Monologue et monologue intérieur dans le théâtre de Beckett

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Monologue et monologue intérieur dans le théâtre de Beckett

Le 24 Juin 1994

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Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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1TOUT COMMENCE, au théâtre, avec le mono­logue de Lucky2. Sur l’in­jonc­tion de Poz­zo, « Pense, porc ! », la pen­sée sans maître se déverse, inco­hérente et chao­tique, dans un flux non ponc­tué, comme si on avait ouvert les vannes au tumulte intérieur. La syn­taxe se réduit à sa par­o­die, impuis­sante qu’elle est à l’aire autrement que sem­blant d’or­don­ner le désor­dre (ou le désas­tre), trouée de par­a­sites venus de strates enco­re plus obscures, encore plus imprévis­i­bles (« quaqua­ quaqua » ). Pen­sée mis­érable, qui se rac­croche à des trucs ou à des tics (« mais n’an­ticipons pas »), se laisse bal­lot­ter par les asso­ci­a­tions(« à la cam­pagne à la mon­tagne et au bord de la mer ») et les asso­nances(« l’équi­tation l’avi­a­tion la cona­tion »), bégaie (« à la suite des recherch­es inachevées inachevées de Tes­tu et Conard il est établi tabli tabli »), prend ce qui traîne dans la mémoire (« aux nues si bleues […] si calmes ») et, si mis­érable qu’elle soit, se pour­suiv­rait indéfin­i­ment si on ne l’in­ter­rompait de force. On pour­ra dire que la pen­sée ici n’ex­iste que dans cette extéri­or­i­sa­tion com­mandée (la pen­sée comme exer­ci­ce de cirque), que dans le dis­cours oral qui s’ef­force (comique­ment et pathé­tique­ment)  de la con­stru­ire. C’est vrai, mais en même temps ce dis­cours, s’il doit cer­taines de ses mar­ques formelles à l’o­ral­ité, présente toutes les car­ac­téris­tiques du mono­logue intérieur. Il y a donc comme un estom­pe­ment de la fron­tière entre pen­sée proférée et mono­logue intérieur qui fonde dou­ble­ment le théâtre à venir de Beck­ett : d’abord, parce que la plus grande par­tie de ce théâtre se donne­ra pour tâche de trou­ver des solu­tions scéniques au pro­blème de l’ex­téri­or­i­sa­tion de la parole intérieure ; ensui­te, parce que le mono­logue de Lucky, presque cen­tral dans EN ATTENDANT GODOT, est à la fois, dans son énor­mité, une excrois­sance de la pièce, et une sorte de siphon qui men­ace d’en­gloutir les autres per­son­nages et la réal­ité extérieure. Vladimir et Estragon doivent se débat­tre avec l’én­ergie de qui est tout près de se noy­er pour se sauver de là et sauver leur monde. FIN DE PARTIE consti­tuera, cinq ans plus tard, un aboutisse­ment de ce monde, celui de l’altérité3, mais c’est au cœur du siphon que nous entraîn­era la qua­si-total­ité de l’œu­vre théâ­trale ultérieure de Beck­ett.

Dès les nou­velles écrites en 1945, et surtout les TEXTES POUR RIEN (1950), pré­fig­u­ra­tion des grands romans des années 51 (MOLLOY, MALONE MEURT) et 53 (L’INNOMMABLE), se met en place la prob­lé­ma­tique que Beck­ett  com­mencera  à trans­pos­er au théâtre à la fin des années cinquante.

Pour nous en tenir aux TEXTES POUR RIEN, cha­cun des treize morceaux qui les com­posent — en par­ti­c­uli­er le pre­mier — peut être lu comme pro­to­type du mono­logue intérieur beck­et­tien : un nar­ra­teur« couché face au sol »4, exilé de la « lumiè­re » et du monde des « vivants » (demeurés « là­ haut »)5, un temps immobi­le6 ouvert au ressasse­ment infi­ni7, dans un « souf­fle », au bord de l’en­dormisse­ment8 — « je souf­fle, en me dis­ant, avec des mots comme faits de fumée »9. Le théâtre sera le lieu où se fera enten­dre ce « souf­fle » qui sem­ble sor­tir d’« une poupée de ven­tril­oque »10.

