Thomas Ostermeier sur grands écrans :

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Thomas Ostermeier sur grands écrans :

Le 22 Juil 2020
Laurenz Laufenberg, Christophe Gawenda, Renato Schuch, Alina Stiegler, dans Histoire de la violence, mise en scène Thomas Ostermeier, vidéo Sébastien Dupouey, création à la Schaubühne de Berlin, 2018. Photo Arno Declair.
Laurenz Laufenberg, Christophe Gawenda, Renato Schuch, Alina Stiegler, dans Histoire de la violence, mise en scène Thomas Ostermeier, vidéo Sébastien Dupouey, création à la Schaubühne de Berlin, 2018. Photo Arno Declair.
Laurenz Laufenberg, Christophe Gawenda, Renato Schuch, Alina Stiegler, dans Histoire de la violence, mise en scène Thomas Ostermeier, vidéo Sébastien Dupouey, création à la Schaubühne de Berlin, 2018. Photo Arno Declair.
Laurenz Laufenberg, Christophe Gawenda, Renato Schuch, Alina Stiegler, dans Histoire de la violence, mise en scène Thomas Ostermeier, vidéo Sébastien Dupouey, création à la Schaubühne de Berlin, 2018. Photo Arno Declair.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 141 - Images en scène
141

Le rap­port aux écrans de Thomas Oster­meier a con­sid­érable­ment évolué au cours des dernières années, par­ti­c­ulière­ment dans deux de ses dernières créa­tions, Retour à Reims (2019) et His­toire de la vio­lence (2020). Com­ment inter­préter cette évo­lu­tion ?

Nina Hoss et Hans-Jochen Wagner dans Retour à Reims (Rückkehr nach Reims), mise en scène Thomas Ostermeier, vidéo Sébastien Dupouey, création à la Schaubühne de Berlin, 2017. Photo Arno Declair.
Nina Hoss et Hans-Jochen Wag­n­er dans Retour à Reims (Rück­kehr nach Reims), mise en scène Thomas Oster­meier, vidéo Sébastien Dupouey, créa­tion à la Schaubühne de Berlin, 2017. Pho­to Arno Declair.

Oster­meier pro­pose, comme le souligne Georges Banu, « un théâtre qui pense, une pen­sée en acte, en prise directe avec le monde, pen­sée qui ali­mente les pro­jets et leur four­nit une assise réflex­ive1 ». Rien d’étonnant donc à ce qu’il s’empare, lorsqu’il quitte les sen­tiers du texte théâ­tral, des réc­its, à voca­tion soci­ologique, de Didi­er Eri­bon (Retour à Reims, 2009) et d’Edouard Louis (His­toire de la vio­lence, 2016).

Pour son adap­ta­tion de Retour à Reims, dans lequel Didi­er Eri­bon analyse, à tra­vers le réc­it de son passé et de son homo­sex­u­al­ité, la façon dont la classe ouvrière s’est détournée du com­mu­nisme au prof­it de l’extrême droite, Oster­meier a choisi de met­tre en scène un réal­isa­teur qui ter­mine un doc­u­men­taire sur cet essai, dans un stu­dio de post­syn­chro­ni­sa­tion, avec la comé­di­enne qui doit en faire la voix off. Ce doc­u­men­taire, con­sti­tué d’images d’archives poli­tiques qui s’entrelacent avec des plans fil­mant Didi­er Eri­bon lors de son « retour » à Reims, est pro­jeté sur grand écran, der­rière la comé­di­enne.

