Vidéo en scène : l’art d’être ensemble hic et nunc

Entretien
Théâtre
Edito

Vidéo en scène : l’art d’être ensemble hic et nunc

Entretien avec Fabrice Murgia

Le 29 Juil 2020
Scarlet Tummers, Valérie Bauchau, Vinora Epp, Vanessa Compagnucci, An Pierlé, Magali Pinglaut, Juliette Van Dormael, Clara Bonnet, Léone François, Ariane Rousseau, Solène Cizeron, dans Sylvia, mise en scène Fabrice Murgia & An Pierlé Quartet, création vidéo Giacinto Caponio, création au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, 2018. Photo Hubert Amiel.
Scarlet Tummers, Valérie Bauchau, Vinora Epp, Vanessa Compagnucci, An Pierlé, Magali Pinglaut, Juliette Van Dormael, Clara Bonnet, Léone François, Ariane Rousseau, Solène Cizeron, dans Sylvia, mise en scène Fabrice Murgia & An Pierlé Quartet, création vidéo Giacinto Caponio, création au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, 2018. Photo Hubert Amiel.
Scarlet Tummers, Valérie Bauchau, Vinora Epp, Vanessa Compagnucci, An Pierlé, Magali Pinglaut, Juliette Van Dormael, Clara Bonnet, Léone François, Ariane Rousseau, Solène Cizeron, dans Sylvia, mise en scène Fabrice Murgia & An Pierlé Quartet, création vidéo Giacinto Caponio, création au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, 2018. Photo Hubert Amiel.
Scarlet Tummers, Valérie Bauchau, Vinora Epp, Vanessa Compagnucci, An Pierlé, Magali Pinglaut, Juliette Van Dormael, Clara Bonnet, Léone François, Ariane Rousseau, Solène Cizeron, dans Sylvia, mise en scène Fabrice Murgia & An Pierlé Quartet, création vidéo Giacinto Caponio, création au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, 2018. Photo Hubert Amiel.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 141 - Images en scène
141

Ton par­cours bal­ance entre l’image et la scène. Après avoir été acteur pour le ciné­ma, tu es aujourd’hui auteur et met­teur en scène pour le théâtre, et bien sûr directeur du Théâtre Nation­al Wal­lonie-Brux­elles.

Mon enfance a été bercée par le ciné­ma indépen­dant améri­cain, j’ai fait de nom­breux stages pra­tiques pour appren­dre les métiers du ciné­ma, l’usage d’une caméra. Quand je me suis inscrit au Con­ser­va­toire, à dix-huit ans, je ne savais pas trop ce que je voulais faire. C’est grâce à des ren­con­tres, celle de Jacques Del­cu­vel­lerie notam­ment et du col­lec­tif d’artistes Groupov, que j’ai appris à aimer ce méti­er. En sor­tant du Con­ser­va­toire, j’ai joué un peu puis je me suis vite tourné vers la mise en scène avec l’envie d’écrire mes pro­pres his­toires. Sans théoris­er, j’ai fait de la vidéo live de manière intu­itive, comme on fait du son ou de la lumière. C’était une pra­tique abor­d­able pour nous à l’époque (en 2009). Tout le monde était capa­ble de con­necter une web­cam avec un petit vidéo­pro­jecteur. Mon tra­vail a évolué depuis dix ans en fonc­tion du matériel disponible, mais j’avais déjà envie de faire ce que je fais aujourd’hui. À l’époque, même Guy Cassiers n’utilisait pas des tech­niques sans fil, la Haute Déf­i­ni­tion n’était pas encore là…

Aujourd’hui, on a le recul pour réper­to­ri­er des sous-caté­gories au sein du grand genre « théâtre et ciné­ma ». Qu’est-ce qui car­ac­térise ta démarche artis­tique ?

