Orphée, la dualité de l’âme et du corps
Dans les Géorgiques (livre IV), Virgile raconte la mort d’Orphée. Seul parmi les rochers, il joue de sa lyre et chante sa peine ; les arbres, les animaux, les particules de l’air, tous écoutent les notes funèbres et les larmes endeuillées. Après de mois de désolation, indifférent aux femmes et au désir charnel, il subit la fureur des femmes de Thrace. Dans une veillée orgiaque extatique, elles le démembrent et dispersent les morceaux de son corps à travers les champs. Sa tête roule dans l’Hèbre. Emportée par les flots, la voix continue de gémir « Eurydice ! » Les Échos reprennent en chœur sa plainte. L’âme plane et crie encore « Eurydice ! » et les Échos répètent indéfiniment la perte de l’être aimé. Par-delà un corps éclaté, la voix d’Orphée, surhumaine, continue de chanter.
L’orphisme ou le premier chamane
À l’origine de l’orphisme – secte spirituelle disparue dans les angles morts de l’histoire, niches méconnues d’une Grèce archaïque – Orphée est la première figure chamanique de la pensée occidentale. Il accomplit le voyage dans l’Hadès, il guide les âmes après la mort, et sur de fines lamelles d’or retrouvées dans la bouche de défunts, les initiés du culte orphique, est gravé le chemin mortuaire au travers des Ténèbres. Loin du cyprès et de la source de Léthé se trouve le lac glacé de Mnémosyne. Fraîcheur désaltérante pour les gorges asséchées, son eau révèle la divinité en chaque être, et libère l’âme du cycle infernal de la réincarnation. Si l’orphisme se consacre à la délivrance post-mortem de l’âme, le chamanisme en général traite de sa perte en tant que maladie spirituelle. Après une expérience traumatique, le moi d’un individu se fracasse, et ses débris s’égarent dans un abîme au temps suspendu, topographie stratifiée, différents niveaux de réalités que le chamane, dans un état de transe éveillé, explore en vue de réparer les âmes brisées. Or les deux productions évoquées renvoient à cette vision duelle de la migration des âmes.
L’art vidéo, un road movie au cœur des Enfers
Dans Ombre (Eurydice parle)1, mise en scène de Katie Mitchell2, Eurydice n’est que l’ombre d’elle- même. Transparente, ses vêtements lui donnent une consistance charnelle. Dans Orphée et Eurydice3 de Romeo Castellucci, Els, une vraie patiente hospitalisée, souffre du locked-in syndrom : elle est consciente, mais prisonnière à l’intérieur de son propre corps. Cette dissociation de l’âme et du corps tissent la trame dramaturgique du film vidéo. Omniprésent dans ces deux productions, le film projette un road movie au cœur de l’Hadès. L’espace du plateau est dédié au film dans sa technicité : fabrication du film, captation en temps réel, diffusion de l’image et du son. Ainsi, le studio de tournage live dans Ombre (Eurydice parle) et l’aspect broadcast radio dans Orphée et Eurydice. Les chanteurs, acteurs, narratrice, cameramen, perchmen, les caméras, fils, casques, micros, l’imposante borne wifi, tous les corps et accessoiresdu métier performent l’action en cours qu’est le film numérique, une abstraction désincarnée faite de pixels colorés. L’écran de cinéma, imposant et frontal, dévoile alors l’irreprésentable voire l’impensable – le voyage chamanique des âmes aux Enfers.
