Faire reculer les frontières mentales

Entretien
Théâtre

Faire reculer les frontières mentales

Le 5 Jan 2018
Denis Mpunga dans Anathème, Groupov, 2005. photo Lou Hérion.
Denis Mpunga dans Anathème, Groupov, 2005. photo Lou Hérion.
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La diver­sité cul­turelle n’est pas quelque chose qui se trou­ve en dehors de moi, mais quelque chose que je vis depuis ma ten­dre enfance, ayant des par­ents qui ne par­laient pas la même langue. Si la diver­sité fait par­tie de mon « géno­type » cul­turel, mon « phéno­type » est la recherche d’une cer­taine uni­ver­sal­ité dans le lan­gage artis­tique.


L’universalité n’est pas un fait, c’est une idéolo­gie, alors que la diver­sité est un fait. Nous sommes tous dif­férents et ma recherche artis­tique repose sur ce ques­tion­nement : que faisons-nous de nos dif­férences ? Faut-il en faire quelque chose et pourquoi ? (…)

Issu de l’immigration et du voy­age, je suis con­va­in­cu du fait que le monde sur­vivra par la diver­sité et non par le repli iden­ti­taire car­ac­téris­tique de notre époque. Quand on regarde notre monde depuis les siè­cles des lumières, ce sont ces grands voyageurs qui ont fait décou­vrir la richesse cul­turelle des peu­ples du monde et celle-ci con­court, ou devrait con­courir, au bien-être de tous.
Pour moi, la meilleure chose que l’on puisse apporter aux autres, ce n’est pas de leur don­ner notre richesse, mais de leur révéler la leur. Je tente à cha­cun de mes spec­ta­cles de trans­met­tre hum­ble­ment ce principe. (…)

Je n’ai jamais ressen­ti ni une iné­gal­ité de traite­ment en tant qu’artiste issu de l’immigration, ni une forme de stig­ma­ti­sa­tion, pour la sim­ple rai­son que je n’ai jamais abor­dé ce méti­er en tant qu’Africain, mais avant tout en tant qu’artiste. Et en tant qu’artiste, mon rôle est de faire reculer les fron­tières men­tales. Les Anglo-sax­ons ont deux mots pour par­ler des fron­tières : « bor­der » et « fron­tier ». « Fron­tier » est une lim­ite physique, comme un mur, ou une bar­rière, « bor­der » est une fron­tière sou­ple qui est plus proche des lim­ites à explor­er et qu’on peut donc redessin­er, ou reculer.
Quand cette dernière fron­tière, « bor­der », vient à dis­paraître, on passe à un autre état de con­science. (…)

La Bel­gique est un pays où cohab­itent 3 peu­ples, 3 cul­tures (fran­coph­o­ne, fla­mande et ger­manophone). Quand je pro­pose un spec­ta­cle dans une aire qui sort de celle où je suis sen­sé m’exprimer, les réac­tions sont sou­vent de l’ordre de : « on trou­ve le texte intéres­sant, mais ce serait mieux que tel ou tel met­teur en scène de notre com­mu­nauté le monte ». Tout se passe comme s’il n’y avait pas de con­fi­ance dans les esthé­tiques et lan­gages artis­tiques qui peu­vent découler de mon tra­vail. Ils font plus con­fi­ance à ce qu’ils con­nais­sent qu’à ce qu’ils ne con­nais­sent pas.
L’autre fait impor­tant et récur­rent est que, sys­té­ma­tique­ment, on nous sig­nale que l’on a pas assez ou trop d’accent africain.
Pour désar­morcer ce genre de pro­pos, j’ai un jour par provo­ca­tion répon­du à un chef de cast­ing qui me demandait : « tu con­nais un acteur noir qui par­le avec un accent africain ? », « non, mais je cherche pour ma future mise en scène un acteur blanc qui par­le avec un accent européen ».
Je pense que ce jour là il s’est ren­du compte non seule­ment de l’incongruité de sa ques­tion, mais aus­si de la vio­lence qu’elle rêvet.

Peut-on dire que le spec­ta­cle vivant en Bel­gique est encore pris­on­nier d’un « sys­tème d’emplois » d’autant plus effi­cace qu’il ne se déclare pas comme tel, voire qu’il n’a pas con­science de lui-même ?

Ce que je peux dire d’emblée c’est que le théâtre belge fla­mand est pris­on­nier de la forme et le théâtre belge fran­coph­o­ne, pris­on­nier de la langue. C’est aus­si un trait cul­turel impor­tant de la Bel­gique et celui-ci est à l’origine de pas mal de malen­ten­dus entre les deux com­mu­nautés et entre les artistes issus de la diver­sité, pris en otage entre ces deux plaques tec­toniques qui frot­tent l’une con­tre l’autre, mais qui sont com­plé­men­taires et enrichissantes, si la poli­tique ne s’en mêlait pas.
Que le spec­ta­cle vivant belge soit pris­on­nier d’un « sys­tème d’emploi » est évi­dent, mais à sa décharge la poli­tique n’a jamais statué sur une posi­tion claire du méti­er d’artiste. Si, en France, l’intermittent du spec­ta­cle est un statut à part entière, même s’il y a beau­coup de choses à amélior­er, en Bel­gique, l’artiste est assim­ilé à un employé et à un indépen­dant, du coup il est à la fois un faux salarié et un faux indépen­dant. (…)

