Le flirt des images

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Le flirt des images

Le 23 Juil 2020
Katelijne Damen dans Orlando, mise en scène Guy Cassiers, vidéo Frederik Jassogne, création au Toneelhuis à Anvers en 2013. Photo Kurt Van der Elst.
Katelijne Damen dans Orlando, mise en scène Guy Cassiers, vidéo Frederik Jassogne, création au Toneelhuis à Anvers en 2013. Photo Kurt Van der Elst.
Katelijne Damen dans Orlando, mise en scène Guy Cassiers, vidéo Frederik Jassogne, création au Toneelhuis à Anvers en 2013. Photo Kurt Van der Elst.
Katelijne Damen dans Orlando, mise en scène Guy Cassiers, vidéo Frederik Jassogne, création au Toneelhuis à Anvers en 2013. Photo Kurt Van der Elst.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 141 - Images en scène
141

Le flirt est un art désuet. Sous ses allures légères, il exige de mêler impro­vi­sa­tion et exper­tise pour ren­dre invis­i­bles ficelles et autres strat­a­gèmes. Entre jeux de regards, rap­proche­ments et absences sug­gérées, le théâtre de Guy Cassiers y excelle. Enquête sur un art du flirt bien plus sérieux qu’il n’y paraît.

On dit que les pre­mières min­utes sont déci­sives dans une ren­con­tre, il importe alors de met­tre toutes les chances de son côté. Pre­mière chose : ne pas se lancer seul dans l’aventure car le flirt, en dépit des apparences, est un tra­vail col­lec­tif. Guy Cassiers le sait bien, lui qui dans les années 1980 se fait con­naître en organ­isant pour son école des Beaux- Arts d’Anvers des sortes de hap­pen­ings à la fla­mande. Ces fêtes/ per­for­mances rassem­blent des artistes de tous hori­zons (par­mi lesquels fig­urent déjà Jan Fab­re et Jan Lauw­ers) et n’ont que faire des dis­tinc­tions dis­ci­plinaires. Dans l’ombre des insti­tu­tions cul­turelles, le jeune Guy Cassiers forge alors les principes de son art : une pra­tique inter­dis­ci­plinaire et col­lec­tive et la pos­si­bil­ité pour l’art de « créer ses pro­pres lois ». Des principes qu’il appli­quera quelle que soit sa cas­quette. Nom­mé en 2006 à la direc­tion de la Toneel­huis d’Anvers, il décide d’en partager les com­man­des avec des artistes venus d’autres champs que le sien (danse, ciné­ma, vidéo, musique). Chaque fois qu’il endosse le rôle de met­teur en scène, il aime don­ner à ses col­lab­o­ra­teurs la lib­erté (et la respon­s­abil­ité) d’outrepasser leur fonc­tion pre­mière d’acteur, de com­pos­i­teur ou de tech­ni­cien pour qu’ils puis­sent con­tribuer à la créa­tion dans son ensem­ble. Ne pas faire cav­a­lier seul, voilà la pre­mière con­di­tion du flirt à la Cassiers.

La sec­onde est d’avoir une con­nais­sance appro­fondie du ter­rain de jeu. Un ter­rain que Cassiers et ses com­plices ont con­stru­it selon une car­togra­phie invis­i­ble à l’œil nu et faite d’images à agencer. Si, physique­ment, peu d’éléments sont présents, chaque angle du plateau, chaque espace a été pen­sé pour pou­voir créer une image grâce à des procédés audio­vi­suels que l’acteur aura à activ­er au cours du flirt. Ain­si de la scéno­gra­phie d’Orlan­do dans laque­lle Katelijne Damen inter­prète seule (en apparence du moins) l’adaptation du réc­it de Vir­ginia Woolf. Deux espaces sont défi­nis : un plateau en forme de dami­er d’une part, de l’autre un écran au loin­tain. Hor­i­zon­tal pour l’un, ver­ti­cal pour l’autre, ces deux lieux d’apparition des images sont reliés par des caméras sus­pendues qui fil­ment en direct le dami­er et en repro­duisent l’image sur l’écran – après l’avoir explosée à la manière d’un kaléi­do­scope. Sous le regard de cette caméra sus­pendue, l’image physique du plateau se dif­fracte en une mul­ti­tude de détails aupar­a­vant invis­i­bles et que l’écran dévoile, comme un petit coin de peau qu’un geste nég­ligé met soudain à nu. Le piège est ten­du. Ne reste plus qu’à en syn­chro­nis­er la mise en œuvre. Vient alors le temps des répéti­tions, un temps qui se fait avec toutes les forces en présence pour pou­voir « savour­er et appren­dre à con­naître tous les matéri­aux, toutes leurs pos­si­bil­ités ». Car Katelijne Damen, comme tous les acteurs chez Cassiers, « n’est pas seule­ment l’actrice devant la caméra mais est aus­si respon­s­able du cadre et de la com­po­si­tion ». Il faut donc con­naître l’angle de rota­tion de chaque caméra, la dis­po­si­tion de chaque pro­jecteur pour pou­voir sculpter la lumière avec son corps, savoir l’impact de chaque froisse­ment de tis­su sur le micro, la réso­nance de chaque caresse sur la peau, la sienne ou celle des autres. Tech­ni­ciens, acteurs, met­teur en scène, cha­cun répète et répète ses gestes comme un musi­cien de jazz revoit ses accords et ses gammes, décide d’un canevas et entre en scène, pour impro­vis­er. Le spec­ta­teur arrive, le flirt peut com­mencer.

