Soutenir en priorité les artistes français ayant des origines étrangères

Entretien
Théâtre

Soutenir en priorité les artistes français ayant des origines étrangères

Le 12 Mar 2018
Anne Goalard. Photo DR
Anne Goalard. Photo DR

Com­ment élargir le recrute­ment des lieux de for­ma­tion aux métiers de la scène et du plateau, sans pour autant tomber dans les tra­vers et effets per­vers d’une poli­tique volon­tariste ?

Dans l’enseignement, laiss­er enten­dre à un jeune comé­di­en, ou plus large­ment à un jeune étu­di­ant en recherche d’une for­ma­tion pro­fes­sion­nal­isante dans notre secteur, qu’il est « un quo­ta » n’est pas accept­able et ne joue donc pas en faveur de « l’affirmative action » .

Mais il faut être très prag­ma­tique. Il est pos­si­ble d’aboutir au même résul­tat en inté­grant dans les for­ma­tions, dans le but de les diver­si­fi­er, des jeunes « issus de la diver­sité » quand bien même ils auraient un niveau inférieur à celui des autres can­di­dats. Je le con­state dans le Mas­ter dans lequel j’enseigne. En moins d’une année, un étu­di­ant un peu moins pré­paré rat­trape son retard, s’il est bien inté­gré au groupe.

Les dis­posi­tifs de pré­pa­ra­tion aux con­cours des écoles de théâtre (Acte 1) pilotés par Stanis­las Nordey et Rashid Ouram­dane et la classe pré­para­toire d’Arnaud Meu­nier à Saint-Eti­enne por­tent déjà leurs fruits en don­nant toutes leurs chances à de jeunes acteurs s’estimant vic­times de dis­crim­i­na­tions. Il sem­blerait que l’accueil de jeunes « non-blancs » soit en pro­gres­sion dans les écoles supérieures de spec­ta­cle. De futurs acteurs appelés à l’avenir à influer sur les per­cep­tions. Il va être de plus en plus dif­fi­cile de pré­ten­dre que l’on manque de bons acteurs de « couleur ». En amont du recrute­ment, dans les dif­férents métiers des arts de la scène, les pou­voirs publics, les écoles de théâtre, les for­ma­tions pro­fes­sion­nelles doivent se fédér­er pour amélior­er leur infor­ma­tion sur les débouchés de ces for­ma­tions. Comme le mon­tre bien un des con­tribu­teurs de vos ques­tion­naires, les familles issues de l’immigration ont sou­vent pris de gros risques pour venir en Europe. Même quand ces familles y sont implan­tées depuis plusieurs généra­tions, elles ne sont pas très enclines à laiss­er leurs enfants pren­dre le risque de l’insuccès, de la pré­car­ité.

Certes, la crise économique a rel­a­tivisé la per­cep­tion du risque encou­ru par ceux qui s’engagent dans des fil­ières artis­tiques, rel­a­tive­ment à d’autres fil­ières pro­fes­sion­nelles, mais pas encore suff­isam­ment et pas dans tous les milieux. Il nous revient de tor­dre le coup à l’idée que les fil­ières artis­tiques sont des fab­riques à chômeurs. En faisant mieux con­naître les taux d’insertion pro­fes­sion­nelle des écoles supérieures de théâtre (de l’ordre de 80%) et des uni­ver­sités (dans le Mas­ter Métiers de la pro­duc­tion théâ­trale de Paris III, où je suis pro­fesseure asso­ciée, près de 100% des étu­di­ants intè­grent les dif­férents métiers du spec­ta­cle vivant). Quelles fil­ières des secteurs non artis­tiques peu­vent pré­ten­dre à un tel résul­tat ?

Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est sus­cep­ti­ble de s’opérer la pro­mo­tion d’artistes issus de cul­tures minorées ?

Avant toute chose, il est impor­tant de créer une dynamique, en avançant simul­tané­ment sur plusieurs fronts : le recrute­ment dans les for­ma­tions supérieures, l’information, les nom­i­na­tions, de nou­velles expéri­men­ta­tions sur l’élargissement de la base sociale du pub­lic de spec­ta­cle vivant… Il me sem­ble qu’il faut être plus volon­tariste dans les nom­i­na­tions et laiss­er une place accrue aux per­son­nal­ités issues de la diver­sité et à des pro­jets artis­tiques qui dévelop­pent un point de vue sur la diver­sité et le métis­sage. Il faut s’attaquer aux stéréo­types, aux clichés, faire évoluer les représen­ta­tions. Les préjugés ont la vie dure, ce sont les débats, fussent-ils agités, comme celui ini­tié par Alter­na­tives théâ­trales 1, qui peu­vent les faire évoluer.