Le prob­lème qui se posera à Beck­ett sera : com­ment trans­pos­er au théâtre cette immo­bil­ité aux anti­podes du théâtre (du théâtre avant Beck­ett — avant lui, seul Maeter­linck s’é­tait aven­turé aus­si résol­u­ment dans ces par­ages) ? Un sem­blant de réponse s’esquisse, pour qui con­naît la suite, dans le dédou­ble­ment : « Je suis là­ haut et je suis ici, tel que je me vois, vautré, les yeux fer­més, l’or­eille en ven­touse con­tre la tourbe qui suce »11. C’est ce cli­vage ini­tial — que COMPAGNIE, autre texte clé à l’autre bout de l’œu­vre (1980), portera à son comble en dévelop­pant l’idée d’un moi gigogne, d’un moi par­lé, plus qu’il ne par­le, par une « voix parv [enant] à quel­qu’un dans le noir »12 , elle-même par­lée … et ain­si de suite — qui con­stitue une des failles par lesquelles s’im­mis­cera le théâtre.

LA DERNIÈRE BANDE (1958) est la pre­mière pièce de Beck­ett entière­ment mono­loguée. Encore cette affir­mation doit-elle être aus­sitôt nuancée puisqu’il s’ag­it d’un mono­logue à deux voix : celle, par­lée, de Krapp dans le présent, celle, enreg­istrée, du Krapp d’autre­fois. Nous ver­rons que si Beck­ett ne cesse, dans ses œuvres ultérieures, de s’ap­procher de la forme mono­logue, aucu­ne d’en­tre elles n’est un sim­ple mono­logue — au sens où un per­son­nage seul en scène par­lerait à la pre­mière per­sonne, ce qui est le cas de l’im­mense majorité des mono­logues écrits pour le théâtre. Il y a, au moins, disloca­tion ou dis­so­ci­a­tion — voix mul­ti­ples, voix unique à la troisième per­son­ne, etc., tous procédés qui soulig­nent et qua­si­ment met­tent en abyme cette mise à dis­tance de la mon­ade du moi qu’im­pose le théâtre13. C’est en cela que l’œu­vre dra­ma­tique de Beck­ett garde jusqu’au bout une spé­ci­ficité qu’on lui dénie par­fois, au nom, juste­ ment, du recours au mono­logue. D’une cer­taine maniè­re, on peut dire que l’inces­sante recherche formelle qui car­ac­térise son théâtre vise à apporter des solu­tions scé­niques au prob­lème de la con­ven­tion sur laque­lle est fondée toute ten­ta­tive de représen­ta­tion théâ­trale du mono­logue intérieur.

La réponse qu’il apporte dans LA DERNIÈRE BANDE repose donc sur l’u­til­i­sa­tion du mag­né­to­phone comme parte­naire de Krapp, et ce de deux manières. D’abord, Krapp peut par­ler tout seul puisqu’il s’en­reg­istre (c’est en cela que la con­ven­tion se trou­ve revi­tal­isée), et cette parole, au plus près de ce qu’il se dirait à lui-même, est un com­pro­mis entre le pur mono­logue intérieur, par déf­i­ni­tion inaudi­ble, et la parole proférée. Mais surtout, lorsque la bande défile, c’est elle qui rem­plit le vide, tient lieu de pen­sée à Krapp : lais­sé à lui-même, celui­ ci ne livre que quelques brèves syl­labes en rela­tion avec ce qui l’oc­cupe14. Il ne retrou­ve la parole que pour enre­gistrer ce qui pour­ra lui tenir lieu de pen­sée plus tard. La pen­sée, ici, est clone désignée comme pen­sée de l’autre, « pen­sée du dehors »15 ; ren­due vis­i­ble par le défile­ment de la bande, qui n’est pas sans évo­quer l’au­toma­tisme ciné­matographique. Le spec­ta­teur, de plus, voit les bobines tourn­er, et c’est comme la matéri­al­i­sa­tion du déroule­ment de la pen­sée — l’ef­fet pro­duit a quelque chose d’hyp­no­tique qui fait de cette pièce, paradoxale­ment, une des œuvres théâ­trales dont la représen­ta­tion offre la plus grande analo­gie avec le déroule­ment d’un film.

Si dans OH LES BEAUX JOURS (1961)16 l’extériori­sation, les adress­es de Win­nie à son parte­naire, dis­ons la « théâ­tral­i­sa­tion », relèguent au sec­ond plan ce que son qua­si-mono­logue présente comme points d’analo­gie avec le mono­logue intérieur, c’est dans les pièces ulté­rieures que se man­i­feste l’ex­péri­men­ta­tion de voies nou­velles dans la représen­ta­tion scénique de ce dernier.

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Joseph Danan
Joseph Danan est auteur et maître de conférences à l'Insrirur d'Érudes théâtrales (Paris IIISorbonne Nouvelle)....Plus d'info
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