Joël Jouanneau ou l’infidélité créatrice

Joël Jouanneau ou l’infidélité créatrice

Le 25 Juin 1991
David Warrilow. L'HYPOTHÈSE E. Photo Brigitte Enguerand
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David Warrilow. L'HYPOTHÈSE E. Photo Brigitte Enguerand
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Les trois pièces com­posant la trilo­gie de Jouan­neau, si elles ont obtenu le même suc­cès pub­lic, allant de la curiosité à l’en­t­hou­si­asme, n’ont pas reçu le mê­me accueil cri­tique. Dis­ons pour sim­plifier que L’HYPOTHÈSE, créée en juil­let 1987 au fes­ti­val d’Av­i­gnon, a sus­cité une appro­ba­tion unanime ; que MINETTI de Thomas Bern­hard don­né en novem­bre 1988 à la Bastille a plu­ tôt décon­certé ; qu’EN ATTENDANT GODOT de Beck­ett joué aux Aman­diers en févri­er 1991 — véri­ta­ble piè­ce-culte pour le pub­lic jeune qui y retrou­vait son image — a été âpre­ment dis­cuté par les spé­cial­istes de théâtre et de Beck­ett. A tra­vers les trois pièces, Joël Jouan­neau a voulu men­er une réflex­ion per­son­nelle d’or­dre à la fois méta­physique, éthique et esthé­tique. Il a abor­dé les trois textes avec la même volon­té de déca­per, d’actua­liser, de met­tre à jour leurs correspon­dances, cha­cune des pièces consti­tuant en quelque sorte l’é­tape d’une réflex­ion dialec­tique sur le théâtre et sur la vie. Indif­férent au théâtre de ré­pertoire, le met­teur en scène ne se met au ser­vice d’une œuvre qu’à la con­di­tion que cette œuvre rejoigne ses pro­pres préoc­cu­pa­tions, qu’elle lui par­le de sa rela­tion au monde et à au­trui. Si l’au­teur par­fois n’y retrou­ve pas son vis­age, le pub­lic, lui, recon­naît dans l’œu­vre une même interro­gation, une même sen­si­bil­ité, une même poé­tique. Voici quelques notes pour expli­quer et jus­ti­fi­er les infidéli­tés du met­teur en scène dans les trois pièces et soulign­er les analo­gies à la lumière du pro­jet glob­al.
La presse a abon­dam­ment com­menté les mérites de L’HYPOTHÈSE d’Av­i­gnon. Rap­pelons pour mémoire la magie du décor instal­lé dans la cha­pelle des Péni­tents blancs, entière­ ment réha­bil­itée par Jacques Gabel, et en même temps comme placée sous la men­ace d’un effon­drement par de fauss­es poutres de soutène­ment épar­ pil­lées dans l’e­space comme un jeu de mika­do ! Ou les savants emboîte­ments sonores de Paul Bergel rem­plaçant par un sys­tème d’é­chos le jeu de reflet et de dédou­ble­ment cinématogra­phique prévu dans les didas­calies. Ou encore l’ex­tra­or­di­naire numéro de vo­calises de War­rilow qui utilise le dou­ble reg­istre de sa voix pour tra­duire la duplic­ité et les mys­ti­fi­ca­tions de Mortin.
La mise en scène de L’HYPO­THÈSE pétille d’in­ven­tions bur­lesques : le con­férenci­er grimpe dans sa tri­bune (une chaire d’église par­faite­ment re­constituée) pour réciter son laïus, quitte à canarder son antag­o­niste qui cherche à lui dérober la parole (le dou­ble ciné­matographique dans la pièce ; la colombe du Saine-Esprit dans la ver­sion de Jouan­neau !). Tan­tôt Mortin sur­git comme un dia­ble hors de sa trappe pour braver son créa­teur (l’auteur/Dieu), tan­tôt per­ché sur sa chaise à roulettes, il impose pé­remptoirement à l’au­di­toire la réc­i­ta­tion de son incroy­able roman-feuille­­ton. Mais la comédie fait place au tra­gique. On est témoin de la recherche désem­parée des man­u­scrits éparpil­lés dans ses mul­ti­ples cachettes (dans la pièce, le con­férenci­er reste « vis­sé à sa table » comme son man­u­scrit) ; de sa ver­tig­ineuse descente aux enfers ; du renon­ce­ment final à sa quête. Le dé­ part vers le puits de l’in­sup­port­able Mortin — fac­teur Cheval de l’écriture — est un moment d’in­tense émo­tion, comme si le cabotin avait enfin jeté le masque, avouait sa soli­tude et regret­ tait l’ab­sence de com­mu­ni­ca­tion (la pièce est un mono­logue, la répéti­tion d’une con­férence sup­posée devant un pub­lic imag­i­naire).