Dans His­toire de la vio­lence, réc­it auto­bi­ographique dans lequel Édouard Louis racon­te son viol par l’amant avec lequel il venait de pass­er une soirée de Noël, toute la vidéo (ou presque) est filmée avec un télé­phone portable. Ce sont les acteurs eux-mêmes (qua­tre pour dix per­son­nages) qui fil­ment en temps réel leurs corps pro­jetés de manière gigan­tesque sur le plateau. Selon Sébastien Dupouey, artiste vidéaste qui tra­vaille avec Oster­meier depuis Hed­da Gabler (2004) et signe les créa­tions vidéo de ces deux spec­ta­cles, la manière d’utiliser ce médi­um dans His­toire de la vio­lence peut être perçue comme « le con­tre-pied total2 » du traite­ment choisi pour Retour à Reims. En effet, pour­suit-il, dans His­toire de la vio­lence, la vidéo est une mise en abyme du regard, qui reprend « la façon dont Édouard Louis a con­stru­it son réc­it où il fait sou­vent par­ler les autres à sa place3 » alors que, dans Retour à Reims, le doc­u­men­taire pro­jeté a été tourné et mon­té en amont de la représen­ta­tion. Les vidéos sont beau­coup plus présentes qu’elles ne l’étaient jusqu’alors dans les spec­ta­cles de Thomas Oster­meier. Est-ce lié au fait que les textes de Didi­er Eri­bon et d’Edouard Louis ne provi­en­nent pas du théâtre ? Dif­fi­cile à prou­ver. Pour­tant, force est de con­stater que déjà dans Le Mariage de Maria Braun, adap­té du film éponyme de Fass­binder, la vidéo était plus présente que dans bien d’autres mis­es en scène d’Ostermeier, où elle appa­raît de façon ponctuelle, et surtout comme un élé­ment atmo­sphérique (Une mai­son de poupée, Hed­da Gabler) ou une loupe (Richard III ou Ham­let) sur une car­ac­téris­tique bien pré­cise du car­ac­tère (para­noïa ou nar­cis­sisme notam­ment) d’un per­son­nage. Comme si cer­tains auteurs appelaient davan­tage que d’autres le recours à la caméra. Cette dernière serait-elle alors plus impor­tante lorsque le texte qu’il met en scène n’est pas ini­tiale­ment théâ­tral ?

L’obsession du rythme

Il est prob­a­ble que le médi­um vidéo, out­re qu’il per­me­tte de résoudre des prob­lèmes tech­niques – notam­ment de change­ment de décors – témoigne, chez Oster­meier, de sa volon­té de rester ancré dans son époque. Au théâtre « le dia­ble c’est l’ennui » et le met­teur en scène y a tou­jours été atten­tif. Ain­si affirme-t-il être très vig­i­lant quant au rythme, rythme de la vie, mais aus­si rythme de ses spec­ta­cles :

« Un énorme décalage appa­raît entre les rythmes et les vitesses de la vie quo­ti­di­enne et ceux que l’on observe sur scène. Nous sommes aujourd’hui arrivés à l’ère du mul­ti­task­ing : nous sommes capa­bles de jouer avec nos porta­bles, de regarder la télé, de nous dis­put­er avec la per­son­ne aimée, tout cela en même temps, et bien plus encore […]. Si le théâtre va mal aujourd’hui, cela a à voir avec cette ques­tion des rythmes et des vitesses. Cela ne veut aucune­ment dire que le théâtre devrait copi­er les vitesses effrénées que nous impose notre quo­ti­di­en. Le rythme est une alter­nance du rapi­de et du lent, un frag­ile équili­bre entre les deux4. »

Aus­si, sans vouloir entr­er dans un rythme effréné, Oster­meier, en bon dis­ci­ple de Mey­er­hold5, s’efforce, comme il l’écrit dans Le théâtre à l’ère de son accéléra­tion, d’être dans le tem­po de son époque. Ses spec­ta­teurs sont égale­ment des spec­ta­teurs de ciné­ma, de télévi­sion, et de Net­flix. Il s’agit donc de jouer plus vite, avec tou­jours plus de réal­isme, mais égale­ment d’intégrer le rap­port à l’image du spec­ta­teur, et faire que ce dernier y retrou­ve aus­si un rythme qu’il con­naît. C’est le cas dans Retour à Reims. L’espace y est démul­ti­plié et, avec lui, les imag­i­naires : le spec­ta­teur observe à la fois le per­son­nage de la comé­di­enne qui lit Retour à Reims, le doc­u­men­taire pro­jeté der­rière elle et, régulière­ment – comme on serait per­tur­bé par l’arrivée d’un mail ou d’un mes­sage sur un télé­phone portable– l’intrusion du per­son­nage du réal­isa­teur qui lui dit que faire. Un spec­ta­cle dans lequel Oster­meier, tou­jours fidèle à l’esprit de Brecht, se sert en out­re de la vidéo pour immerg­er le spec­ta­teur dans « les eaux froides du cap­i­tal­isme ».