Je n’ai jamais tra­vail­lé à la manière de Katie Mitchell, Cyril Teste ou Anne-Cécile Van­dalem1, qui font vrai­ment du ciné­ma en direct, avec la volon­té affir­mée d’œuvrer à quelque chose qui est en train de se pass­er sous nos yeux, et dont on peut voir le résul­tat simul­ta- nément sur un moni­teur géant. La per­for­mance filmique, qui est dev­enue un genre du théâtre à part entière, offre au pub­lic un cer­tain type de jouis­sance, celui d’assister à sa fab­ri­ca­tion en direct. Aujourd’hui, on peut facile­ment acquérir une caméra, faire un plan avec un drone ou réalis­er des courts-métrages avec un télé­phone portable… Inévitable­ment, les dra­maturges, les écrivains de plateau, utilisent ces nou­veaux out­ils qui sont en leur pos­ses­sion. Pour revenir à mon tra­vail, j’ai d’abord envis­agé l’espace sur le plan de la plas­tic­ité et de la scéno­gra­phie. Les tulles, par exem­ple, per­me­t­tent d’avoir des images vidéo imprimées sur l’image théâ­trale, et de jouer sur les pro­fondeurs. Grâce à cette dimen­sion plas­tique et onirique, on peut jouer sur l’illusion – comme avec les holo­grammes qui datent du XVI­I­Ie siè­cle ! On créait des fan­tômes selon les mêmes principes, mais avec des bou­gies et des vit­res. La machine théâ­trale, l’illusion et la pos­si­bil­ité de tra­vailler les effets spé­ci­aux sont des points d’accroche dont le pub­lic a tou­jours besoin, y com­pris à l’ère post-dra­ma­tique…

Tu revendiques le plaisir de la grande fab­rique théâ­trale, aug­men­té par l’œil de la caméra !

Bien sûr, avec le ciné­ma on peut s’amuser à faire un plan dans un aéro­port et un autre dans un jardin une sec­onde après. C’est certes pos­si­ble au théâtre, mais la vidéo a fort aidé les met­teurs en scène. Les dra­matur­gies vidéo vari­ent en fonc­tion des spec­ta­cles, et il y a tou­jours quelque chose de jouis­sif dans ces per­for­mances filmiques. Arriv­er avec deux troncs d’arbres, une pro­fondeur de champ et évo­quer la forêt, tan­dis qu’au plateau, on est plutôt dans une forêt de câbles et de pieds de micros… c’est for­mi­da­ble ! Je pense que le pub­lic de théâtre éprou­ve un cer­tain plaisir lié à la ludic­ité du plateau de tour­nage. Néan­moins, je perçois aus­si de nom­breuses mal­adress­es : le trompe‑l’œil vidéo peut être aus­si ringard que la toile peinte… Amen­er la vidéo live au théâtre a per­mis de ren­dre la vidéo vivante, aus­si vivante que le théâtre.

Tes réflex­ions s’appuient essen­tielle­ment sur la vidéo en direct, alors que ton usage des images sur scène varie d’un spec­ta­cle à l’autre. Le pro­jet Ghost Road2 par exem­ple, con­sacré aux villes aban­don­nées, est une forme de théâtre doc­u­men­taire avec des images préen­reg­istrées. Avec Sylvia3, inspiré de la vie de la poétesse fémin­iste améri­caine, tu recrées un plateau de tour­nage sur scène…

J’utilise indif­férem­ment plusieurs types de dra­matur­gies vidéo en fonc­tion des réc­its. On retrou­ve la dimen­sion atmo­sphérique, déjà évo­quée avec le jeu des trans­parences et des atmo­sphères comme par exem­ple dans Exils4 ; ou encore la dimen­sion doc­u­men­taire, illus­trée par le pro­jet GhostRoaden effet. Dans ce cas, on assume pleine­ment un écran au plateau et les traces des voy­ages… On alterne sur scène des cap­sules doc­u­men­taires avec ce qui se passe au plateau en miroir, sans théâtre filmé en direct. Des équipes de tour­nage sont par­ties au Chili, aux États-Unis, en Russie récem­ment. La dimen­sion de con­fes­sion à la caméra est égale­ment très présente dans mes spec­ta­cles. L’acteur peut être seul au plateau, avec une caméra, un qua­trième mur, tout en regar­dant le pub­lic dans les yeux !

De la scène à l’écran, on nav­igue beau­coup dans les échelles. C’est impres­sion­nant dans Le Cha­grin des Ogres, cette créa­tion de 2009 sur la fin de l’enfance…

Oui, on peut inven­ter ce genre de ren­con­tres grâce au gros plan. Cer­tains de mes con­sœurs ou con­frères me dis­ent que c’est inutile de faire de la vidéo pour faire du théâtre plus grand, pour voir mieux. Je crois pour­tant que le fait de voy­ager dans un vis­age de qua­tre mètres de haut comme dans un paysage, offre de nou­velles per­spec­tives sur la sen­si­bil­ité humaine – très dif­férentes de ce que l’on perçoit nor­male­ment du troisième bal­con.