Minet­ti se donne l’il­lu­sion de com­mu­ni­quer : il hous­pille le serveur d’hô­tel, fait valser la buveuse qui fête soli­taire­ment la Saint-Sylvestre, don­ ne d’in­si­dieux con­seils à la jeune fille qui attend son fiancé. Mais il est sour­noisement vic­time de la fatal­ité ou plutôt de son aveu­gle­ment. C’est la pièce où Jouan­neau a pris le plus de lib­ertés avec les didas­calies : réduc­tion dras­tique du nom­bre des fig­u­rants, ambiguïté du décor en dalles de mar­bre et de verre alternées qui repré­sente suc­ces­sive­ment un danc­ing, la piste d’un cirque ou un îlot per­du dans une mer de ténèbres. Des gradins en ruine, con­stru­its en demi­ cer­cle sur le mod­èle du théâtre an­ tique imag­iné par Pal­la­dio, don­nent le sen­ti­ment d’être assis dans quelque théâtre intem­porel et d’as­sis­ter à la mise à mort de l’artiste. Le déroule­ ment de la pièce est alchim­ique, la lente dégra­da­tion de l’ac­teur s’accom­pagnant de la régénéra­tion de la po­charde (Marief Gui­t­ti­er) qui prend la gra­cieuse apparence d’un clown fe­melle sor­ti tout droit de LA STRADA.
Ce n’est plus !‘écrivain, c’est l’ac­teur qui donne l’ex­em­ple de l’aveu­gle­ment pour serre obstiné dans le ressen­ti­ment et n’avoir pas su renon­cer à son art. Le duo de Warri­low et de Piéral trans­pose l’affronte­ ment méta­physique de L’hy­pothèse. L’ad­ver­saire de Minet­ti, son âme damnée, c’est son idée fixe, comme le sug­gère la superbe affiche de Gabel où le nain est juché sur le crâne de l’ac­teur. L’artiste règle ses comptes avec lui-même.
Une fois encore, War­rilow trai­te l’au­to­jus­ti­fi­ca­tion de Bern­hard comme un motif pure­ment musi­cal avec de superbes vari­a­tions sur les refrains de Minet­ti où se man­i­feste ce nar­cis­sisme invétéré qui le con­duit à la destruc­tion psy­chique : « Je me suis refusé à la lit­téra­ture clas­sique ». Mais Minet­ti ne meurt pas, il nous jouait la comédie comme Mar­tin. Il revien­dra pour les saluts tout prêt à ren­doss­er son cos­tume de parade. L’art drama­tique est l’art du men­songe.
Il serait ten­tant de voir dans GODOT le dépasse­ment de l’a­por­ie. Le soli­taire a enfin trou­vé un parte­naire et il apprend à sac­ri­fi­er sa morgue et son indépen­dance. L’ar­bre élec­trique, le décor indus­triel qui trans­posent le paysage beck­et­tien dans un univers inhab­ituel, ain­si que les cos­tumes ins­pirés des pho­togra­phies de Chris Ki­ lip sur l’An­gleterre des mineurs sont en rup­ture man­i­feste avec la tra­di­tion. Je préfère insis­ter sur la déshumanisa­tion du con­flit et sur le retourne­ment de la pièce (la péripétie), non expli­cites chez Beck­ett.
Le décor sonore de Bergel, en­registré dans la cage aux singes du Jardin des Plantes, précède l’en­trée des comé­di­ens. Les pro­tag­o­nistes occu­pent cha­cun leur ter­ri­toire qu’ils défend­ent bec et ongle con­tre les in­trusions : la bril­lante démon­stra­tion de kung-fu de Philippe Demar­le (Es­tragon) vise à intimider Claude Mel­ki (Lucky) dont les jappe­ments le tien­nent à dis­tance. En s’aven­tu­rant dans la zone inter­dite pen­dant le som­meil d’Es­tragon, Vladimir va hérit­er de toute l’an­goisse du per­son­nage, de son ver­tige ontologique et per­me­t­tre à ce­lui-ci de s’emparer en retour de sa sa­gesse et de son gîte. L’af­fron­te­ment des deux amis, simulé dans la pièce (« c’est ça engueu­lons-nous »), devient un véri­ta­ble duel suivi d’une mise à mort quand Estragon refuse de ser­rer la main de Vladimir. Le plus jeune donne la leçon au plus vieux. Ce qui choque la logique du spec­ta­teur réa­liste qui s’en tient à l’âge du capitai­ne. Tout le texte dit en effet que les per­son­nages ont une même his­toire, une même biogra­phie, cinquante ans de vie com­mune. Joël Jouan­neau tra­vaille les menues indi­ca­tions du texte pour faire sur­gir les dif­férences. Estra­gon a une longueur d’a­vance sur Vladimir : il est moins opti­miste, plus résigné, comme au-delà de l’e­spoir. Il coupe tous les élans lyriques de Vladimir, s’en ten­ant à l’év­i­dence de l’i­ci et main­tenant. L’évo­lu­tion géologique con­damne à terme l’e­spèce humaine, comme le souligne le dis­cours de Luc­ky, pour une fois par­faite­ment intelli­gible.

