Gérer la distance : la caméra, le montage et les écrans comme rapports à l’autre dans les spectacles de Berlin

Théâtre
Edito

Gérer la distance : la caméra, le montage et les écrans comme rapports à l’autre dans les spectacles de Berlin

Le 21 Juil 2020
Zvizdal, mise en scène Berlin, au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, 2016. Photos Frederik Buyckx.
Zvizdal, mise en scène Berlin, au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, 2016. Photos Frederik Buyckx.
Zvizdal, mise en scène Berlin, au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, 2016. Photos Frederik Buyckx.
Zvizdal, mise en scène Berlin, au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, 2016. Photos Frederik Buyckx.
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Couverture du numéro 141 - Images en scène
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Le réin­vestisse­ment du théâtre doc­u­men­taire par de nom­breux met­teurs en scène et col­lec­tifs à par­tir des années 1980 est accom­pa­g­né d’une abon­dante lit­téra­ture1, visant à en saisir les éventuelles nou­velles formes et enjeux. Le mod­èle his­torique du théâtre doc­u­men­taire élaboré d’abord par Erwin Pis­ca­tor (LeThéâtre poli­tique, paru en 1929) puis par Peter Weiss (voir notam­ment ses qua­torze thès­es sur le théâtre doc­u­men­taire2) est régulière­ment mobil­isé, tan­tôt pour saisir la fidél­ité et la prox­im­ité des méth­odes et posi­tion­nements, tan­tôt pour les con­tredire et mar­quer une prise de dis­tance avec ses visées didac­tiques et idéologiques. Bérénice Hami­di- Kim pro­pose ain­si une divi­sion en deux gen­res du théâtre doc­u­men­taire con­tem­po­rain, en fonc­tion de la nature des doc­u­ments mobil­isés et de la manière dont ces derniers sont présen­tés et util­isés sur la scène3. Selon la chercheuse, le pre­mier genre, qu’elle qual­i­fie de « théâtre doc­u­men­taire de dénon­ci­a­tion de la réal­ité », s’inscrit et pro­longe le mod­èle his­torique tan­dis que le sec­ond, le « théâtre doc­u­men­taire du réel », s’oppose à la pos­si­bil­ité d’une lec­ture et inter­pré­ta­tion uni­voque et cherche au con­traire à « don­ner à voir et à sen­tir des éclats4 » d’un monde frag­men­té.

Le tra­vail dévelop­pé depuis 2003 par le col­lec­tif anver­sois Berlin, regroupant ini­tiale­ment Bart Baele, Yves Degryse et Car­o­line Rochlitz (qui a quit­té le groupe en 2009), par­ticipe davan­tage de la sec­onde caté­gorie. Leurs œuvres, recon­nues à l’échelle inter­na­tionale, n’endossent pas plus une posi­tion didac­tique qu’elles ne pro­posent de démon­stra­tion. Elles sont plutôt les résul­tats formels du tra­vail d’investigation entre­pris par les artistes cher­chant à com­pren­dre et présen­ter cer­tains états du monde con­tem­po­rain. Ceci est par­ti­c­ulière­ment vrai pour le cycle Holocène entamé en 2004 avec Jerusalem et dont la clô­ture est prévue en juin 2021 avec The Mak­ing of Berlin. Les cinq spec­ta­cles de ce cycle (Jerusalem (2004), Iqaluit (2005), Bonan­za (2006), Moscow (2009)et Zviz­dal (2016)) sont des por­traits de villes, dépeintes par leurs habi­tants-per­son­nages et filmées par ces met­teurs en scène-réal­isa­teurs. Le tra­vail de Berlin com­bine phase de doc­u­men­ta­tion, prospec­tion, enquête et col­lecte de matéri­aux dans le but de com­pos­er des por­traits var­iés de ces lieux, à l’image de leur com­plex­ité. La présence d’écrans mul­ti­ples sur scène, mobiles dans cer­tains cas, met en exer­gue la mul­ti­plic­ité des facettes du réel et la diver­sité des points de vue sur ce dernier. Leur util­i­sa­tion des écrans per­met surtout de créer sur la scène de théâtre de nou­veaux pos­si­bles, de faire exis­ter ce qui ne pour­rait pas (co)exister autrement. Aus­si, plutôt que d’interroger le tra­vail de Berlin dans son rap­port au mod­èle his­torique du théâtre doc­u­men­taire ou de le com­par­er à d’autres formes con­tem­po­raines du théâtre dit « néo-doc­u­men­taire », il s’agit de s’interroger sur ce que les écrans util­isés par le col­lec­tif ont ren­du pos­si­ble pour et dans la scène théâ­trale.