Donc, quand ce met­teur en scène blanc et cet artiste noir se ren­con­trent pour la pre­mière fois, ils ne sont pas vierges et ont déjà une opin­ion non pas sur la per­son­ne qui se tient devant eux, mais sur la com­mu­nauté dont cette per­son­ne fait par­tie.
Ils sont face à face, deux iden­tités ; mais l’identité n’est pas sta­ble, elle est rela­tion­nelle.
Le Blanc doit se méfi­er de son eth­no­cen­trisme et le Noir de sa propen­sion à faire ce que l’autre attend de lui.
Com­ment je me situe par rap­port à ces artistes pio­nniers can­ton­nés dans les rôles « racisés » ?
Si le rôle pro­posé per­met de faire avancer la lutte con­tre les per­sis­tances et accélér­er la décon­struc­tion des stéréo­types, s’il per­met de démon­ter les mécan­ismes qui mènent aux préjugés, alors il faut le faire. S’il n’y a pas d’e­space, même restreint, pour cette cause, mais qu’au con­traire cela ren­force les préjugés, alors il ne faut pas accepter le rôle.
Ces artistes « racisés » ont joué un rôle impor­tant pour la jeunesse, ils ont été les héros des enfants. Grâce à eux les enfants issus de la diver­sité ont pu pren­dre con­science qu’ils pou­vaient eux aus­si accéder au ciné­ma, à la télé et au théâtre. Il n’y a pas de fatal­ité, s’ils y tra­vail­lent, ils peu­vent y arriv­er. Le héros donne à l’enfant la force et la grandeur qu’il n’a pas. (…)

Je ne peux pas chang­er ce que l’Autre pense, mais je peux me chang­er moi, pour ne pas don­ner à l’Autre ce qu’il attend de moi. Pour para­phras­er Kof­fi Kwahulé :

Si le corps de l’esclave appar­tient au maître, les pen­sées de l’esclave appar­ti­en­nent tou­jours à l’esclave.

Même quand on nous donne des rôles stéréo­typés, il faut se bat­tre pour les endoss­er de manière intéres­sante et sin­gulière. C’est la pre­mière forme de résis­tance. Je sers le rôle nar­ratif que tu attends de moi, mais ma sphère vibra­toire au niveau de la pen­sée n’est pas là où on pour­rait l’attendre. Tout le monde ne percevra pas cette nuance, mais si un pour­cent­age min­ime des spec­ta­teurs la perçoit, c’est le début d’un change­ment. (…)

Les Afro-Améri­cains n’ont pas l’équivalent de notre dias­po­ra, ce qui leur per­met d’être plus unis que nous, leur his­toire com­mune est l’esclavage, ils n’ont pas d’autres choix que de se bat­tre pour recon­stru­ire une com­mu­nauté. Mais ici, en Europe, les iden­tités sont mul­ti­ples, les Afriques divers­es, d’où la dif­fi­culté d’une union. Mais il suf­fit de quelques-uns qui s’acharnent pour tir­er la machine. (…)

Ce que les Africains et les artistes de la diver­sité peu­vent apporter au monde est de penser au-delà des com­mu­nautés. C’est cela le monde de demain.
L’Afrique est la seule région au monde qui ne se pré­cip­ite pas pour impos­er ses pro­pres préjugés aux autres. C’est une expéri­ence mul­ti­cul­turelle, c’est l’expérience inter­cul­turelle qu’il faudrait vis­er. Une loi ne suf­fi­ra pas pour que les choses changent, il faut com­bin­er démarche indi­vidu­elle et col­lec­tive. C’est plus lent, mais les change­ments seront plus durables.

Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est sus­cep­ti­ble de s’opérer la pro­mo­tion d’artistes issus de cul­tures minorées ?

Ouvrir les grandes scènes nationales aux auteurs issus de la diver­sité.
Don­ner l’occasion aux met­teurs en scènes issus de la diver­sité de mon­ter aus­si bien les pièces de réper­toires que les pièces con­tem­po­raines.

Le risque n’est-il pas grand d’alimenter une nou­velle forme de stig­ma­ti­sa­tion inver­sée ou de frag­ilis­er cer­taines propo­si­tions artis­tiques en leur don­nant un excès de vis­i­bil­ité ?

Toutes les expéri­ences sont bonnes à ten­ter. Les choses sont telle­ment déséquili­brées, qu’aller dans les extrêmes nous per­me­t­trait au moins de vivre autre chose quitte à rééquili­br­er ensuite.

Assiste-t-on à une crise de la représen­ta­tion sur les scènes européennes, du fait de la faible représen­ta­tion d’artistes issus de l’immigration au sein de l’espace pub­lic et médi­a­tique ? Quelle est la respon­s­abil­ité de l’artiste dans une telle con­fig­u­ra­tion ?

Les men­tal­ités bougent lente­ment et la tech­nolo­gie beau­coup trop vite. Comme dis­ait un soci­o­logue, nous sommes tech­nologique­ment tri­om­phant et cul­turelle­ment défail­lant.
La demande d’intelligence col­lec­tive n’a jamais été aus­si grande dans le monde.
Les artistes de la diver­sité ont à jamais un rôle à jouer, pour autant qu’on leur laisse une
Vraie place.

Ver­sion inté­grale à lire en ligne (PDF).

Pro­pos recueil­lis par Lau­rence Van Goethem.

 

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