Perturbation et intervention. Modalités d’influence entre théâtre et politique en Argentine depuis les années 1980

Théâtre
Réflexion

Perturbation et intervention. Modalités d’influence entre théâtre et politique en Argentine depuis les années 1980

Le 28 Avr 2019
Los Murmullos de Luis Cano. Photo DR.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 137 - Noticias argentinas - Perspectives sur la scène contemporaine argentine
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Les rela­tions entre le théâtre et la poli­tique en Amérique latine au cours du xxe siè­cle ont été non seule­ment fécon­des mais ont forte­ment favorisé les con­struc­tions de sub­jec­tiv­ités, voire influ­encé les trans­for­ma­tions socio- poli­tiques. C’est pourquoi les proces­sus de créa­tion sont intéres­sants à étudi­er pour com­pren­dre les trans­for­ma­tions des imag­i­naires et des iden­tités sociales. Tout un cap­i­tal sym­bol­ique se déploie en effet dans les expéri­ences scéniques, et influ­ence les dis­cours et les pra­tiques sociales et poli­tiques. Les étudi­er nous fait décou­vrir les poé­tiques à l’œuvre dans le domaine des arts, et leurs rela­tions poli­tiques et sociales.

Cet arti­cle met en relief cer­tains événe­ments esthéti­co-poli­tiques cen­traux des arts de la scène dans l’histoire récente argen­tine, quand ils se révè­lent par­a­dig­ma­tiques dans leur manière d’affecter le poli­tique. Il s’agit de pro­pos­er une approche du théâtre et de la per­for­mance en Argen­tine ces dernières décen­nies sur base d’un panora­ma qui per­me­tte de pour­suiv­re la réflex­ion sur les modes d’intervention ou d’occupation de l’espace pub­lic, de con­struc­tion de dis­cours, de for­ma­tion d’espaces de récep­tion, cor­po­ral­ités, citoyen­neté, liens soci­aux, etc.

Dans l’histoire récente argen­tine, on iden­ti­fie trois péri­odes pen­dant lesquelles les rela­tions entre les sphères artis­tique et poli­tique s’intensifient et influ­en­cent les trans­for­ma­tions sociales et scéniques :

  1. la tran­si­tion démoc­ra­tique (1980/1983 – 1989) à la suite de la dernière dic­tature civile et mil­i­taire (1976 – 1983)
  2. la « crise de 2001 »
  3. le change­ment de cap poli­tique inter­venu en 2015.
La transition démocratique (1983 – 1989)

La scène de Buenos Aires dans les années 1980, car­ac­térisée par l’explosion de l’under­ground et par l’éclatement cor­porel et expan­sif asso­cié à l’ouverture démoc­ra­tique, n’a pas émergé du jour au lende­main le 10 décem­bre 1983, lorsque le prési­dent démoc­ra­tique­ment élu, Raúl R. Alfon­sín, prit le pou­voir. Elle n’est pas non plus décon­nec­tée de la péri­ode de dic­tature qui prit fin offi­cielle­ment ce jour-là. Les his­to­riens ne sont pas d’accord entre eux sur le moment pré­cis du début ou de la fin de la tran­si­tion vers la démoc­ra­tie, mais il n’y a aucun doute sur le fait qu’il s’agit d’une péri­ode gorgée de dilemmes et de négo­ci­a­tions, qui cou­rut jusqu’ à la fin des années 1980. Sur le plan cul­turel, la tran­si­tion démoc­ra­tique argen­tine (comme ses con­tem­po­raines, ini­tiées par la movi­da espag­nole) fut car­ac­térisée par l’explosion de formes hybrides, hétérogènes et coex­is­tantes, liées aux célébra­tions des lib­ertés retrou­vées. La mul­ti­pli­ca­tion d’espaces, de fêtes ou de modal­ités inclu­sives et non nor­ma­tives démon­tre à cette époque la néces­sité de se réap­pro­prier la vie démoc­ra­tique, de génér­er de nou­velles formes de par­tic­i­pa­tion citoyenne et de con­stru­ire de nou­velles iden­tités poli­tiques.

Si nous nous arrê­tons un moment sur le col­lec­tif La Orga­ni­zación Negra, dirigé par Manuel Her­me­lo et Pichón Bald­inu, nous pou­vons exam­in­er rétro­spec­tive­ment les dif­férents moments de cette décen­nie. Comme le rap­pelle María Lau­ra González, « La Negra » fut, dans un pre­mier temps, le « trou­ble-fête » qui, en pleine effer­ves­cence démoc­ra­tique, réal­i­sait des actions dans l’espace pub­lic pour provo­quer les pas­sants, leur rap­pelant les prob­lèmes encore irré­so­lus de la société. Leurs pre­mières per­for­mances apparurent au début de la démoc­ra­tie (1984 – 1985) et comp­taient des inter­ven­tions dans l’espace pub­lic qui alig­naient des morts, des fusil­lés, des spec­tres, des corps abîmés, un corps de man­nequin à tête de cochon, des sauve­tages en civière, des vom­isse­ments sur les pare-brise des voitures arrêtées aux feux rouges… Un univers qui sig­nalait avec insis­tance que le passé obscur et sin­istre était tou­jours présent, au beau milieu de la fête. L’intention de ces expéri­ences éphémères était de cho­quer, de per­turber le pas­sant, de la même manière que l’avaient fait cer­tains col­lec­tifs quelques années aupar­a­vant, pen­dant le régime mil­i­taire, dévelop­pant des expéri­ences per­for­ma­tives ou lim­i­nales, activistes ou résis­tantes, de manière plus ou moins clan­des­tine1. À par­tir de ces pre­mières actions, La Negra tra­ver­sa toute la décen­nie jusqu’à son avant-dernière expéri­ence, LaTirolesa/Obelisco (1989), qui con­sis­tait à se jeter de l’Obélisque sans filet devant plus de 30 000 spec­ta­teurs, sig­nifi­ant métaphorique­ment un nou­veau change­ment d’époque2.

