« La femme qui pleure » et « la satisfaite », deux figures de solitude de Pina Bausch et de Botho Strauss

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« La femme qui pleure » et « la satisfaite », deux figures de solitude de Pina Bausch et de Botho Strauss

Le 18 Juin 1994
WALZER, chorégraphie de Pina Bausch. Photo Delahaye.
WALZER, chorégraphie de Pina Bausch. Photo Delahaye.
Article publié pour le numéro
Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
45
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Ces deux fig­ures se com­posent d’un extrait d“une choré­gra­phie de Pina Bausch, d’un frag­ment d’une pièce de Botho Strauss et du com­men­taire impres­sion­niste sug­géré par cette ren­con­tre. Elles sont extraites d’un mon­tage qui s’est élaboré à par­tir de doc­u­ments de divers­es pièces dan­sées de la choré­graphe et de textes du dra­maturge.
Le pro­pos de ce CORPS À CORPS DES IMAGES ET DES MOTS1 est de faire ressor­tir la coïn­ci­dence de deux lan­gages simul­tanés en faisant débor­der le mou­ve­ment fixé sur l’im­age grâce au mou­ve­ment du texte et de ren­dre vis­i­ble le point de ren­con­tre poé­tique. De cette approche d’im­ages mis­es en mots et de mots mis en images. deux exem­ples antithé­tiques se rat­tachent au thème obses­sion­nel du mono­logue. Ce sont deux fig­ures de soli­tude qui ren­voient à cette notion même : « La femme qui pleure » vidée par la dis­pari­tion de l’autre, ploie sous une charge émo­tion­nelle. « La sal­is­faite » emplie d’une souri­ante igno­rance des autres s’im­mo­bilise à l’im­age des objtets qui l’en­tourent.

WALZER, choré­gra­phie de Pina Bausch. Pho­to Dela­haye.

« La femme qui pleure » (WALZER)

« Mon vis­age me pèse. Comme si c’é­tait de la pierre. Il voudrait tomber, tomber. Dans la direc­tion où vous êtes par­ti.
Ce qui reste de vos pas… une per­le de terre dans la trame déchirée du tapis, un trait de cirage sur la plinthe là, en bas, oû tout est dif­fi­cile à voir(… )
(. ..) nous cour­bons des jours entiers la nuque sur le même sou­venir. Ivres jusqu’aux larmes lorsque nous repérons la trace de ce pas — le sou­venir entier, mon Dieu non, peut-être une pel­licule de vos cheveux, un morceau d’al­lumette, une tache de salive, le fil d’un vête­ment.
Vous m’en­ten­dez ? Oui ? »2

L’écri­t­ure et l’im­age fusion­nent allè­gre­ment et pesam­ment, se con­fon­dant dans un lent mou­ve­ment dan­sé vers le bas en chute libre. Les mots sem­blent portés par le poids de la matière brute qui s’en­roule, s’en­roule, ramas­sant sur son pas­sage toutes traces de vie.

« La femme qui pleure », pesante de soli­tude et le vis­age décom­posé, s’a­ban­donne comme un fruit mûr qui se détache et se laisse lour­de­ment tomber au sol. Dernière con­te­nance, dernier rem­part avant de ren­tr­er en elle-même, de s’en­rouler et de bas­culer en se lais­sant gliss­er vers l’en bas où tout est dif­fi­cile à voir, où la nuque s’ar­rache à force de se courber. Elle roule et s’en­roule dans le sou­venir avec au loin la sil­hou­ette dés­in­volte de l’homme. Fig­ure de femme au charme triste qui pleure l’ab­sent et qui par une étreinte du vide essaye de se faire enten­dre. Les mots comme les corps par­lent seuls. « Ils pren­nent des pos­tures, se don­nent en représen­ta­tion sans deman­der aucune autori­sa­tion ».3

« La sat­is­faite » (VIKTOR)

« Je m’ap­pelle Hen­ri­ette Rom­bard, j’ai vingt-neuf ans, je tra­vaille comme lab­o­ran­tine, je suis céli­bataire, je vis dans un deux-pièces-et-demi indépen­dant à l’in­térieur de la mai­son de mes par­ents. Mes loisirs sont les voy­ages, les ani­maux, l’his­toire et comme vous le voyez, je vais avec plaisir au théâtre.
(…) Je peux par­ler avec tous les objets et tous les objets m’ai­ment. Je ne suis pas mal­adroite, je ne casse rien. Je n’ai encore jamais fait tomber un vase ou une assi­ette. En fait, je n’ai encore jamais rien cassé. Je suis heureuse. Non, je suis très sat­is­faite. C’est bien cela. Si j’é­tais heureuse, je suis sûre que je lais­serais tomber quelque chose de temps en temps. »4

VIKTOR, choré­gra­phie de Pina Bausch. Pho­to Ulli Weiss.

