LE VOYAGE EN ITALIE : TEMOIGNAGE D’UNE COMEDIENNE

Entretien

LE VOYAGE EN ITALIE : TEMOIGNAGE D’UNE COMEDIENNE

Entretien avec Marisa Fabbri

Le 25 Juin 1994
Marisa Fabbri dans LES BACCHANTES, mise en scène de Luca Ronconi.

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Marisa Fabbri dans LES BACCHANTES, mise en scène de Luca Ronconi.
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JEAN-RENÉ LEMOINE : Ron­coni a mis en scène LES BACCHANTES d’Euripi­de, dans lequel vous jouiez tous les rôles. Peut-on par­ler de mono­logue ?

Marisa Fab­bri : En fait, ce n’é­tait pas un mono­logue, c’é­tait la prise en charge de tout le texte par une seule per­son­ne. Et donc de toutes le fonc­tions, car on ne doit pas par­ler des per­son­nages, mais des fonc­tions du texte. Ce fut une expéri­ence d’une grande richesse et, je peux le dire, une révo­lu­tion au niveau du jeu théâ­tral par le rap­port qui s’.établissait entre l’au­teur et le pub­lic. Nous avons fait ce tra­vail, que nous avons appelé recherche sur la com­mu­ni­ca­tion théâ­trale, avec Luca Ron­coni au sein du Lab­o­ra­toire de Pra­to de 1976 à 1979. Et là, la fonc­tion de l’ac­teur a été com­plète­ment ren­ver­sée. Qui étais­ je cen­sée être, moi ? Cer­taine­ment pas une vir­tu­ose qui jouait tous les rôles comme Fre­goli en changeant de cos­tume et de tonal­ité. Il fal­lait retourn­er à l’idée de base, appelons-la comme cela, de l’au­teur avant qu’il n’éla­bore cette idée en fonc­tions, per­son­nages, struc­ture dra­ma­tique. Et tout cela pourquoi ? Parce qu’il fal­lait effac­er un rite qui apparte­nait à d’autres épo­ques et ten­ter au con­traire de com­mu­ni­quer le mythe-même du texte. Ce fut très dif­fi­cile mais nous y sommes arrivés, Ron­coni, Gae Aulen­ti et moi, avec l’aide de chercheurs de dif­férentes prove­nances, philosophe, let­trés, qui étaient mem­bres du groupe de recherche que Gae Aulen­ti dirigeait dans le cadre de Parole et Espace. Ce fut un tra­vail mer­veilleux. Moi je n’au­rai jamais songé faire un mono­logue. Je n’aime pas les mono­logues. J’aime, je préfère le dia­logue. Mais ce n’é­tait pas un mono­logue, il s’agis­sait pré­cisé­ment de com­mu­ni­quer la sub­stance d’une tragédie. Et LES BACCHANTES d’Euripi­de sont peut-être la plus grande tragédie qu’on ait jamais écrite. Alors qui étais-je, moi ? Je l’ai su avec le recul : j’é­tais l’E­sprit dionysi­aque qui est à l’in­térieur de ce texte.
Le tra­vail fut mag­nifique. Ce fut un des plu grand moments de ma vie de comé­di­enne, pas parce que j’é­tais seule à jouer, mai  parce que j’avais eu le priv­ilège de pénétr­er à l’in­térieur de l’Esprit de laTragédie. J’y ai mis aus­si une part de mon essence d’ac­teur. Je n’é­tais plus un acteur de représen­ta­tion, qui cri­tique son per­son­nage, qui le joue, mais la trans­parence de quelqu’un qui agit au présent.

J. -R. L. : Ce n’é­tait pas le mono­logue dans son aspect nar­cis­sique.

M. F. : Non, c’é­tait exacte­ment le con­traire. Du point de vue du jeu… com­ment dire ? J’é­tais la sur­face réfléchissante de l’au­teur et la sur­face réfléchissante du des­ti­nataire, à savoir le spec­ta­teur. De quelle manière ? J’é­tais avec Ron­coni le pre­mier lecteur et le pre­mier spec­ta­teur de la tragédie. Nous mesu­ri­ons à quel point cette tragédie était loin­taine et proche, les points d’in­ter­sec­tions avec notre époque. Et on ne fai­sait pas sem­blant de croire que ce qui était loin pou­vait être proche et vice ver­sa. En fait, devant cer­taines choses que nous n’ar­riv­ions plus à com­pren­dre nous disions : « nous ne com­prenons pas ». Et d’ailleurs c’est la  sub­stance qui compte. Une tragédie grecque est tou­jours con­tem­po­raine car elle est uni­verselle : elle par­le du grand besoin pri­maire de l’homme, du rap­port esprit-incon­scient ou apollinien­ dionysi­aque, selon qu’on veuille l’ap­pel­er. J’é­tais donc comme un miroir, la sur­face réfléchissante de cet auteur et ma tâche était de l’é­tudi­er en pro­fondeur. Le tout pre­mier spec­ta­teur, au sens le plus noble et le plus sub­lime du mot, c’é­tait Luca Ron­coni, qui n’é­tait pas le spec­ta­teur du lieu com­mun mais du sens com­mun. Le sens com­mun d’une époque comme la nôtre…  Nous étions donc un dou­ble miroir. Et c’é­tait une façon absol­u­ment nou­velle d’être acteur.
Quel a été selon moi le grand change­ment opéré par Luca Ron­coni ? Change­ment que beau­coup com­pren­nent et beau­coup ne com­pren­nent pas ; beau­coup en tirent prof­it avec plaisir sans pour autant le com­pren­dre et beau­coup d’autre  s’y opposent stu­pide­ment : Ron­coni a créé le lan­gage théâ­tral de notre époque. Le lan­gage d’une ère nou­velle, d’un rap­port dif­férent entre les hommes, d’un rap­port dif­férent entre les hommes et les mythe. Je crois que c’est cela la grande révo­lu­tion qu’il a faite. On voit d’ailleurs que nos jeunes élèves sont tout de suite prêts, ils l’ac­ceptent immé­di­ate­ment. Ensuite il n’est pas don­né à tous de pou­voir appli­quer cela dans l’in­ter­pré­ta­tion mais on sent que ces jeunes gens n’ont pas d’in­hi­bi­tions, pas de méfi­ance, parce que cela fait par­tie de leur époque.