Chaque créa­tion de Berlin développe un dis­posi­tif scénique dif­férent, élaboré en fonc­tion de ce que la ville étudiée leur a appris et de ce qu’elle donne à racon­ter, au-delà de sa sin­gu­lar­ité pro­pre, sur notre human­ité et con­tem­po­ranéité. Dans le con­texte de con­fine­ment actuel, il nous a paru oppor­tun de revenir sur deux œuvres qui explorent des villes fan­tômes, à deux points opposés du globe : Bonan­za d’une part, Zviz­dal de l’autre, l’une et l’autre traces d’événements his­toriques et de péri­odes révolues, désor­mais con­servées et réin­vesties par des habi­tants dont Berlin col­lecte les témoignages. Mais loin d’être œuvres tes­ti­mo­ni­ales, c’est bien au monde con­tem­po­rain que ces regards et paroles qu’elles véhicu­lent con­fron­tent le spec­ta­teur. Bonanza, dont la pre­mière a eu lieu au STUK à Leu­ven, prend pour sujet une anci­enne cité minière du Col­orado habitée, depuis la fer­me­ture des mines, par seule­ment sept per­son­nes, répar­ties dans cinq maisons presque voisines. Sur la scène, cinq écrans cor­re­spon­dant aux cinq foy­ers sont sur­mon­tés d’une grande maque­tte de Bonan­za : les vidéos font voy­ager les spec­ta­teurs à l’intérieur de ces maisons et de leurs envi­rons, à la décou­verte des derniers habi­tants dont elles captent les témoignages. Ce por­trait filmique donne ain­si à voir un micro­cosme de la société améri­caine et exac­erbe, au-delà de celle-ci, la mesquiner­ie humaine : dans le décor grandiose de la nature envi­ron­nante, les rares habi­tants se sur­veil­lent, se cri­tiquent et s’évitent et ce n’est que le dis­posi­tif du théâtre qui, en met­tant les cinq écrans côte-à-côte, per­met de les rassem­bler et de faire dia­loguer leurs visions diver­gentes. Le mon­tage, la bande sonore (signée par Peter Van Laer­hoven) et l’installation théâ­trale réalisent ici cette « jux­ta­po­si­tion de per­son­nal­ités et de modes de vie diver­gents », laque­lle, comme l’écrit le philosophe Louis Wirth « tend à pro­duire un point de vue rel­a­tiviste et un sens de la tolérance vis-à-vis des dif­férences5 », une expéri­ence dont sont désor­mais privés ces rési­dents de la ville fan­tôme.

Autre por­trait filmique, Zviz­dal6(créé en 2016 au Kun­sten­fes­ti­valde­sarts à Brux­elles) fait exis­ter sur scène cette autre local­ité, désertée à la suite de l’évacuation organ­isée en 1986 après la cat­a­stro­phe nucléaire de Tch­er­nobyl. Deux sex­agé­naires, Pétro et Nadia, restent. Berlin est par­venu à négoci­er un laiss­er-pass­er pour se ren­dre à plusieurs repris­es (entre 2011 et 2016) dans cette zone inter­dite, ren­con­tr­er ce cou­ple isolé et don­ner à percevoir ensuite, sur la scène, l’expérience de leur soli­tude : « Com­ment sup­port­er cet isole­ment infi­ni ? Il y a le manque d’électricité, d’eau courante et de chauffage, il y a les super­sti­tions, la vod­ka, les mar­mon­nements, les impré­ca­tions, les prières et les chants, les rages de dents, les affres de l’âge, les 20 km de marche jusqu’au pre­mier mag­a­sin, l’attente de quelqu’un venant du monde habité dont les réc­its ressem­blent de plus en plus à des chimères7. » En réal­isant le por­trait de cette expéri­ence rad­i­cale de l’isolement, les mem­bres de Berlin et l’équipe qui les accom­pa­gne répon­dent d’une cer­taine façon à l’attente de Pétro et Nadia. En se ren­dant sur place pour filmer leur quo­ti­di­en, les suiv­re au fil des saisons tan­dis que l’âge rend chaque tâche plus dif­fi­cile encore, ils relient ce cou­ple dans les dernières années de leur vie au monde extérieur. En doc­u­men­tant leur his­toire, ils recréent du lien. Comme pour Bonan­za, des maque­ttes sont présentes sur le plateau, don­nant ici à voir la ferme du cou­ple au cours de trois saisons dif­férentes de l’année. Sur­plom­bant ces maque­ttes, un écran sur lequel est pro­jeté le film réal­isé. À la dif­férence des autres spec­ta­cles qui reposent générale­ment sur un dis­posi­tif mul­ti-écrans, celui-ci ne partage qu’une his­toire, com­mune, celle d’un cou­ple uni dans sa soli­tude. L’écran appa­raît dès lors comme une fenêtre sur leur réal­ité et le por­trait filmique comme l’un des seuls moyens de la faire exis­ter. Le média filmique devient ain­si un inter­mé­di­aire néces­saire pour l’accès à l’autre, ce qui ne peut que réson­ner aujourd’hui, tan­dis que les mesures de con­fine­ment exi­gent le recours aux out­ils du virtuel pour pal­li­er les inter­dic­tions de se rassem­bler.