Pour ce faire, Sébastien Dupouey a, d’une part, rassem­blé et mon­té une trentaine de séquences d’archives. D’autre part, il a tourné des images de Didi­er Eri­bon sur les traces de son passé, tout en prenant garde, souligne Sébastien Dupouey, à laiss­er le spec­ta­teur « s’imaginer ce qui se passe hors-champ ». Donc, « il ne fal­lait pas aller dans le spec­tac­u­laire afin de laiss­er à Nina Hoss6la place d’incarner ce texte de façon forte et sub­tile. » La caméra l’accompagne notam­ment chez sa mère, qui lui mon­tre des pho­tos de son enfance, et plus générale­ment sur les traces de sa jeunesse et de sa décou­verte de l’homosexualité. Le film plonge ain­si les spec­ta­teurs dans le passé mais aus­si dans ses échos avec le présent, à tra­vers les man­i­fes­ta­tions des gilets jaunes et la mon­tée du Front Nation­al, pro­jetées sur l’écran vidéo. Mais l’image c’est aus­si la pho­to, résur­gence du passé et écho d’histoires plus loin­taines, comme celle du grand-père du pro­prié­taire du stu­dio, un tirailleur séné­galais dont le petit-fils racon­te l’histoire…

Le spectateur omniscient ?

Dans His­toire de la vio­lence, la vidéo sert quant à elle à tout mon­tr­er de la sit­u­a­tion vécue par Édouard et doit engen­dr­er ain­si un sen­ti­ment d’omniscience chez le spec­ta­teur. Le phénomène n’est pas nou­veau. Georges Banu l’avait notam­ment analysé il y a quinze ans dans La Scène sur­veil­lée, soulig­nant à juste titre que le spec­ta­teur est un veilleur qui se fait par­fois sur­veil­lant et que « veiller, c’est humain, sur-veiller, en revanche, débor­de ce cadre et bas­cule du côté de la faute, de la déviance qui doivent être dénon­cées et, implicite­ment, sanc­tion­nées7. ». La sur­veil­lance relèverait donc du voyeurisme. Or, à l’ère du règne numérique, notre rap­port à l’intimité a con­sid­érable­ment évolué. De ce point de vue, His­toire de la vio­lence nous en dit beau­coup. Édouard Louis appar­tient à une généra­tion qui se sert énor­mé­ment des réseaux soci­aux et expose les points de vue de dif­férents per­son­nages sur sa sit­u­a­tion per­son­nelle. Pour Sébastien Dupouey : « La mise en abyme du regard à tra­vers le télé­phone portable dans la mise en scène d’Histoire de la vio­lence reprend la façon dont Édouard Louis a con­stru­it son réc­it. Comme il fait sou­vent par­ler les autres à sa place, je trou­vais intéres­sant d’utiliser le télé­phone portable comme témoin.8 »

La mise en abyme
du regard à tra­vers
le télé­phone portable
dans la mise en
scène d’His­toire de
la vio­lence reprend
la façon dont
Édouard Louis a
con­stru­it son réc­it.
Comme il fait sou­vent
par­ler les autres à
sa place, je trou­vais
intéres­sant d’utiliser
le télé­phone portable
comme témoin.

Un dévoile­ment de l’intimité qui rap­pelle par­fois aus­si la télé-réal­ité. Dans la mise en scène d’Ostermeier, le spec­ta­teur ver­ra presque tout de la rela­tion entre Édouard (Lau­renz Laufen­berg) et Reda (Rena­to Schuch). Depuis leur ren­con­tre dans une rue de Paris jusqu’à leurs rela­tions sex­uelles en pas­sant, bien sûr, par la ten­ta­tive de meurtre et le viol d’Édouard, sodomisé de force sur son lit par Reda. Presque tout, car ce sont les acteurs qui fil­ment, et ce sont donc eux qui con­stru­isent le regard du spec­ta­teur, con­damnant ce dernier à être guidé tout en se croy­ant omni­scient…

Une omniprésence de la caméra donc, qui per­met la démul­ti­pli­ca­tion kaléi­do­scopique des points de vue. Celui d’Édouard bien sûr, mais aus­si de sa sœur, de son beau-frère et des policiers auprès desquels il dépose plainte. Une démul­ti­pli­ca­tion ren­for­cée par le fait que l’on ne sait pas tou­jours qui filme par­mi les comé­di­ens qui jouent dif­férents per­son­nages.