L’étude du détail per­met de traduire l’intériorité. Le Cha­grin des Ogres s’inscrit donc dans la dimen­sion de la con­fes­sion…

Oui, il s’agit d’une per­son­ne seule dans une cham­bre. Le gros plan et l’adresse caméra m’ont per­mis de faire coïn­cider forme et fond, notam­ment dans mes pre­miers spec­ta­cles où j’ai abor­dé le thème des nou­velles formes de soli­tude liées aux nou­velles tech­nolo­gies. Il y a dix ans, les réseaux soci­aux n’existaient pas encore, le pub­lic n’était pas encore habitué à voir des gros plans en direct au théâtre. On ne pou­vait pas, sans la vidéo et l’adresse caméra, attein­dre un tel niveau de soli­tude (quelqu’un der­rière une vit­re dans une pièce) et être aus­si proche de sa colère.

Le fait de pos­er une caméra sur un plateau nous per­met d’aller là où l’accès est inter­dit par les règles du théâtre clas­sique, au plus proche des per­son­nages, au point d’augmenter l’acteur finale­ment. C’est com­pa­ra­ble à l’utilisation du micro aujourd’hui et c’est une des con­di­tions sine qua non de la vidéo live. Pour La Mémoire des arbres, on a pro­posé des casques aux spec­ta­teurs pour qu’ils enten­dent la moin­dre res­pi­ra­tion de l’acteur Josse De Pauw. Il faut évidem­ment accorder en même temps à la vue et à l’ouïe le priv­ilège du gigan­tisme. Finale­ment, l’objectif est de se rap­procher du ressen­ti du per­son­nage, par l’usage de la vidéo, du micro ou d’autre chose.

Pour en revenir aux poten­tiels de la dra­maturgie vidéo, j’ajoute aux trois dimen­sions déjà citées – doc­u­men­taire, atmo­sphérique et de con­fes­sion– la dimen­sion con­crète du ciné­ma, le plaisir d’offrir du mou­ve­ment ! Le fait d’avoir une caméra sub­jec­tive qui court der­rière un acteur per­met de ren­tr­er dans une sorte de mobil­ité. C’est comme déplac­er un gradin. C’est ludique et ça per­met d’obtenir rapi­de­ment des résul­tats – pas tou­jours intéres­sants sur le plan scéno­graphique…

C’est une affaire de cadrage comme au ciné­ma, qui per­met de diriger le regard du spec­ta­teur, et d’affirmer très fort le point de vue du met­teur en scène !

Si ce n’est qu’on peut met­tre en scène des spec­ta­cles avec les cadreurs au plateau à la vue des spec­ta­teurs. Je cite à nou­veau le spec­ta­cle Sylvia où les actri­ces dépla­cent les grues, les caméras et les décors. Dès lors qu’une actrice a décidé de pos­er la caméra à un endroit, ça fait par­tie de son per­son­nage. Elles (sept à neuf comé­di­ennes) se parta­gent le même rôle et vont jusqu’à claper les scènes ! Dans ce cas, ce n’est plus seule­ment le geste du met­teur en scène qui importe : ça devient une per­for­mance où l’on saute dans les cadres. La fab­ri­ca­tion du spec­ta­cle se faisant vrai­ment en direct avec les comé­di­ennes, cela remet en ques­tion l’idée du met­teur en scène omnipo­tent qui aurait décidé du cadrage…

Qu’est-ce que ce tra­vail avec un plateau de tour­nage apporte pré­cisé­ment à la com­préhen­sion de l’autrice fémin­iste Sylvia Plath ?

Avec Sylvia, j’avais envie de par­ler des femmes créa­tri­ces. Or le fait d’être assis der­rière une machine à écrire n’est pas très théâ­tral. Je n’aime pas trop le théâtre bavard, et de toute façon on n’avait pas les droits… Il fal­lait donc trou­ver une autre manière de faire tran­spir­er une énergie de créa­tion au plateau, l’énergie de celle qui n’a pas le droit de créer, qui hésite entre sa cui­sine et sa machine à écrire… Je l’ai trou­vée dans le mou­ve­ment per­pétuel offert par ce plateau de tour­nage.

Dans un autre reg­istre, pourquoi as-tu util­isé des caméras de sur­veil­lance dans LIFE:RESET / Chronique d’une ville épuisée ?

LIFE:RESET / Chronique d’une ville épuisée est un spec­ta­cle inspiré du Con­cert à la carte de Franz Xaver Kroetz (1972). C’est une pièce didas­calique qui par­le d’une jeune fille seule dans son apparte­ment. La vidéo est util­isée dans sa dimen­sion atmo­sphérique et le live se lim­ite à des caméras de sur­veil­lance. Ici, on n’est pas dans le point de vue unique du met­teur en scène mais dans ceux des caméras de sur­veil­lance.

