Amour de l’Autre et mauvais esprit

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Amour de l’Autre et mauvais esprit

Le 5 Mar 2018
We love arabs. Photo Gadi Dagon.
We love arabs. Photo Gadi Dagon.

Au fond, Hil­lel Kogan n’est pas bien sûr d’aimer telle­ment les Arabes – et ce n’est pas sans génér­er, chez ce choré­graphe israélien de gauche, une cer­taine cul­pa­bil­ité. Ou plutôt, pas cer­tain de si bien con­naître l’arabité qui l’entoure, lui qui par­le mieux français qu’arabe et dont les références, la cul­ture, l’imaginaire sont avant tout nour­ris d’Occident.

Pas sûr, finale­ment, de vouloir à tra­vers sa pra­tique choré­graphique brandir l’étendard du Dia­logue-inter­cul­turel-comme-vecteur-de-paix et de proclamer les ver­tus éman­ci­patri­ces de l’Art-comme-ultime-moyen-de-rencontre-avec‑l’altérité. Mais Hil­lel Kogan n’est pas non plus à l’aise avec la place que le milieu de la danse assigne en Israël aux danseurs arabes, relégués dans les marges ou les rôles stéréo­typés, quand ils ne sont pas tout sim­ple­ment invis­i­bles. Kogan, enfin, ne croit pas vrai­ment à la capac­ité qu’aurait l’art de chang­er le monde, tout en aimant d’une foi vigoureuse le lan­gage choré­graphique, dont il recon­naît par ailleurs le ridicule, peut-être même la vacuité ­– en tout cas une forme d’impuissance… qu’il ne tient pas non plus pour dérisoire.

À par­tir de tous ces attache­ments ambi­gus, Kogen pro­pose le spec­ta­cle d’un spec­ta­cle en train de se faire, d’une drô­lerie acide et viv­i­fi­ante. Le choré­graphe qui entre en scène (sur­prise, il s’appelle Hil­lel Kogen) nous livre, entre deux mou­ve­ments esquis­sés où son corps « pénètre l’espace et où l’espace se laisse pénétr­er par le corps », un mono­logue plutôt nébuleux sur le proces­sus de créa­tion. De ses réflex­ions esthé­tiques et philosophiques et de son expéri­ence con­crète de la danse, il tire cette con­clu­sion aus­si incon­grue que lumineuse : « je com­prends que l’endroit qui n’est pas moi, l’endroit qui me résiste, l’endroit qui me rejette, c’est un espace qui appar­tient à un arabe. » Mais com­ment le trou­ver, ce danseur arabe qui pour­ra incar­n­er, à lui seul, l’Altérité, et don­ner au faux Kogen mis en scène l’occasion de sceller choré­graphique­ment l’Union des Juifs et des Arabes ? C’est Adi Boutrous qui, bon gré mal gré, tien­dra le rôle : pen­dant une heure, il sera ce danseur arabe bal­lot­té au rythme des idées fan­tasques d’un Kogen nar­cis­sique et grandil­o­quent, déter­miné à pro­duire un spec­ta­cle en qua­tre actes autour des métaphores de l’identité et de la ren­con­tre entre peu­ples enne­mis. On assiste ain­si à une par­o­die satirique, sou­vent hila­rante, de work in progress en danse con­tem­po­raine, dans ce qu’elle a de pire : l’œuvre imag­inée par le choré­graphe com­bine her­métisme con­ceptuel et maniérisme kitsch, trou­vailles esthé­tiques alam­biquées (on adore l’ « Instru­men­tal Chore­graph­ic Sys­tem ») et pos­tures grotesques. Le con­traste entre le mutique Adi Boutrous, répon­dant con­traint et for­cé par mono­syl­labes, vis­i­ble­ment plus embar­rassé que récep­tif devant le génie du choré­graphe, et le vol­u­bile Hil­lel Kogen, fait mouche. Ce Kogen exalté cristallise les rus­es de la dom­i­na­tion cul­turelle et les para­dox­es d’un cer­tain art mil­i­tant : prô­nant avec insis­tance le naturel et l’authenticité (« je veux pas voir le danseur en toi, mais toi, Adi Boutrous ») face au mal­heureux danseur réduit à imiter ses pos­es ; imposant sans dis­cuter ses pro­pres fig­ures de l’identité (« tu com­prends l’image ? ça, c’est l’identité, Adi »).

