Gaz, dans la langue de sa mère

Théâtre
Critique

Gaz, dans la langue de sa mère

Le 26 Fév 2018
Viviane De Muynck dans GAZ. Photo Christophe Engels.
Viviane De Muynck dans GAZ. Photo Christophe Engels.

Avec La langue de ma mère (Sprakeloos, selon le titre orig­i­nal en néer­landais), Tom Lanoye racon­tait sa mère jusqu’à l’épuisement, en ruant dans le flot débor­dant du lan­gage mater­nel, dans son rythme flam­boy­ant et ses mots en cas­cade, dont la mal­adie l’avait, à la fin de sa vie, dépos­sédée. Dans Gaz, le pre­mier mono­logue écrit pour le théâtre par l’écrivain fla­mand, c’est un fils qui se tait, et la mère qui le par­le.

Comme pour faire sur­gir une autre parole, car si ce fils-là est per­du pour elle, on apprend vite qu’il est large­ment retrou­vé, com­men­té, pris en charge par la langue des autres : ter­ror­iste islamiste coupable d’un atten­tat par­ti­c­ulière­ment meur­tri­er, il est devenu un sym­bole, une fig­ure com­mune et con­nue, sous les traits du mar­tyr ou du mon­stre. Sur une scène nue, où seul un bloc de pierre (tombe ? autel ? fron­tière ?) peut lui per­me­t­tre de pren­dre appui, la mère évoque le fils vivant. Le bébé hurleur, l’enfant ver­sa­tile et fougueux, l’adolescent ren­fer­mé, et tou­jours à ses côtés, implaca­ble et liée, la cru­elle puis­sance de l’amour mater­nel. Car rien n’est idéal­isé de cet amour dévo­rant qui s’abat sur elle, au pre­mier regard, dans cette ren­con­tre ensanglan­tée et déchi­rante qu’est la nais­sance, et dont l’évocation est un des moments les plus sai­sis­sants du mono­logue. Assuré­ment, c’est lorsqu’il touche au corps que le texte de Tom Lanoye est le plus per­cu­tant : quand la mère croit voir le cadavre du fils la défi­er à la morgue, quand elle se demande si ce bébé, il n’aurait pas été préférable de le manger à la nais­sance, quand elle se sou­vient de ses mas­ti­ca­tions de nour­ris­son, quand elle ne le recon­naît plus sous sa barbe. Dans ces pas­sages où le sujet du ter­ror­isme, si pesant, sat­uré de con­cepts, de social et du poli­tique, s’incarne dans une expéri­ence sin­gulière, le pro­pos vise juste, décalant notre regard et nos ques­tions habituelles. La perte du fils est pour la mère une entrée en soli­tude, une sépa­ra­tion d’avec le monde des hommes, une con­damna­tion à errer jusqu’à la fin en com­pag­nie du mort et des innom­brables ques­tions aux­quelles il n’a pas don­né de réponse, si ce n’est dans quelques traces épars­es et stéréo­typées – mes­sage d’adieu, enreg­istrement des dernières paroles – qui le coulent encore davan­tage dans un pro­duit en série, la matière générique du ter­ror­iste occi­den­tal con­ver­ti des années 2010.

L’autopsie de cette rela­tion béante, con­damnée à l’amour, à l’impuissance, à la perte, offre dans ses meilleurs pas­sages un style à la fois organique et coupant, qui donne à Gaz une rugosité émou­vante. Tom Lanoye suit du début à la fin une ligne claire, en se glis­sant dans les mots de la mère, de la ren­con­tre avec son fils jusqu’à la sépa­ra­tion : pas d’explications psy­chol­o­gisantes ou sociales, pas de recon­struc­tion de la tra­jec­toire et du bas­cule­ment du fils vers l’action ter­ror­iste, ni même de con­tex­tu­al­i­sa­tion pré­cise. Bien des fois, toute­fois, le dis­cours s’échappe vers le com­men­taire socié­tal, trai­tant des pra­tiques numériques des jeunes d’aujourd’hui, de la fab­ri­ca­tion médi­a­tique des ter­ror­istes, de la crim­i­nal­i­sa­tion des par­ents de ceux que l’opinion publique qual­i­fie de bar­bares. Et c’est dans ces par­ties les plus dis­cur­sives que le texte nous lâche. Que les analy­ses soient par­fois con­v­enues, les sen­ti­ments ou indig­na­tions exprimés banals, soit : le texte s’intéressant à la typ­i­fi­ca­tion de la fig­ure du ter­ror­iste, il pour­rait s’attaquer, par un mou­ve­ment symétrique, à la manière dont l’expérience de la mère s’articule à des représen­ta­tions col­lec­tives. Hélas, dès qu’il se dis­tan­cie de la rela­tion au fils, la den­sité du pro­pos s’affaiblit, et on peine à y retrou­ver la pat­te de la mère esquis­sée par ailleurs. De manière générale, Gaz souf­fre de ce prob­lème d’incarnation ; mal­gré la douleur du per­son­nage et l’empathie qu’il sus­cite, il n’est jamais com­plète­ment con­va­in­cant. Sans doute est-ce égale­ment lié au déli­cat pas­sage du néer­landais, langue dans laque­lle le spec­ta­cle a été créé, au français. Car si Viviane De Muynck par­le un français remar­quable, la dis­tance à celle qui n’est pas sa langue mater­nelle est inévitable­ment per­cep­ti­ble à l’oral. Davan­tage con­cen­trée sur les mots, elle est moins expres­sive et son jeu plus monot­o­ne que dans la ver­sion orig­i­nale, où son charisme se déploie bien plus large­ment. Peut-être aus­si que la parole de la mère sur le fils a besoin pour réson­ner d’être au plus près du lieu et des sons de sa nais­sance. Viviane De Muynck le recon­naît elle-même : le texte en néer­landais est plus bru­tal, plus direct. En évo­quant la césari­enne, par exem­ple, la tra­duc­tion par­le d’incision, quand Tom Lanoye écrit dans sa langue quelque chose comme « ça a com­mencé à couper ». 1

C’est ce type de jail­lisse­ment visuel que l’on aurait voulu enten­dre du début à la fin, et qui fait trop sou­vent défaut dans ce Gaz en français.


  1. Remar­que de Viviane De Muynck émise lors de la ren­con­tre qui a suivi le spec­ta­cle. ↩︎
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Emilie Garcia Guillen
Emilie Garcia Guillen dérive vers le nord depuis environ quinze ans. Suite à une première...Plus d'info
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