Romeo Castellucci/Orphée et Eurydice
La trace mnémonique d’une jeune femme dans le coma…
Lors de sa première écoute, au volant de sa voiture, Romeo Castellucci a un flash : un lit dans un hôpital, une jeune femme dans le coma. Méthode de travail dramaturgique, cette écoute amnésique efface les références du passé et déclenche des images de son subconscient. Il poursuit alors ce qui devient pour lui une image indépassable4. Il avance à tâtons, prend contact avec le Pr. Steven Laureys5 de l’Université de Liège, fait la connaissance de deux patientes et découvre ses Eurydice. L’une à Vienne (Karine Anna Giselbrecht) et l’autre à Bruxelles (Els, qui a refusé de donner son nom de famille), sont atteintes du locked-in syndrom ou syndrome d’enfermement. Immobiles, elles vivent dans un monde intérieur verrouillé. Mais elles ont battu des cils – leur seul moyen de communication avec l’extérieur –, une fois, pour donner leur accord à la proposition de Castellucci. Chaque soir de représentation, Orphée les retrouvera dans les Champs-Élysées, figurés en direct par leur chambre d’hôpital au cœur d’un service de neurologie, belge ou viennois selon la production.
Enfermées dans un tombeau vivant
Karine et Els sont emmurées vivantes dans un tombeau organique. Des mains bienveillantes soignent leurs corps comateux. Des photos – souvenirs égayés et rires heureux – tapissent les murs de leurs chambres. Cette réalité douce, loin du lot de malheur qu’est la douleur physique, est porteuse d’un tel espoir d’humanité et d’amour que Castellucci choisit la version italienne de l’opéra : créée en l’honneur d’un mariage princier à Vienne en 1672, il proclame le triomphe de l’amour sur la mort.
Acte I. Sur le plateau, Orphée pleure la perte d’Eurydice. La mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac est à l’avant-scène. La sobriété de son apparence et de ses gestes efface toute trace du personnage solaire. Démembrée, la voix d’Orphée chante pour Eurydice, allongée dans la chambre n°416, à quatorze kilomètres de Bruxelles6.
Écran noir, citations blanches, typographie neutre ; des mots simples, des phrases courtes, du sens limpide ; la vie d’Els défile lentement à l’écran, de l’insouciance à la tragédie. Une épouse aimée, une mère comblée, une famille soudée. Sous l’emprise de la musique, cette langue factuelle et informative dégage une force émotive saisissante. Or, un après-midi d’hiver, Els disparaît dans son propre corps.
Le regard-caméra d’Orphée
Le corps d’Orphée estécran, éclaté sur toute la surface de projection. Une équipe en binôme, (dont le cinéaste/caméraman Vincent Pinckaers), filme son regard en direct. Le film vidéo sera un plan-séquence de plus d’une heure, avec un déroulé fluide, une caméra qui se dirige vers Eurydice, point de convergence de tous les chemins. La succession des paysages filmés correspond au chemin des Enfers, des portes de l’Érèbe au passage du Styx, des Champs-Élysées au chemin de l’Averne. Les tempi s’enchevêtrent, se superposent. Le temps du mythe et de l’éternité ; celui du présent immédiat, avec la captation du réel en direct ; le rythme de la caméra et son timing synchronisé sur la musique ; le voyage d’Orphée réglé sur la structure narrative du livret ; les effets de caméra – zooms, travellings, fondus au noir ou au blanc – sur une phrase ou un mot en particulier.
Le voyage d’outre-tombe commence. Le pare-brise d’une voiture de l’intérieur, une autoroute inconnue, une pluie de fiel, des nuages gorgées d’une mélancolique fluide, la route mouillée ; les bandes blanches défilent, les panneaux se succèdent. Tout est flou, voilé, presque étouffé derrière un filtre de brumes. L’image vidéo manque de netteté, les formes sont gommées, presque effacées, et cette poétique du flou s’accorde au diapason du monde spectral de l’Hadès. Après l’asphalte, les Furies. Elles le laissent franchir le portail. Un sentier, les bois et les paillettes de lumière inondant son feuillage ; un lac à l’eau noire et le franchissement du Styx ; les Champs-Élysées enfin, avec la porte de l’établissement sanitaire qui s’ouvre par magie. Le début du 5e acte. Du blanc, partout, celui des corridors interminables, des portes encore, comme si le royaume des ombres – le labyrinthe des Enfers et des êtres perdus dans un brouillard indistinct– s’étendait à l’infini. La caméra semble s’égarer, elle s’arrête, continue encore. Une porte, la dernière, s’entrouvre : la chambre 416, un lit, une jeune femme, Els, porte un casque audio. Avec pudeur, la caméra-regard caresse son corps, et se fixe sur ses yeux bleus. L’image devient nette, les yeux battent des cils – ces yeux bleus si présents – Eurydice est là, vivante, elle écoute la musique de l’opéra, retransmise en direct dans son casque.