C’est cette mise en rela­tion opérée au moyen des dis­posi­tifs scéniques qui con­stitue, à notre sens, sa portée poli­tique. Han­nah Arendt définit la poli­tique comme la ges­tion de l’espace qui-est- entre les hommes8 et c’est pré­cisé­ment cet espace qui est inter­rogé et tra­vail­lé par les artistes. Que ce soit à Bonan­za, où les quelques rares habi­tants choi­sis­sent l’isolation et la méfi­ance pour mode de vie, ou à Zviz­dal, où un vieux cou­ple de paysans préfère, au nom de son attache­ment à sa terre et par peur du déracin­e­ment, l’isolement rad­i­cal à un déplace­ment pour­tant ordon­né, la démarche et la présen­ta­tion scénique de Berlin parvi­en­nent à éla­bor­er des mis­es en rela­tion de ce qui, sans cela, ne se ren­con­tr­erait pas. La ques­tion de la ges­tion de cet espace engage égale­ment leur pro­pre éthique : à quelle dis­tance, sous quel angle se plac­er ? Quelles sont la bonne dis­tance et la bonne place pour l’observateur et ses caméras, entre intru­sion, voyeurisme et accom­pa­g­ne­ment ? En mul­ti­pli­ant les écrans sur scène, en nous per­me­t­tant d’observer, à micro-échelle, les dynamiques humaines, en nous con­frontant à leurs choix de cap­ta­tion et de mon­tage, leurs créa­tions posent, de manière sub­tile et com­plexe, la ques­tion de ce que nous faisons – et peut-être, in fine, de ce que nous pouvons/voulons faire – de cet espace qui est entre nous.

  1. Citons, à titre d’exemples nota­bles, Ali­son Forsyth et Chris Meg­son (ed.), Get Real : Doc­u­men­tary The­atre Pas­tand Present, Bas­ingstoke : Pal­grave Macmil­lan, 2009 ; Car­ol Mar­tin (ed.), The­atre of the Real, Bas­ingstoke : Pal­grave Macmil­lan, 2013 ou, dans le monde fran­coph­o­ne, Jean-Pierre Sarazac (dir.), Poé­tique du drame mod­erne et con­tem­po­rain, Études Théâ­trales, n°22, Lou­vain-la-Neuve, 2001 ; Eri­ca-Magris et Béa­trice Picon-Vallin (dir.), Les Théâtre doc­u­men­taires, Lau­sanne ; L’Âge d’Homme, 2003 ; Lucie Kempf et Tania Mogu­ilevska­ia (dir.), Le théâtre néo-doc­u­men­taire. Résur­gence ou réin­ven­tion ?Nan­cy : PUN – Édi­tions Uni­ver­si­taires de Lor­raine, 2013. ↩︎
  2. Peter Weiss « Qua­torze thès­es sur un théâtre doc­u­men­taire » dans Dis­cours sur les orig­ines et le déroule­ment de la très longue guerre du Viet­nam, illus­trant la néces­sité de la lutte armée des opprimés con­tre les oppresseurs, Paris : Seuil, 1968. ↩︎
  3. Bérénice Hami­di-Kim, « Présen­ter des éclats du réel, dénon­cer la réal­ité » dans Lucie Kempf et Tania Mogu­ilevska­ia (dir.), op. cit, pp. 45 – 59. ↩︎
  4. Ibid., p. 46. ↩︎
  5. Louis Wirth, « Urban­isme as a Way of Life », cité dans Richard Sen­nett La Con­science de l’œil. Urban­isme et société, Lagrasse : Verdier, 2009, p. 309. ↩︎
  6. Pour une analyse appro­fondie du spec­ta­cle et de son proces­sus de créa­tion, lire « Derniers fig­u­rants d’une ville fan­tôme. À pro­pos de Zviz­dal (Tch­er­nobyl – si loin si proche), col­lec­tif Berlin », de Sylvie Mar­tin-Lah­mani dans Alter­na­tives théâ­trales, n°131, mars 2017. ↩︎
  7. Extrait de la présen­ta­tion du spec­ta­cle par Berlin : https://berlinberlin.be/fr/project/zvizdal ↩︎
  8. Han­nah Arendt, Qu’est-ce que la poli­tique ?, Paris : Seuil, 2014. ↩︎
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Écrit par Karolina Svobodova
Karoli­na Svo­bodo­va est chercheuse post­doc­tor­ale à l’Université libre de Brux­elles. Après avoir réal­isé une thèse sur la créa­tion...Plus d'info
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