Cette bouf­fée d’autodérision, d’une cru­elle lucid­ité, est réjouis­sante. We love Arabs s’amuse à décon­stru­ire l’auto-représentation du milieu de la danse con­tem­po­raine, son lan­gage abscons et son appar­ente sophis­ti­ca­tion qui masquent par­fois la pau­vreté des idées. Moquer la pré­ten­tion qu’a par­fois l’art à s’ériger en fer de lance de la con­science poli­tique (quiconque fréquente les brochures de présen­ta­tion de spec­ta­cle ou d’expos n’a même plus besoin d’avoir lu Bau­drillard ou Fou­cault, tant ils vien­nent à la rescousse des expli­ca­tions de texte marte­lant que « l’œuvre ques­tionne les rap­ports de pou­voir ou la société de con­som­ma­tion »), et rap­pel­er qu’il ne suf­fit pas de met­tre un Arabe sur scène pour décréter qu’on a « inter­rogé l’altérité » est plus que bien­venu.

Pho­to Gadi Dagon.

Au-delà de l’instrumentalisation des Arabes, et plus large­ment des dom­inés dans les créa­tions occi­den­tales bien pen­santes, Hil­lel Kogen s’intéresse en effet avant tout dans son tra­vail aux clichés et aux con­ven­tions. Der­rière la par­o­die, We love Arabs traite bel et bien du tra­vail choré­graphique et des para­dox­es de la danse elle-même, et c’est un de ses aspects les plus intéres­sants. Kogen le dit : il a écrit ce spec­ta­cle en pen­sant à sa mère, et à ceux qui, comme elle, sor­tent des spec­ta­cles de danse avec le sen­ti­ment frus­trant, voire humiliant, de ne pas avoir bien com­pris. Com­ment faire com­pren­dre par les mots ce qui se passe dans le corps, au cours du proces­sus de créa­tion ? Com­ment créer du sens et exprimer des idées par ces mou­ve­ments dont, bien sou­vent, le choré­graphe ressent lui-même le côté ridicule ? Com­ment y croire alors même qu’on recon­naît que quelque part, « l’art ne sert finale­ment à rien » ? C’est tout ce qu’amène le lan­gage déployé dans le texte. Dans ses excès lyriques et ses brumes, il se révèle par­fois éblouis­sant et poé­tique. Pré­cisé­ment, c’est parce qu’on ne sait jamais tout à fait où com­mence la car­i­ca­ture per­si­fleuse et où finit le partage authen­tique du tâton­nement artis­tique que We love Arabs nous tit­ille. Sans com­plai­sance et avec un féroce sens de l’humour, Hillen Kogen s’attaque ain­si au sim­plisme sur plusieurs fronts. Ce n’est pas tout à fait comme s’attaquer à La-Danse-en-tant-que-medi­um-de-notre-com­mune-iden­tité ou à l’Art-comme-espace-des-possibles, mais quand même.

We love Arabs dans le cadre de Brussels, dance !

Texte et chorégraphie
Hillel Kogan
Danseurs
Adi Boutrous et Hillel Kogan
Lumière
Amir Castro
Musique
Kazem Alsaher, Mozart
Conseillers artistiques
Inbal Yaacobi et Rotem Tashach
Traduction française
Talia de Vries
Would you have sex with an Arab?
Un film de Yolande Zauberman
projection le 05.03.2018
Dans le cadre de 1 film/1 artist, au Cinéma Galeries, et des représentations de We love arabs.
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Hillel Kogan
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Emilie Garcia Guillen
Emilie Garcia Guillen dérive vers le nord depuis environ quinze ans. Suite à une première...Plus d'info
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