Représen­ta­tion du top mod­el d’une machine céli­bataire parée pour une vie soli­taire qui s’au­tosat­is­fait. Une pris­on­nière con­sen­tante d’une forme humaine moulée comme un « sup­port sur pied ». Un man­nequin sur présen­toir lig­oté d’une robe, dont l’ap­parence est nette et souri­ante. Une réc­i­tante qui déclenche automa­tique­ment l’énuméra­tion de sa carte d’i­den­tité, son emploi du temps, ses modes de com­mu­ni­ca­tion, ses types de rela­tion et ses plaisirs.

La sat­is­faite vit en par­faite har­monie avec les objets qui l’en­vi­ron­nent et qui l’ai­ment, objets de rem­place­ment et de com­pagnon­nage : elle par­le avec tous, mais ne dérange ni ne trou­ble leur immo­bile intim­ité. Cepen­dant le cœur n’y est pas : cet organe impor­tun et trou­ble fête, celui-là qui provoque des trans­ports d’é­mo­tions, des poussées de fièvre et qui déséquili­bre tout sur son pas­sage.

La sat­is­faite, bar­ri­cadée der­rière son rem­part d’im­mo­bil­ité laisse néan­moins transparaître le désar­roi qui s’in­fil­tre à tra­vers les inter­stices de son angoisse ren­due lisse. Signe des temps :
l’avène­ment des Isolés qui se ren­dent maîtres de leur emploi du temps et qui entre­ti­en­nent leur intérieur en évi­tant de se heurter, afin d’échap­per aux blessures qui brisent le cœur en mille morceaux.

Jean-Claude Derud­der dans STABAT MATER de Jean-Pierre Ver­heggen, mise en scène de Daniel Simon, Cen­tre cul­turel d’An­der­lecht, Brux­elles, 1993. Pho­to Claude Renard

Conçu comme un trip­tyque, STABAT MATER de Jean-Pierre Ver­heggen artic­ule et entrelace trois thèmes : la poésie, conçue comme extir­pa­tion flu­ide, « jac­u­la­toire », des mots, des syl­labes et des sons hors du corps ; le deuil de la mère, exprimé comme prière de réac­couche­ment de soi par l’en­fant orphe­lin devenu adulte ; la souf­france physique, enfin, la douleur intesti­nale, avec son chan­tage au can­cer et à l’ab­la­tion, comme dou­ble métaphore des souf­frances de l’en­fan­te­ment et du « tra­vail » de l’écri­t­ure.
Du cer­cueil cen­tral appelé par l’hu­mour et le jeu à se trans­former en berceau puis en écritoire, à l’écroule­ment apoc­a­lyp­tique de la bib­lio­thèque de Babel, en pas­sant par l’odeur du café frais qui tit­ille crescen­do les nar­ines du spec­ta­teur, tout fait signe dans cette dra­maturgie à la fois sim­ple et savante, où l’ac­teur, plutôt que de s’a­ban­don­ner au désor­dre d’un ego nar­cis­sique et à la jouis­sance onaniste de la proféra­tion, accepte hum­ble­ment, dans une aven­ture artis­tique col­lec­tive, de con­stru­ire un per­son­nage et d’être ce qu’il n’a jamais cessé d’être depuis l’o­rig­ine : un médi­um créatif de sens et d’é­mo­tions.

Yan­nic Man­cel

  1. PINA BAUSCH — BOTHO STRAUSS. CORPS À CORPS DES IMAGES ET DES MOTS. Mémoire présen­té par
    Geneviève Rye­landt au Cen­tre d’E­tudes Théâ­trales de Lou­vain-laNeuve. ↩︎
  2. Botho Strauss, LA TRILOGIE DU REVOIR, texte français de Claude Por­cell, (1ère par­tie, « Petit cer­cle, Suzanne), éd. Gal­li­mard, coll. Le Man­teau d’Ar­le­quin, 1982, p.16. ↩︎
  3. Agla­ia, I. Har­tig, P. Iver­nel, in « Botho Strauss, nar­ra­teur ». Pré­face de la THÉORIE DE LA MENACE, édi­tions du Seuil, Paris, 1988, p.117. ↩︎
  4. Botho Strauss, LES SEPT PORTES, texte français de Daniel Benoin. (La sat­is­faite, Idol­es). éd. l’Arche, 1991. p. 70. ↩︎
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