Cela mod­i­fie fon­da­men­tale­ment le rôle de la caméra et de fac­to celui du spec­ta­teur. Si la caméra est fixe et cap­ture un sujet seul dans la vie quo­ti­di­enne, le pub­lic devient obser­va­teur d’un moment intime. Chaque spec­ta­teur est en attente de quelque chose à vol­er. Aucun mou­ve­ment de caméra n’est là pour nous ori­en­ter vers un quel­conque point de vue de la mise en scène. C’est l’extrême inverse de la caméra sub­jec­tive qui per­met de ren­tr­er dans la peau d’un per­son­nage.

Pens­es-tu que la puis­sance des images sur scène s’accompagne for­cé­ment d’un risque d’écrase­ment des inter­prètes vivants au plateau ?

C’est très dif­fi­cile de trou­ver l’équilibre entre les présences matérielles et immatérielles au plateau… Mais on peut essay­er de jouer avec des images mon­u­men­tales en les reliant à la musique par exem­ple. Cela fonc­tionne bien quand je fais de la vidéo de grande dimen­sion pour l’opéra notam­ment. Évidem­ment, c’est com­pliqué de ne pas paraître ridicule avec Wag­n­er ! Mais on peut imprimer des dimen­sions mon­u­men­tales, qui sans égaler ce grand com­pos­i­teur, s’en rap­prochent…

Com­ment fais-tu tra­vailler tes comé­di­ens ? Com­ment appren­nent- ils à gér­er leur présence physique devant une assem­blée et l’image de tout ou par­tie de leur corps à l’écran ?

Je pense que ça requiert des com­pé­tences d’acteur de ciné­ma, une forme de plaisir à trich­er : « Je ne te par­le pas dans les yeux mais je suis capa­ble de te dire quelque chose de très sincère. » Ils doivent com­pren­dre l’image dans laque­lle ils évolu­ent – pas for­cé­ment le plan, mais l’image scénique, trou­ver un type de jeu qui soit à la fois assez grand pour le théâtre, mais assez intérieur pour le gros plan. Il y a bien sûr des astuces : on peut être en colère sans bouger, et bal­ancer une chaise con­tre le mur qui fera des bonds de plusieurs mètres… sans mou­ve­ment de la caméra. Pour être clair dans mes con­signes de direc­tion d’acteur, je vais sou­vent jouer à leur place, et ils s’installent dans le gradin pour com­pren­dre dans quel plan ils jouent. Il m’est arrivé, notam­ment pour LIFE:RESET / Chronique d’une ville épuisée, de pro­pos­er à l’actrice de rester dans son apparte­ment. On plan­tait la caméra chez elle comme si c’était un décor, puis on regar­dait pen­dant plusieurs heures en se deman­dant quand elle arriverait à être vrai­ment seule. On s’est ren­du compte qu’elle pou­vait faire des choses étranges, à moitié couchée dans son canapé en regar­dant la télé, pro­pos­er des gestes qu’un acteur en représen­ta­tion n’aurait jamais pro­posés. Enlever ses chaus­sures, quand on est chez soi, ça peut pren­dre du temps. On peut en enlever une, faire autre chose avant d’enlever la deux­ième… Ce ne sont pas des choses qu’on peut écrire, mais des gestes qu’on vole avec une caméra.

Pour finir, quelles démarch­es artis­tiques, mêlant scène et image, t’intéressent aujourd’hui ? J’ai assisté ces derniers mois à plusieurs spec­ta­cles dans cette veine : Pro­pa­gan­da par Vin­cent Hen­nebicq, où il est ques­tion de manip­u­la­tion par les images, et aus­si les mis­es en scène de Thomas Oster­meier5 (His­toire de la vio­lence), et de Chris­tiane Jatahy évidem­ment !