Le flirt n’a d’intérêt que si le parte­naire a du répon­dant. D’expérience, Guy Cassiers sait que le spec­ta­teur en a et qu’il ne manque pas d’endurance – le suc­cès d’une créa­tion comme le Marathon Musil en 2012 (six heures) l’a prou­vé. Au sein de ces car­togra­phies d’images à con­stru­ire, il prend donc soin de réserv­er au spec- tateur un espace de lib­erté et de créa­tion : « En tant que met­teur en scène, je mets à dis­po­si­tion les couleurs et les pinceaux néces­saires, mais c’est le spec­ta­teur qui peint le tableau. » Tout le plaisir du flirt est là : artic­uler avec soin les effets de présence et d’absence pour tit­iller l’imagination – ce que d’aucuns nom­ment préserv­er le mys­tère.

Au sein de ces
car­togra­phies
d’images à
con­stru­ire, Guy
Cassiers prend donc
soin de réserv­er
au spec­ta­teur un
espace de lib­erté
et de créa­tion :
« En tant que
met­teur en scène,
je mets à dis­po­si­tion
les couleurs et
les pinceaux
néces­saires,
mais c’est le
spec­ta­teur qui peint
le tableau. »

Semer le doute sur les qual­ités de présence d’abord en jouant sur la matéri­al­ité des corps et des cos­tumes pour mieux les sub­limer au sens chim­ique du terme : pour les ren­dre évanes­cents. Ain­si de l’usage des gros plans vidéo qui, allié au ren­force­ment sonore de la voix par les micros, donne le sen­ti­ment au spec­ta­teur d’accéder aux pen­sées secrètes du per­son­nage. Tout au long de la représen­ta­tion, le corps de l’acteur ne cesse de s’effacer ain­si au prof­it de l’image filmée. Le spec­ta­teur est un infidèle et son regard, sans scrupule, se laisse hap­per par ces corps autrement fasci­nants que l’écran lui présente. Au comé­di­en alors de jouer avec ces espaces d’invisibilité, ramenant le regard vers lui ou le lais­sant divaguer. L’effacement touche aus­si les cos­tumes, cette sec­onde peau qui chez Cassiers regorge de détails et d’indices qui s’accumulent jusqu’à en faire une image à décrypter, comme un tableau ou un texte – sou­venir des acces­soires d’équitation sur les cos­tumes de Marathon Musil pour fig­ur­er cette étrange diar­rhée dont sont pris les chevaux au début de L’Homme sans qual­ités. Encom­brés de ces cos­tumes, les acteurs vont jusqu’à servir par instant de sur­face de pro­jec­tion pour des images filmées et se muent en véri­ta­bles corps- images – ce qui leur offre le plaisir icon­o­claste de détru­ire l’image, par un sim­ple pas de côté. Sor­tir du cadre pour que le spec­ta­teur en prenne con­science et puisse imag­in­er « ce qu’il y a au-dessus et à côté ». Désign­er l’absence, pour éveiller sa sen­si­bil­ité.

Et à cet égard, Guy Cassiers dis­pose d’une botte secrète : le son. Tra­vail­lée au plus près de chaque fluc­tu­a­tion vocale par l’intermédiaire de micros, la voix des acteurs se mêle à la musique, mod­i­fie la per­cep­tion du spec­ta­teur et fait enten­dre le grain, le rythme de ces écri­t­ures (sou­vent lit­téraires) que Cassiers appré­cie tant. La langue devient matière et s’incarne. Ain­si de ces chanteuses vêtues de noir que Cassiers place aux côtés de Lady Mac­beth dans son MCBTH (2013) – aux let­tres dis­parues du titre font écho ces présences musi­cales qui souf­flent leurs sor­tilèges à l’oreille de Katelijne Damen. Tan­dis que les images occu­pent le regard et l’attirent en dehors des cadres, la matière sonore caresse à son insu le spec­ta­teur et le fait « tomber dans un monde qui n’est pas là ». Un monde fait d’images visuelles et sonores à inven­ter et où cha­cun est libre de s’engager… pour un flirt.

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Guy Cassiers
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Chloe Larmet
Docteure en Arts du spectacle, Chloé Larmet mène une recherche sur les esthétiques scéniques contemporaines...Plus d'info
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