Marisa Fab­bri dans LES BACCHANTES, mise en scène de Luca Ron­coni.

J. -R. L. : Cette expéri­ence des BACCHANTES a été un piv­ot, un moment fon­da­men­tal dans l’élab­o­ra­tion de ce change­ment.

M. F. : Fon­da­men­tale pour ce qui est de la com­mu­ni­ca­tion théâ­trale. La scène (appelons-la comme cela, même si nous n’é­tions pas sur une scène), l’e­space con­sacré au jeu et l’e­space con­sacré à l’é­coute étaient dans un rap­port absol­u­ment dif­férent.

J. ‑R. L. : Com­ment était ce lieu, com­ment était-il investi, du point de vue scéno­graphique ?

M. F. : Le lieu était ce que j’aimerais qu’il soit tou­jours : un lieu choisi en fonc­tion du sous-texte. Il y a dans LES BACCHANTES un dis­cours sur l’op­pres­sion, sur la répres­sion. Excusez-moi si j’en brosse un tableau à grandes lignes. Dans une ville comme Pra­to il n’y avait que cet ancien orphe­li­nat pour fig­ur­er ce lieu d’op­pres­sion et de répres­sion. Dans cha­cune des pièces avait lieu une sec­tion de la struc­ture. Le pro­logue dans une pièce, la par­o­dos dans une autre, puis le pre­mier épisode. Le spec­ta­teur entrait donc physique­ment à l’in­térieur de la struc­ture dra­maturgique. Et quand il sor­tait d’une pièce après avoir enten­du une sec­tion, dis­ons par exem­ple le pro­logue, il ne retrou­vait pas le lieu où il retour­nait tel qu’il l’avait lais­sé. Il y avait des pas­sages qui créaient des sen­tiers, des par­cours dif­férents. Et cela le per­tur­bait ter­ri­ble­ment. Mais il n’y avait pas lieu d’être per­tur­bé, car à par­tir du moment où on a suivi, on a lu, on est entré, on s’est con­cen­tré à l’in­térieur d’un par­cours théâ­tral, on n’est plus le même qu’a­vant. Et donc à tra­vers ces pas­sages conçus par Gae Aulen­ti on accé­dait à une autre pièce. L’an­ci­enne salle de gym­nas­tique de l’or­phe­li­nat par exem­ple était le lieu de l’ex­péri­ence de la par­o­dos, c’est‑à­ dire qu’on entrait à l’in­térieur d’un mythe religieux.

J. ‑R. L. : Et com­ment gériez­ vous l’é­mo­tion ? Car c’est une œuvre chargée d’é­mo­tions, de ten­sions. Vous la gériez avec une dis­tance, avec la dis­tan­ci­a­tion de la per­son­ne qui est l’in­ter­mé­di­aire, qui doit livr­er quelque chose à des gens qui écoutent, ou bien il y avait un proces­sus d’i­den­ti­fi­ca­tion ?

M. F. : Quand j’ai com­pris après une année de tra­vail que j’é­tais l’E­sprit dionysi­aque, j’ai tra­vail­lé à l’in­térieur de moi sur le dionysi­aque. Le moment de l’en­trée était un moment objec­tif, si je puis dire, à savoir entr­er à l’in­térieur et faire une expéri­ence. Mais ça je ne peux pas l’ex­pli­quer. Je peux trans­met­tre cette expéri­ence quand j’en­seigne mais il m’est très dif­fi­cile de la racon­ter. Je peux seule­ment dire que l’en­trée clans la paro­c­los se fai­sait d’abord d’une manière objec­tive, c’est d’ailleurs écrit comme un préam­bule ; ensuite il y avait l’en­trée dans l’ex­péri­ence, qui était elle tout à fait sub­jec­tive.

J. ‑R. L. : Mais vous deviez pren­dre en charge tous les per­son­nages …

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