Katie Mitchell/Ombre (Eurydice parle)
La voix d’Eurydice
Orphée est un prince, fils de roi et de la muse Calliope, fils spirituel d’Apollon. Eurydice n’est qu’une dryade, une nymphe de la forêt. Femme mariée, sa dépendance aux hommes est totale : elle trouve la mort en fuyant les avances d’Aristée, elle retrouve la mort face au regard d’Orphée. Femme soumise, elle accepte son destin et se résigne à son sort. Figure indéfinie du temps des Grecs, elle devient Eurydice dans la littérature latine. Muette chez Ovide, elle fait ses adieux d’une voix faible chez Virgile. Dans L’Orfeo de Monteverdi – opéra en cinq actes, contenant six vers seulement pour Eurydice – Orphée ramène Eurydice des Enfers, mais le silence de sa présence éthérée le fait douter et, passant outre l’interdiction de la regarder, il se retourne, précipitant ainsi sa disparition. Mais le mythe évolue. Dans Orphée et Eurydice de Gluck, c’est elle qui doute de l’amour d’Orphée. Véritable querelle conjugale, cette remontée des Enfers devient l’incarnation de l’enfer marital : ne supportant plus les plaintes d’une épouse tourmentée, Orphée en perd la raison et se retourne. Dans le monologue Ombre,(Eurydiceparle), Elfriede Jelinek explose la dimension patriarcale du mythe – Eurydice se lève, se barre, et parle enfin. Orphée est un rocker célèbre, il a besoin d’elle, de sa chair, de son sexe, tout le temps. Eurydice voudrait écrire, mais est-ce important, non. Eurydice voudrait du temps, une chambre à soi, mais est-ce important, non. Dans cette vie qu’elle traverse hors de soi, elle refusera pourtant sa destinée millénaire. Elle dira non à Orphée – non à l’objet de jouissance, non au néant qui définit son être – et s’en retournera libre dans le royaume d’Hadès.
La fragmentation du réel
Libre adaptation de la pièce homonyme, la mise en scène de Katie Mitchell propose l’expérience d’un cinéma en direct. Ni théâtre ni cinéma, le public est simultanément ici et ailleurs : un studio de tournage et une projection frontale ; une performance technique et un film monté en direct ; des performeurs soumis au regard de la caméra et des personnages de film ; une voix off et des corps qui crèvent l’écran ; le récit d’une intériorité et le gros plan sur les gestes banals du quotidien ; la réalité du plateau – décors, câbles, techniciens – et un univers supraterrestre. Cette double perception provoque une expérience théâtrale complexe où le regard alterne entre le film et le plateau, entre le film live et la mise à vue de sa machinerie et des trucages. Mais encore, à l’expérience dissociée d’Eurydice, de sa rupture corps/âme, répond une esthétique théâtrale placée sous le signe d’un réel fragmenté : sur le plateau, la voix de la narratrice, décentrée, provient d’une cabine d’enregistrement côté jardin ; les corps des acteurs sont à la fois sur le plateau et à l’écran ; des corps en noir, affairés sur le plateau, font des va-et-vient incessants ; le décor modulable avec ses panneaux ne cesse de changer à vue ; les effets lumières de la photographie du film varient à vue aussi ; la création sonore se modifie selon les espaces ; toutes ces dimensions évoluent de façon parallèle, selon leur logique propre, et ensemble, ils créent le film monté en direct, objet unifié d’un plateau éclaté.