Pour sen­si­bilis­er les met­teurs en scène, directeurs de cast­ing, admin­is­tra­teurs, directeurs, au fait qu’ils doivent appren­dre à faire con­fi­ance aux jeunes Noirs, Arabes et, de manière plus large, à tous ceux qui sor­tent de la norme, il n’y a pas mieux que les débats et les échanges. Il faut les ren­dre pos­si­bles.

Cette prise de con­science doit être éten­due à l’ensemble des recrute­ments dans les théâtres où l’on déplore une ten­dance à la « gen­tri­fi­ca­tion » qui ne tient pas qu’à la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion des équipes. Les fil­ières de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle n’acceptent générale­ment que des étu­di­ants qui ont fait des stages. Il faut inté­gr­er des sta­giaires plus divers. Ce qui sup­pose des cadres sen­si­bil­isés sur la ques­tion. Il faut qu’il devi­enne évi­dent à tous qu’une RP per­for­mante peut tailler du 48…

Les fes­ti­vals, les man­i­fes­ta­tions européennes comme Reims scènes d’Europe peu­vent jouer un rôle en présen­tant des exem­ples de prise en compte de la diver­sité dans d’autres pays. Il y en a beau­coup. Celles du Ball­haus Naun­yn­strasse dans les quartiers Turcs de Kreutzberg et du théâtre Maxime Gor­ki à Berlin sont par­ti­c­ulière­ment intéres­santes. Sous l’impulsion de la met­teuse en scène d’origine turque Sher­min Lang­hoff, qui en a pris la direc­tion en 2013, le Gor­ki a fait de l’ouverture aux artistes « issus des migra­tions » le cœur de son pro­jet artis­tique. L’ensemble du Gor­ki, com­posé d’acteurs issus de toutes les généra­tions de migrants, est un rouage essen­tiel de ce pro­jet. Aucun des dix-sept comé­di­ens per­ma­nents ne porte un patronyme clas­sique alle­mand, même si cinq d’en­tre eux seule­ment sont nés à l’é­tranger. L’ambition du Gor­ki est de « penser la ville dans son ensem­ble, avec tous ceux qui y sont arrivés ces dernières décen­nies, qu’ils soient réfugiés, exilés, immi­grés, fils ou petit-fils d’émigrés, qu’ils aient gran­di à Berlin ou non ». Ce théâtre phare de Berlin Est s’est trans­for­mé de manière rad­i­cale, devenant en très peu de temps un impor­tant lieu de débats de la société berli­noise, en con­tribuant, en par­ti­c­uli­er, à la réflex­ion sur le « vivre ensem­ble ». Ce théâtre a révélé de nom­breux artistes et auteurs issus de la diver­sité, qui sont main­tenant invités dans les autres théâtres européens. Ils vivent ensuite leur vie d’artistes comme les autres. Qui se sou­vient aujourd’hui que le met­teur en scène Antú Romero Nuñes, qui a présen­té un mag­nifique Don Juan dans le In au Fes­ti­val d’Avignon, a com­mencé par être pro­duit par Ball­haus Naun­yn­strasse ?

Je suis con­va­in­cue qu’il y a une place pour ce type d’expériences en France.

La « dis­crim­i­na­tion pos­i­tive » importée du monde anglo-améri­cain est-elle une solu­tion effi­cace et légitime ?

Oui, une dose de « dis­crim­i­na­tion pos­i­tive » doit être intro­duite mais « à l’européenne » et pas, si pos­si­ble, selon le mode pra­tiqué dans le monde nord-améri­cain. Il est impor­tant de met­tre des artistes issus de la diver­sité à la tête des labels, même s’ils ne sont pas encore en posi­tion, à la dif­férence de leurs com­péti­teurs, de se faire légitimer par leurs pairs. Il fau­dra rap­pel­er à ceux qui s’en offus­queraient que la plu­part des artistes directeurs de struc­ture (tous ceux avec qui j’ai tra­vail­lé, en tout cas), n’étaient pas des directeurs com­pé­tents dans les pre­miers mois ou les pre­mières années de leur man­dat. Les « hommes blancs » majori­taire­ment nom­més à la tête des struc­tures jusqu’à ce jour n’ont pas tous, tou­jours et de tout temps, signé des spec­ta­cles et pris des déci­sions incon­testa­bles et c’est bien naturel.

Il faudrait inciter les théâtres à dévelop­per une activ­ité de sou­tien à l’émergence en priv­ilé­giant,
de manière ciblée, les artistes français ayant des orig­ines étrangères de façon à favoris­er leur développe­ment artis­tique et leur inser­tion pro­fes­sion­nelle.

Propos recueillis par Cassandre Laurent, étudiante en M2 de Médiation culturelle - Sorbonne nouvelle en novembre 2017.

L'intégralité de l'entretien est en accès libre (PDF) ici.

  1. Débats qui eurent lieu au Théâtre Varia de Brux­elles et au Cen­tqua­tre-Paris au moment de la sor­tie du #133 “Quelle diver­sité cul­turelle sur les scènes européennes ?” ↩︎
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