Daniela Luce­na et Gisela Laboureau don­nent aux années 1980 l’image du col­lage. Tech­nique­ment, un col­lage est la jux­ta­po­si­tion d’éléments qui com­posent un tout dont l’observation se révèle frag­men­taire. Le monde cul­turel des années 1980 s’expose en effet comme mul­ti­ple, pluriel, ouvert en tous sens. Per­for­mances, expo­si­tions d’art, expéri­ences théâ­trales, journées d’improvisation ou de pho­togra­phie, réc­i­tals, toute pra­tique débor­de des lim­ites des dis­ci­plines tra­di­tion­nelles, sous des formes coopéra­tives et dans de nou­veaux lieux emblé­ma­tiques nom­més Parakul­tur­al, Cemen­to, Ein­stein, Pal­a­di­um…

Par­mi les fac­teurs qui per­me­t­taient cette inter­ac­tion col­lec­tive, Luce­na et Laboureau relèvent en pre­mier lieu la con­trainte économique : face à la pénurie de ressources, la réal­i­sa­tion d’une expéri­ence ne devient pos­si­ble qu’avec la col­lab­o­ra­tion d’un groupe de per­son­nes. D’autre part, ces auteurs sig­na­lent aus­si l’internalisation de la cen­sure. La référence con­stante de ces artistes ou habitués des lieux noc­turnes aux fer­me­tures, déten­tions ou incar­céra­tions, démon­tre que ces ini­tia­tives étaient menées en con­sid­érant encore la poten­tial­ité d’un sys­tème répres­sif face auquel l’action col­lec­tive pou­vait con­stituer une tac­tique de pro­tec­tion.

Les dif­fi­cultés parais­saient ain­si se trans­former en une stim­u­la­tion créa­tive. La peur de la cen­sure deve­nait une rai­son de se ren­con­tr­er, et le défaut de ressources se muait en une esthé­tique de la pré­car­ité. À tra­vers des procédés de décon­struc­tion, de démon­tage, d’altération des formes clas­siques de représen­ta­tion, d’interaction entre les corps et les trav­es­tisse­ments, des expéri­ences fugaces pou­vaient être vécues, créant de mul­ti­ples esthé­tiques du trash, du déchet.

Bata­to Barea est un des exem­ples les plus rad­i­caux en matière de défi lancé aux normes de genre, tant sex­uelles que lit­téraires, dénat­u­ral­isant l’hétéronormativité et les formes tra­di­tion­nelles de représen­ta­tion. For­mé à divers­es tech­niques théâ­trales, Bata­to Barea fit par­tie des groupes les plus impor­tants de l’underde Buenos Aires, comme Los peina­dos Yoli et El Clú del Claun, inté­grant le pre­mier et fon­dant le sec­ond en 1984. À mesure que pro­gres­saient les années 1980, sa désobéis­sance aux normes de genre se man­i­fes­tait dans une pra­tique trav­es­tie tou­jours plus soulignée, et ses per­for­mances, solos ou col­lec­tives, expo­saient la néces­sité de chercher de nou­veaux lan­gages esthé­tiques. Vers la fin des années 1980, il se qual­i­fi­ait de « clown trav­es­ti lit­téraire ». Il pro­po­sait d’effacer lit­térale­ment les lim­ites entre vie et per­for­mance, devenant une véri­ta­ble fig­ure de la scène under, jusqu’ à ce qu’il meure du sida en 1991.