C’est une part impor­tante de la pro­gram­ma­tion au Nation­al et je ne pour­rai tous les citer. Dans His­toire de la vio­lence, le tra­vail d’Ostermeier s’inscrit claire­ment dans ceux de Frank Cas­torf ou René Pollesch, qui util­i­saient la vidéo très dif- férem­ment que Guy Cassiers à la même péri­ode, avec une dimen­sion presque brechti­enne de la caméra embar­quée. On tire un câble et on s’en fiche, on bouge partout jusqu’à ce qu’on trou­ve le bon plan… Cette manière de faire, d’intégrer la vidéo dans le théâtre post-dra­ma­tique appa- raît au début des années 1990. La démarche de Chris­tiane Jatahy est très dif­férente, elle tra­vaille sur la ques­tion de la fron­tière entre la réal­ité et la fic­tion. Étant réal­isatrice de for­ma­tion, elle inscrit cette notion de fron­tière, par exem­ple dans What if they went to Moscow ?, en touchant à l’infrastructure du théâtre, avec un dou­ble dis­posi­tif instal­lé dans deux salles. Il ne s’agit pas de faire du théâtre et de mon­tr­er à quel point le ciné­ma peut être trompeur mais de don­ner deux expéri­ences de dif­férents ordres. C’est égale- ment intéres­sant dans Le Présent qui déborde où elle s’intéresse à la fron­tière en util­isant l’écran comme fron­tière, comme fenêtre. Elle est dans une recherche per­son­nelle et authen­tique pas­sion­nante. Pour aimer les artistes et les pro­gram­mer, j’ai besoin qu’ils soient dans la con­struc­tion d’une œuvre. Pour le spec­ta­cle Pro­pa­gan­da, Vin­cent Hen­nebicq a util­isé l’image selon l’adage The medi­um is the mes­sage. Sur scène, un plateau télé est recon­sti­tué et le spec­ta­cle joue avec les codes de ce type d’émission : la vul­gar­ité et le mau­vais goût. Dans une autre veine, je pense à des artistes comme Car­o­line Guiela Nguyen dont j’aime beau­coup le tra­vail ! Elle fait des spec­ta­cles sans écran mais qui sont très ciné­matographiques ! Quand on regarde Saï­gon, c’est du ciné­ma.

Il n’y a pas tant d’artistes qui savent tra­vailler avec la vidéo car il faut tout de même avoir des con­nais­sances tech­niques et une habi­tude de la ges­tion de ce type d’équipes. Je trou­ve que les écoles d’art ne créent pas assez de passerelles entre ciné­ma et théâtre. C’est com­pliqué pour les jeunes artistes d’apprendre à lier con­crète­ment ces deux dis­ci­plines. C’est comme si tu étais pein­tre et que tu n’avais accès à ton ate­lier que trois semaines avant de présen­ter ta toile ! La théorie ne suf­fit pas, il faut pra­ti­quer.

Pra­ti­quer et bien con­naître les deux arts… Juste­ment, en dehors de ces équipes théâ­trales dont on vient de par­ler, quelles sont tes influ­ences ciné­matographiques ?

Le ciné­ma d’Alejandro Iñár­ritu m’intéresse par­ti­c­ulière­ment, par son sens de la con­struc­tion scé­nar­is­tique. Mais j’aime aus­si beau­coup les œuvres de Kubrick, Moret­ti ou Almod­ovar… J’essaie de sépar­er la ques­tion esthé­tique de la ques­tion du scé­nario choral. C’est quelque chose qui me fascine et je trou­ve que la vidéo au théâtre est un accéléra­teur poten­tiel : elle peut être util­isée comme liant, soit pour don­ner de la per­spec­tive, de la pro­fondeur de champ à une his­toire, soit pour les entremêler.

Tu as choisi de creuser ton sil­lon dans cet entre-deux. C’est un véri­ta­ble genre qui existe depuis plus de quar­ante ans main­tenant, et qu’on a l’habitude de voir sur toutes les scènes du monde. Crois-tu que c’est l’avenir du théâtre ?

Non, je ne dirais pas que c’est « l’avenir du théâtre »… Il me sem­ble qu’on com­mence à attein­dre des lim­ites, à moins que les tech­no- logies LED se dévelop­pent?! Pour l’instant, la tech­nolo­gie LED n’est util­isée que pour des émis­sions télé, avec un usage événe­men­tiel. Or je crois qu’elles peu­vent offrir d’autres pos­si­bil­ités, dans l’intégration des cos­tumes, des décors, et per­me­t­tre d’aller très loin dans les recherch­es scéno­graphiques futures, notam­ment par sa pos­si­bil­ité à équili­br­er le tra­vail entre lumière et vidéo…

Les pein­tures capa­bles d’absorber beau­coup de lumière, les nan­otech­nolo­gies, l’automatisation de cer­taines caméras… vont cer­taine­ment per­me­t­tre d’inventer des usages scéno­graphiques très poussés. L’intelligence arti­fi­cielle va peut-être faire sur­gir des formes dif­férentes de spec­ta­cles, qu’on aurait dû faire avec trente tech­ni­ciens ! Je ne pense pas que c’est l’avenir du théâtre, mais un ingré­di­ent par­mi d’autres. La vidéo a rejoint la liste des ingré­di­ents tra­di­tion­nels au même titre que la tour­nette, la toile peinte, le son et la lumière.

