Le regard négatif et les sociétés de témoins dans le théâtre de Jon Fosse

Théâtre
Portrait

Le regard négatif et les sociétés de témoins dans le théâtre de Jon Fosse

Le 19 Avr 2013
Melancholia I de Jon Fosse, mise en scène Stanislas Nordey, Opéra National de Paris, 2008. Photo Christian Leiber.

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Melancholia I de Jon Fosse, mise en scène Stanislas Nordey, Opéra National de Paris, 2008. Photo Christian Leiber.
Article publié pour le numéro
116

JON FOSSE est l’un des créa­teurs d’un théâtre de la par­tic­i­pa­tion, dans l’idée que Hans-Thies Lehmann a exprimée à pro­pos du théâtre post-dra­ma­tique, situé à la portée d’un pub­lic capa­ble de s’investir lui-même dans le spec­ta­cle théâ­tral. Fos­se choisit de représen­ter dans ses pièces les défis d’une per­cep­tion faussée chez les fig­ures qu’il fait se con­fron­ter sur scène. Faute d’une énergie motrice nor­male des corps, la ten­sion dra­ma­tique est sub­limée au niveau de l’œil qui regarde. Ce qu’on voit, c’est une réal­ité défor­mée, dérangée, par­fois mutilée. On passe son temps à assis­ter à des change­ments imper­cep­ti­bles. Sou­vent, on a affaire à de mau­vais spec­ta­teurs, à des per­son­nages doués d’une énorme capac­ité de destruc­tion et recon­fig­u­ra­tion maligne de l’image. Nous pro­posons une analyse des sociétés de témoins et des qual­ités per­for­ma­tives du regard négatif chez cet auteur, aus­si bien que de leur rôle dans la dimen­sion par­tic­i­pa­tive du pub­lic.

Le théâtre de Jon Fos­se est d’abord le lieu de décon­struc­tion du lan­gage tel qu’on l’utilise dans la vie quo­ti­di­enne. La chute et la recon­fig­u­ra­tion des struc­tures spa­tiales suiv­ent de près ce mou­ve­ment. La trans­parence offerte par l’enlèvement de n’importe quel type de mur imag­iné par la pen­sée clas­sique va dot­er les habi­tants de ces espaces frontal­iers, que Claude Régy appelle des « espaces per­dus », d’une étrange vision sur les autres et sur les événe­ments eux-mêmes. Dans les drames de cet auteur, le regard, inten­si­fié par une mas­sive absence des obsta­cles de la vue, acquiert des fonc­tions dra­ma­tiques inat­ten­dues. Les vieilles maisons délabrées, décors très chers à Fos­se, ne nous sem­blent pas être loin des maisons trans­par­entes de Mau­rice Maeter­linck. Espaces ouverts aux qua­tre vents, doués eux-mêmes d’yeux et d’oreilles, ces anciens abris per­me­t­tent au sens d’observation de s’épanouir. Ce théâtre repose juste­ment sur les fins change­ments per­cep­tifs qui ouvrent la pos­si­bil­ité de l’échange dra­ma­tique là où les corps et l’histoire ont été vidés de force. Tout comme la trans­parence des espaces, la fatigue immo­bil­isante qui tour­mente la majorité des per­son­nages créés par Fos­se mène à l’exacerbation de l’état de guet-apens de l’autre et à la muta­tion des per­cep­tions.

Dans ESSAI SUR LA FATIGUE, Peter Hand­ke par­le d’une force malé­fique qui pos­sède les fatigués : « Et il arrivait que tous les deux, pos­sédés par le démon-fatigue, deve­naient eux-mêmes red­outa­bles. » Les sit­u­a­tions dra­ma­tiques de Jon Fos­se, tra­ver­sées dif­fi­cile­ment par des per­son­nages à bout de force, con­stituent un préam­bule du repos. Mais celui-ci ne peut pas être atteint, sa quête devenant hyp­no­tique et maintes fois létale pour ceux qui sont en proie au trou­ble ou bien pour ceux qui les entourent.

Hand­ke dépis­tait donc une sorte de guerre menée au nom du repos, dans laque­lle le regard de ceux qui étaient épuisés deve­nait le ter­ri­ble enne­mi de l’altérité. Quand le corps de tels per­son­nages arrive à être vidé de force, le lieu du con­flit est trans­féré au niveau de l’expression des yeux, capa­ble de détru­ire elle seule tout un monde.

Chez Fos­se, les yeux et le vis­age sont les zones priv­ilégiées de la man­i­fes­ta­tion de la ten­sion dra­ma­tique, des non-lieux où l’on peut suiv­re le cours des désirs et des cat­a­stro­phes, la peur et le dés­espoir, l’obsession et l’oubli. Le con­flit tra­di­tion­nel des actants qui s’affrontent sur scène est rem­placé, dans le théâtre de cet auteur, par des silences ou des paroles qui ne dis­ent presque plus rien, par une trans­for­ma­tion intéri­or­isée des sit­u­a­tions dra­ma­tiques, placée au cœur d’une éter­nelle répéti­tiv­ité extérieure.

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Daria Ioan
Daria Ioan est docteur en Arts du spectacle. Elle est assistante au département de Cinématographie...Plus d'info
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