« Apolitiques », les années 1990 ?
  1. Sur les actions dévelop­pées par le TIT (« Taller de Inves­ti­ga­ciones Teatrales », « Ate­lier de Recherch­es théâ­trales »), La Escuela de Mimo Con­tem­porá­neo y Teatro Par­tic­i­pa­ti­vo (L’école de mime con­tem­po­rain et de théâtre par­tic­i­patif), coor­don­née par Alber­to Sava, ou encore La Com­pañía Argenti­na de Mimo(La Com­pag­nie argen­tine du mime), entre autres, voir Verze­ro, 2012, 2016a, 2016b. ↩︎
  2. NdT : L’Obélisque est un mon­u­ment emblé­ma­tique de Buenos Aires, son icône ver­ti­cale. Con­stru­ite en 1936 afin de célébr­er le 400e anniver­saire de la fon­da­tion de la ville, elle est située sur la Plaza de la Repúbli­ca, à l’intersection des Avenues Cor­ri­entes et 9 de Julio. Avec ses 67,5 mètres de haut, elle domine la ville et en est dev­enue un emblème, autant qu’un lieu de rassem­ble­ment sym­bol­ique à divers­es occa­sions. Dans le spec­ta­cle évo­qué ici, les per­formeurs étaient tenus par un sys­tème d’élastiques qui leur per­me­t­tait lit­térale­ment de par­courir sur leur hau­teur les qua­tre faces du mon­u­ment. ↩︎
  3. NdT : Fils et Filles pour l’Identité et la Jus­tice, con­tre l’Oubli et le Silence. L’acronyme Hijos étant lui-même le mot sig­nifi­ant « enfants ». Ce mou­ve­ment, tou­jours act­if aujourd’ hui, fut créé en 1996 par des enfants de vic­times de la dernière dic­tature ; il con­tin­ue de revendi­quer la jus­tice, et la pour­suite voire la dénon­ci­a­tion des oppresseurs, tor­tion­naires ou géno­cidaires non inquiétés. ↩︎
  4. NdT : Lit­térale­ment, Groupe d’Art de la Rue. ↩︎
  5. NdT : cor­ral désigne autant l’enclos des bovins que le poulailler domes­tique. Muni d’un diminu­tif et appliqué à la société entière, le mot reflète bien la valeur dépré­cia­tive et péjo­ra­tive d’un sen­ti­ment d’enfermement. ↩︎
  6. NdT : Pra­tique de protes­ta­tion ini­tiée en France au début du xixe siè­cle et qu’on nomme par­fois « cassero­lades ». ↩︎
  7. Citons Res o no Res, à Mataderos ; Mate­mur­ga, à Vil­la Cre­spo ; Alma Mate, à Flo­res ; Los Pom­pa­petriya­sos, à Par­que Patri­cios ; Los Vil­lur­queros, à Vil­la Urquiza ; El Épi­co à Flo­res­ta ; ou encore Patri­cios Unido de Pie, à Patri­cios (province de Buenos Aires). ↩︎
  8. Les Grands-mères de la Place de Mai, comme elles se définis­sent sur leur site web : « est une organ­i­sa­tion non gou­verne­men­tale créée en 1977 dont l’objectif est de localis­er et de restituer à leurs familles légitimes tous les enfants dis­parus lors de la dernière dic­tature mil­i­taire argen­tine. » (https://www.abuelas.org.ar/abuelas/historia‑9. Con­sulté le 19 avril 2018). Les « Abue­las » sont des mères dont les fils et les filles ont dis­paru et qui ont des petits-enfants nés en cap­tiv­ité, ou dis­parus en même temps que leurs par­ents, qui ont été con­fisqués par le régime de la dernière dic­tature civile et mil­i­taire (et con­fiés à d’autres familles). On estime leur nom­bre à env­i­ron 500 sur la péri­ode. À ce stade, 126 ont été iden­ti­fiés. Les « abue­las » cherchent aujourd’hui aus­si leurs arrière-petits-enfants. (NdT : cette asso­ci­a­tion est très proche d’une autre aus­si célèbre, les Madres de la Plaza de Mayo,qui s’est con­sti­tuée de son côté sur base de la reven­di­ca­tion des mères à retrou­ver et à ren­dre jus­tice à leurs enfants dis­parus, dès 1976 – 1977 égale­ment, per­pé­tu­ant depuis leur orig­ine le sym­bole de leur ronde silen­cieuse tous les jeud­is sur la célèbre place de Buenos Aires, la tête ornée du non moins célèbre fichu blanc.) ↩︎
  9. On cit­era entre autres : Colec­ti­vo Fin de UN Mun­dO, Esce­na Políti­ca, Foro de Dan­za en Acción, Teatro Inde­pen­di­ente Monotributista, Proyec­to Squat­ters Con­tra­pub­li­ci­dad, Asam­blea de Cul­tura y Dere­chos Humanos (ex Asam­blea Lopér­fi­do Renun­cia Ya), Asam­blea Audio­vi­su­al (en défense de l’Instituto Nacional de Cine y Artes Audio­vi­suales
    -INCAA), Red Fed­er­al de Afec­tadxs (RFA), Colec­ti­vo Dominio Públi­co, Colec­ti­vo Ale­gría, Com­pañía de Fun­ciones Patrióti­cas, Emer­gentes Comu­ni­cación, Ni una menos, F.A.C.C. (Fuerza Artís­ti­ca de Choque Comu­nica­ti­vo), Colec­ti­vo Artís­ti­co Inter­sti­cial, Mujeres Públi­cas y Seri­grafis­tas Queer (source : DIAETP). ↩︎

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Lorena Verzero
Lorena Verzero est chercheuse associée au CONICET (Conseil national de la recherche scientifique argentin), affectée...Plus d'info
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