Je sais qu’il y a des gens qui sont pour ou con­tre la vidéo, ce que je ne com­prends pas. Tout ce qui existe dans la vie, a sa place sur un plateau, sauf pour des raisons éthiques bien sûr (les ani­maux, par exem­ple). Je ne pense pas que l’usage de la vidéo déna­ture le théâtre, efface l’acteur, abîme l’ici et main­tenant… Toute forme nou­velle passe néces­saire­ment par des écueils et des erreurs, mais l’expérimentation est utile. Peut-être pour­ra-t-on, avec la 5 G notam­ment, tra­vailler dif­férem­ment l’ici et main­te­nant ?! Il sera facile pour des artistes de jouer sur deux plateaux de théâtre en même temps, dans des lieux dif­férents, avec des retrans­mis­sions visuelles par des fenêtres, sans aucune latence, devant des publics dif­férents. Peut-être que les spec­ta­cles vont évoluer vers un déplace­ment de l’ici, pas du main­tenant… La rapid­ité des flux per­me­t­tra bien­tôt de jouer ensem­ble aux qua­tre coins de la planète, à l’instar de Chris­tiane Jatahy mais en temps réel. Je pense que la rapid­ité des flux va très vite nous per­me­t­tre des immer­sions, des inter­ac­tions qui affecteront le théâtre. On peut imag­in­er que dans cinq ou dix ans, on com­mencera à voir appa­raître des formes de réal­ité virtuelle avec des acteurs présents à dif­férents endroits du monde, alors que nous serons con­va­in­cus qu’ils sont les uns à côté des autres…

La Mémoire des arbres, mise en scène Fabrice Murgia, création vidéo Giacinto Caponio, création au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, 2019. Photo Olya Tsoraeva.
La Mémoire des arbres, mise en scène Fab­rice Mur­gia, créa­tion vidéo Giac­in­to Caponio, créa­tion au Théâtre Nation­al Wal­lonie-Brux­elles, 2019. Pho­to Olya Tso­rae­va.

Nous tra­ver­sons, à l’heure où ces lignes parais­sent, une crise san­i­taire majeure durant laque­lle nous expéri­men­tons de nou­velles formes d’organisation col­lec­tive à dis­tance. Pen­dant des mois durant, nous allons devoir redéfinir nos corps, notre rap­port à l’espace et à l’autre. Je suis curieux de voir l’impact de cette redéf­i­ni­tion sur les gram­maires scéniques, l’espace et le temps théâ­traux. Peut-être ver­rons- nous moins d’effet styl­is­tique, et que le recours à la vidéo sera cer­taine­ment, dans cer­tains cas, une néces­sité, « une impos­si­bil­ité de faire autrement pour être ensem­ble sur un même plateau»… La flex­i­bil­ité du médi­um nous prou­ve enfin qu’il est sim­ple­ment, comme la lumière arti­fi­cielle ou la bande sonore, un out­il de notre temps plutôt qu’une mode.

  1. Voir notre dossier con­sacré à Anne-Cécile Van­dalem, in Scènes de femmes, Écrire et créer au féminin, Alter­na­tives théâ­trales, n°129, 2016. ↩︎
  2. Le voy­age fait par­tie inté­grante de la démarche artis­tique de Fab­rice Mur­gia. Le cycle Ghost Road l’a mené dans des endroits sin­guliers où, caméra à l’épaule, il capte les vis­ages, les témoignages, les ren­con­tres. La Mémoire des arbres, créa­tion 2019 avec Josse De Pauw en con­teur-his­to­rien, s’inscrit dans ce proces­sus. ↩︎
  3. Sylvia, créa­tion 2018 de Fab­rice Mur­gia, pour une chanteuse et quinze femmes, mis en musique par la pianiste et autrice-com­positrice belge An Pier­lé accom­pa­g­née de son Quar­tet. ↩︎
  4. Exils, créa­tion 2012 con­sacrée à la thé­ma­tique de la migra­tion et des fron­tières. ↩︎
  5. Voir l’article de Mar­jorie Bertin, p. 44. ↩︎
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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