Un dis­posi­tif léger qui, là encore, « s’inscrit bien dans l’approche réal­iste de la direc­tion d’acteur de Thomas Oster­meier9 », comme le remar­que Sébastien Dupouey. Les comé­di­ens qui fil­ment rap­pel­lent les équipes sci­en­tifiques des séries crim­inelles, notam­ment lorsque le per­son­nage d’Édouard se douche de manière hys­térique, cher­chant à récur­er chaque cen­timètre de sa peau, après avoir été vio­lé.

Cette démul­ti­pli­ca­tion et le dévoile­ment de l’intime dans His­toiredelavio­lenceest sen­sé génér­er ain­si un sen­ti­mentd’omniscience chez le spec­ta­teur, qui s’accorde donc très bien à notre époque.

En out­re, ces gros plans, par­fois inten­sé­ment pasolin­iens – notam­ment ceux portés sur les vis­ages des acteurs – excè­dent ce qui se passe sur scène et don­nent un sen­ti­ment de prox­im­ité au pub­lic qui est invité à plonger davan­tage dans l’action. Sans doute l’emploi si fort de la vidéo et de l’image cor­re­spond-il donc, dans ces spec­ta­cles, à une volon­té d’accorder la forme (la mise en scène) au fond (les textes de Didi­er Eri­bon et d’Édouard Louis). Cette démarche traduit bien le désir de rester dans une époque, de capter un pub­lic qui, baig­nant de plus en plus dans cette « ère de l’accélération », s’est habitué à faire plusieurs choses en même temps. Au détri­ment, peut-être, de sa capac­ité à imag­in­er et à se con­fron­ter à des his­toires trop éloignées de lui…

Zvizdal, mise en scène Berlin,
au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, 2016. Photos Frederik Buyckx.
Zvizdal, mise en scène Berlin,
au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, 2016. Photos Frederik Buyckx.
Zviz­dal, mise en scène Berlin, au Kun­sten­fes­ti­valde­sarts à Brux­elles, 2016. Pho­tos Fred­erik Buy­ckx.
  1. Thomas Oster­meier, Le Théâtre et la peur, pré­face de Georges Banu, Arles, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », 2016, p. 13. ↩︎
  2. Sébastien Dupouey, entre­tien avec Mar­jorie Bertin, mars 2020. ↩︎
  3. Id. ↩︎
  4. Id. pp. 117 – 118. ↩︎
  5. « Ce qui doit primer, c’est la dimen­sion ludique, le fait que le théâtre ne doit pas être un espace de souf­france, mais un espace de vie et de joie, la joie du jeu vivant, du jeu accéléré, ryth­mique, explosif, avec un mon­tage d’attractions, avec quelque chose qui est plus vivant que la vie. C’est cet aspect du théâtre de Mey­er­hold que je revendique. », Sylvie Cha­laye, Thomas Oster­meier, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. « Met­tre en scène », 2006, p. 25. ↩︎
  6. Pour la créa­tion de la pièce à la Schaubühne (Berlin). ↩︎
  7. Georges Banu, La scène sur­veil­lée, Arles, Actes Sud, coll « Le temps du théâtre », 2006, p. 13. ↩︎
  8. Sébastien Dupouey, entre­tien avec Mar­jorie Bertin, mars 2020. ↩︎
  9. . Idem. ↩︎
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Écrit par Marjorie Bertin
Doc­teur en Études théâ­trales, enseignante et chercheuse à la Sor­bonne-Nou­velle, Mar­jorie Bertin est égale­ment jour­nal­iste à RFI et au...Plus d'info
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