Joël Jouan­neau

(artiste asso­cié au Théâtre de Sartrou­ville)

1970 – 80
Ani­me le Col­lec­tif du Grand Luxe, com­pag­nie avec laque­lle il met en scène Genet, Pin­ter, Fass­binder, Gom­brow­icz, Borges.

1980 – 83
Jour­nal­iste, il réalise plusieurs voy­ages au Moyen-Ori­ent. Se con­sacre ensuite au théâtre et devient le prin­ci­pal col­lab­o­ra­teur de Bruno Bayen et de la Com­pag­nie Péné­lope jusqu’en 1987.

1984
Adapte et met en scène LA DÉDICACE de Botho Strauss au Théâtre Gérard Philipe de Sain­t­-Denis.

1985
Ecrit et met en scène NUIT D’ORAGE SUR GAZA au Théâtre de Poche de Genève.

1987
Met en scène L’HYPOTHÈSE de Robert Pinget au Fes­ti­val d’Av­i­gnon. Réalise le film pour la Sept et l’I­NA qui obtient le prix spé­cial du jury du Fes­ti­val de Ric­cione (ltal­ie).

1988
Met en scène MINETTI de Thomas Bern­hard à La Mai­son de la Cul­ture de Bobigny dans le cadre du Fes­ti­val d’Au­tomne de Paris.

1989
Réalise le film d’après MINETTI pour la Sept et l’I­NA. Écrit et met en scène LE BOURRICHON, comédie rurale au Fes­ti­val d’Av­i­gnon, puis reprise à Théâtre Ouvert, Théâtre de Sartrou­ville et au Nou­veau Théâtre de Poche de Genève. Sa pièce KIKI L’INDIEN, COMÉDIE ALPINE est mise en scène par Michel Rask­ine au Théâtre de Sartrou­ville et à La Sala­man­dre.

1990
KIKIL’INDIEN, COMÉDIE ALPINE est présen­tée au Théâtre 71 de Malakoff puis aux Bouffes du Nord. Ecrit et met en scène MAMIE OUATE EN PAPOASIE, COMÉDIE INSULAIRE (com­mande Heyoka­ Cen­tre dra­ma­tique Nation­al de l’En­fance de Sartrou­ville). Met en scène LES ENFANTS TANNER de Robert Walser au Théâtre de la Bastille dans le cadre du.Festival d’Au­tomne puis au Théâtre de Sartrou­ville.

1991
Met en scène EN ATTENDANT GODOT de Samuel Beck­ett au Théâtre de Nan­terre-Amandiers. Ecrit GAUCHE UPPERCUT pour Stéphanie Loik pour le Théâtre d’Aubervil­liers au print­emps 91. Met­tra en scène POKER A LA JAMAIQUE et L’ÉTÉ DES MÉRIDIENS d’Eve­lyne Pieiller pour le Fes­ti­val d’Av­i­gnon 91.

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