faire d’un homme tout court… dénué de son human­ité… Je veux un homme total : un véri­ta­ble être humain…». C’est très impor­tant de faire cette dif­férence. Ne pas lui don­ner de vis­age c’était longue­ment réfléchi afin de faciliter l’incarnation d’une atti­tude indif­férente  envers un être faible et éviter la stig­ma­ti­sa­tion des sex­es. La pièce con­damne un com­porte­ment, mais pas les hommes : l’abandon et l’indifférence auraient très bien pu être des atti­tudes d’une femme.

Com­ment cette déser­tion est-elle perçue dans une société où l’homme est sou­vent présen­té comme infail­li­ble ? 

Avant d’entamer les répéti­tions, nous avons beau­coup par­lé de cette thé­ma­tique et de la manière dont les gens pour­raient percevoir le spec­ta­cle et nous avons ajusté le texte en fonc­tion de cette éventuelle per­cep­tion. Mal­gré cela, cer­tains hommes ont eu des réac­tions très fortes, voire des mou­ve­ments d’indignation. Un soir, un spec­ta­teur très en colère m’a dit qu’il avait vécu cette his­toire. Il s’identifiait à ce mari sans vis­age. On a par­lé, il s’est calmé et j’ai sen­ti que son his­toire s’ajoutait à la mienne. Si les gens peu­vent être touchés, c’est très bien, c’est le rôle du théâtre de sec­ouer les gens et de les inciter à la réflex­ion. Ce spec­ta­cle mon­tre l’état de quelqu’un qui est faible et malade. La société s’est érigée à par­tir des critères de nor­mal­ité et des mod­èles de per­fec­tion, et un corps qui ne répond pas ou ne répond plus à ces canons est cru­elle­ment mar­gin­al­isé. On fait subir une pres­sion sou­vent psy­chologique aux gens à cause de leur faib­lesse alors qu’il faudrait les accepter tels qu’ils sont, sans les assu­jet­tir à un idéal de référence.

La dis­tri­b­u­tion est fémi­nine. Qu’exprime ce par­ti-pris esthé­tique ? 

C’est peut-être lié à la nature du texte. C’était très impor­tant pour moi d’aborder l’ablation des seins, le fait de ne plus se recon­naître,  cri­ti­quer cette déf­i­ni­tion restric­tive et déshu­man­isante de la féminité liée aux clichés et aux stéréo­types.  L’idéal c’est de par­ler de l’être humain, de l’humanité, en dehors de toute con­sid­éra­tion, fondée sur des juge­ments de valeur, sans chercher à éti­queter les gens, afin de jus­ti­fi­er des dis­crim­i­na­tions… Il nous incombe de remet­tre en cause toute forme de légiti­ma­tion de la ségré­ga­tion, quelle qu’elle soit, au nom de l’anormalité. Par­ler d’ « homme » ou de « femme » dépend du sujet, pour­tant je suis beau­coup plus portée, pour ne pas dire ten­tée, d’aborder ce flu­ide impondérable qui unit les deux : L’HUMAIN.

Lauréate de l’Institut supérieur d’Art dramatique et d’animation culturelle de Rabat, Asmaa Houri quitte le Maroc pour aller s’installer en Suède où elle résidera pendant 13 ans. Elle sera recrutée par l’une des compagnies les plus prestigieuses de Suède, Jävle folkteatern. C'est en 2010 qu'elle décide de retourner vivre au Maroc pour y exercer. Asmaa Houri est devenue depuis l’un des acteurs incontournables de la scène théâtrale marocaine et arabe. En 2013, lors du 15e festival du théâtre professionnel à Meknès, elle remporte cinq prix, dont le Grand prix. En 2017, elle obtient, grâce à sa pièce Kharif («Automne»), le Grand prix du théâtre arabe. Elle a dernièrement été sélectionnée parmi dix metteurs en scènes internationaux pour réaliser une adaptation en marocain de Hedda Gabler qui sera présentée à Oslo à l’occasion d’une manifestation dédiée à d’Ibsen.
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Asmaa Houri
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Marjorie Bertin
Docteur en Études théâtrales, enseignante et chercheuse à la Sorbonne-Nouvelle, Marjorie Bertin est également journaliste à...Plus d'info
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