La démesure des nano-mondes

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La démesure des nano-mondes

Le 7 Jan 2018
«Cold Blood» de Jaco Van Dormael et Michèle Anne De Mey, texte de Thomas Gunzig.© Julien Lambert.
«Cold Blood» de Jaco Van Dormael et Michèle Anne De Mey, texte de Thomas Gunzig.© Julien Lambert.

Quelques années après Kiss & Cry, la choré­graphe Michèle Anne De Mey et le cinéaste Jaco Van Dor­mael pro­lon­gent avec Cold Blood, présen­té pour la pre­mière fois à Mons en 2015 1, leur incur­sion poéti­co-mag­ique dans un univers mêlant théâtre d’objets, nano-danse et ciné­ma.

Dès les pre­mières sec­on­des, plongées dans le noir, Jaco Van Dor­mael nous invite à nous laiss­er porter par un voy­age onirique, pas­sant par sept morts stu­pides, dont il accom­pa­gne le réc­it de sa voix lente et mono­corde. Tour à tour, nous parta­geons les derniers instants d’une tueuse en série can­ni­bale, d’un vieux mon­sieur emporté par une intolérance à la purée, d’un astro­naute per­du dans l’espace, d’un client de pros­ti­tuée étran­glé par une agrafe de sou­tien-gorge… Et tan­dis qu’ils glis­sent, déjà, vers l’oubli, Cold Blood sauve leurs tout derniers sou­venirs, sen­sa­tions infimes de la caresse d’un amant, odeur d’herbe coupée, frôle­ments noc­turnes, moelleux des draps, bruisse­ments d’été.

Toute la jubi­la­tion de Cold Blood réside dans sa fab­ri­ca­tion sous nos yeux, sur le plateau devenu ate­lier-lab­o­ra­toire où s’affairent les cam­era­men, les danseurs et les autres chevilles ouvrières du spec­ta­cle : ils instal­lent à pas de loup les décors et les maque­ttes où se déroulent cha­cun des sept réc­its, don­nent vie aux per­son­nages par les mou­ve­ments dan­sés de leurs doigts, créent des effets spé­ci­aux à l’aide de machines à fumée, tapis roulants ou ondu­la­tions de l’eau. Filmés en gros plan et pro­jetés sur un écran placé au-dessus de la scène, ces minus­cules tableaux et ces infimes brico­lages pren­nent alors une ampleur de film hol­ly­woo­d­i­en. Jaco Van Dor­mael, Michèle Anne De Mey et leurs acolytes sont des héri­tiers de Méliès, fascinés par la puis­sance des images et la frag­ile intim­ité des maisons de poupée, tech­ni­ciens vir­tu­os­es et arti­sans bidouilleurs, habités tout autant par le goût du dérisoire que par l’appel de la flam­boy­ance.

Don­nant à voir simul­tané­ment l’envers et l’endroit, le spec­ta­cle et les ficelles, l’illusion et le truc qui la façonne, Cold Blood joue des mélanges, entre la pré­ci­sion mil­limétrée qu’exigent les trou­vailles et la démesure des effets, ren­for­cés par le sen­ti­men­tal­isme extrav­a­gant, tein­té d’absurde et d’humour macabre, de la nar­ra­tion. Certes, le texte, abu­sant des anaphores et des énuméra­tions, n’évite pas tou­jours les plat­i­tudes (« la mort c’est comme la vie, il n’y en a pas deux pareilles ») ou la sen­si­b­lerie kitsch. Der­rière l’accumulation d’anecdotes qui fonc­tion­nent plus ou moins bien, on peine à saisir la cohérence et la pro­fondeur du pro­pos.

Et pour­tant, mal­gré ses mal­adress­es nar­ra­tives et ses excès esthéti­sants, Cold Blood nous prend dans sa grâce et sa sen­si­bil­ité à fleur de peau, dans ses milles tours à la folle ingéniosité et ses images somptueuses, comme baignées par la flu­id­ité des mou­ve­ments de caméras qui les por­tent. La magie nous étreint, peut-être parce qu’elle est faite de quelque chose qui ressem­ble à la peau des rêves : un débor­de­ment d’images né du presque rien, l’éclatement d’une force évo­ca­trice lovée en nous depuis le fond de l’enfance, dans les nano-sec­ouss­es du som­meil.

Cold Blood, vu au Théâtre National (Bruxelles) en décembre 2017.

    1. Lire aussi «Théâtre et cinéma, Kiss&Cry de Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael» par Fabienne Darge, paru dans le #124-125 (2015).
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