Le regard-caméra d’Eurydice
Katie Mitchell observe les femmes, ou plutôt elle observe le point de vue des femmes. Son esthétique théâtrale, celle d’un naturalisme presque extrême, est fait de matière féminine et de déplacement de point de vue. Dans Christine, d’après Mademoiselle Julie7, la narration est perçue à travers les yeux de la cuisinière Kristin ; dans Ophelias Zimmer8, le point de vue de la pièce est celui d’Ophélia ; dans Miranda9, la fille de Prospero révèle ses traumas d’enfance sur l’île ; dans Ombre(Eurydiceparle), Eurydice révèle, à travers son récit post-mortem, l’expérience intime d’un recouvrement d’âme. La caméra voyeuriste – son propre regard implacable, car rétrospectif – capte la face cachée d’un vide existentiel. Avant sa mort, dans la loge d’Orphée, elle se regarde un instant dans le miroir. Face poudrée, rouge à lèvres, mascara, décolleté, chapeau. Rien, elle n’est rien, rien qu’un rien. L’image, parfaitement nette, traque tous les détails, toutes les fissures de son corps – des tressaillements traîtres du visage à l’égarement trahi dans le regard, du vernis rouge des mains anxieuses à sa douleur cachée dans le quintus du pied gauche– et la vérité cruelle de son intériorité est projetée sur l’écran. Une fois seulement, elle sourira. À l’écoute d’un chant, pas celui d’Orphée, non, celui de Nina Simone, femme libre et militante. Sur son sourire, sur ses lèvres écartées, la caméra s’attardera longuement.
Final Darkness
Quatre fois, le film live fera le voyage aux Enfers. Véritable Highway to Heaven, le voyage dans la mort emprunte l’imaginaire visuel des EMI (expérience de mort imminente): un ascenseur qui descend dans les entrailles de la terre, un long tunnel souterrain qui mène au royaume des morts, des néons qui éclairent ses parois jusqu’à l’aveuglement. C’est durant ces voyages chamaniques, dans ce tunnel interminable, que la perception d’Eurydice se transforme ; c’est dans la traversée du chemin karmique vers la mort puis le froid du désert des Tartares, figée par la peur et la solitude, recroquevillée dans le noir, qu’elle découvre une paix intérieure. Dans un silence total, loin du chant insupportable de l’autre – Orphée, qu’elle ne nommera jamais dans son récit –, Eurydice entend le son inédit de sa voix intérieure. Devenue ombre, dans le silence et la paix, elle parle enfin. Affranchie de la servitude de l’amour, dépouillée de tout apparat, totalement dénudée, elle écrit son manuscrit – ce monologue – dans le temps suspendu de l’éternité.
- Elfriede Jelinek, Ombre (Eurydice parle), traduction de Sophie Andrée Herr, L’Arche, Paris, 2017. ↩︎
- Schatten, (Eurydike sagt), d’après Ombre,(Eurydice parle) d’Elfriede Jelinek, mise en scène de Katie Mitchell, Schaubühne, 2016. ↩︎
- Orphée et Eurydice, opéra de C.W. Gluck ; mise en scène de Romeo Castellucci, direction musicale Hervé Niquet (Bruxelles), coproduction entre La Monnaie/De Munt et Wiener Festwochen, 2014. ↩︎
- Mehdi Mahdavi, Rencontre avec Romeo Castellucci, Opéra International, n°96, mai 2014, pp. 18 – 19. ↩︎
- Le Professeur Steven Laureys dirige le Coma Science Group au centre de recherches du cyclotron à l’Université de Liège (Belgique). ↩︎
- Coproduction entre La Monnaie/De Munt et Wiener Festwochen – cet article ne traitera que de la représentation bruxelloise. ↩︎
- Christine, d’après Mademoiselle Julie, d’après August Strindberg, Schaubühne (Berlin), 2013. ↩︎
- Ophelias Zimmer, d’après Hamlet de Shakespeare, mise en scène de Katie Mitchell, Schaubühne (Berlin), 2015. ↩︎
- Miranda, semi-opéra d’après Henry Purcell et La Tempête de Shakespeare, livret de Cordelia Lynn, mise en scène de Katie Mitchell, direction musicale de Raphaël Pinchon, Opéra Comique (Paris), 2017. ↩︎