Surmonter nos angoisses par le rire

Théâtre
Critique

Surmonter nos angoisses par le rire

Le 18 Mar 2018
Une Chambre en Inde, Ariane Mnouchkine. Photo Michèle Laurent.
Une Chambre en Inde, Ariane Mnouchkine. Photo Michèle Laurent.

Conçu et répété juste après les atten­tats de Paris de novem­bre 2015 et créé à la Car­toucherie en novem­bre 2016, Une cham­bre en Inde vibre tou­jours d’une d’une brûlante actu­al­ité.


Ari­ane Mnouchkine avait emmené toute sa troupe (comé­di­ens, musi­ciens, tech­ni­ciens) à Pondichéry où les pre­mières étapes du tra­vail se sont déroulées. Ce fut un choix délibéré, motivé par la volon­té de pren­dre de la dis­tance par rap­port aux insouten­ables actes ter­ror­istes qui ont frap­pé Paris (et quelques mois plus tard Brux­elles) et de puis­er dans cette prox­im­ité avec l’Inde, « terre nourri­cière infinie, où tout est grand, matriciel, inspi­rant et exigeant … et riche d’une cul­ture qui induit « une beauté naturelle des gestes », la forme qui allait don­ner nais­sance au spec­ta­cle.
Jamais, me sem­ble-t-il, le théâtre du Soleil ne s’est con­fron­té avec tant de générosité et de lucid­ité à la ten­ta­tive de racon­ter le chaos du monde, devenu à nos yeux de plus en plus incom­préhen­si­ble et de moins en moins maîtris­able. Car c’est d’abord de lucid­ité qu’il s’agit. Celle dont René Char écrivait qu’ « elle est la blessure la plus rap­prochée du Soleil »…
Avec les moyens du théâtre, Ari­ane Mnouchkine et sa troupe ont choisi de se dress­er, en artistes, face à la vio­lence et à la mort.
Sur la grande scène de la Car­toucherie, un grand lit, celui où Cordelia (Hélène Cinque), per­son­nage cen­tral du réc­it, qu’on ne peut s’empêcher de voir en dou­ble d’Ariane Mnouchkine, ne cesse de vivre des rêves, des visions et des cauchemars, qui sont autant de matière à jouer pour une troupe au meilleur de sa forme, et qui a pro­duit et inven­té col­lec­tive­ment cette grande fresque épique.
On voit ain­si défil­er, les ter­ror­istes de Daesh, des tal­ibans ridi­culisés, des singes à qua­tre pattes, une vache (sacrée ?), un attaché cul­turel, une pro­fesseure indi­enne (qui héberge Cordelia) à la grâce et à la déter­mi­na­tion sans faille face aux hommes qui veu­lent la con­train­dre, le cauchemar d’une nuit syri­enne, une ten­ta­tive d’enlèvement pour un mariage for­cé, la vio­lence faite aux femmes, un tour­nage par­o­dique d’un film de pro­pa­gande islamiste dans le désert…
Le risque de cette forme éclatée était d’ajouter de la con­fu­sion à la con­fu­sion ; c’est au con­traire grâce au rythme étour­dis­sant du spec­ta­cle, à l’énergie joyeuse et con­tagieuse de la troupe des acteurs, tous admirables de pré­ci­sion, au mon­tage au cordeau des dif­férents élé­ments qui par­ticipent au réc­it que l’on est entraîné dans ce voy­age sans fron­tières, passerelle sym­bol­ique d’une rela­tion qui se veut apaisée entre Ori­ent et Occi­dent.
Le fil con­duc­teur qui lie cet entrelacs de séquences réelles, imag­inées et rêvées est le rire. Un rire salu­taire, viv­i­fi­ant.
Le théâtre tra­di­tion­nel indi­en a tou­jours inspiré Ari­ane Mnouchkine. Il était présent à la base, notam­ment, de sa vision et de sa représen­ta­tion des pièces de Shake­speare il y a trente ans et à leur suite L’Indiade, fruit d’une col­lab­o­ra­tion, déjà, avec Hélène Cixous.
Ici, c’est à la ren­con­tre du théâtre pop­u­laire tamoul que nous sommes invités : des frag­ments puisés dans les fameuses épopées du Mahab­haratha et du Ramayana sont pro­posés en s’imprégnant du Terukkut­tu, forme de théâtre tra­di­tion­nel très ancien, haut en couleurs, et qui mêle, chants, dans­es et per­cus­sions.
À tra­vers tout cela, Cordelia, pour ten­ter de résoudre les ques­tions qui la hantent, fait appel aux grands maîtres du théâtre (et du ciné­ma).
Shake­speare, bien sûr, sur­gis­sant par la fenêtre, pro­jeté sur la scène par une « tem­pête » et à qui l’on fait dire : « J’ai regret­té de ne pas avoir ri des méchants. J’aurais dû faire une comédie de Mac­beth et de Richard II. J’ai enten­du que Molière y est arrivé, lui. J’aurais dû. »
Tchekhov, ensuite, qu’on décou­vre faire par­tie de l’univers d’Ariane Mnouchkine… Peut-être rêve-t-elle de met­tre en scène Les trois Soeurs, tant est boulever­sante l’entrée de Macha, Olga et Iri­na tra­ver­sant le plateau avec grâce et lenteur pour venir fer­mer les fenêtres sur la vio­lence du monde. Une des plus belles images du spec­ta­cle.
Char­lie Chap­lin, enfin, ici déguisé en dji­hadiste, porté par toute la troupe, et qui nous livre l’étonnant mes­sage pré­moni­toire de fra­ter­nité et d’humanisme qu’il avait fait pronon­cer par le bar­bi­er juif, sosie du Dic­ta­teur, dans son chef d’oeuvre de 1939 …
Au début du spec­ta­cle, Lear adresse à sa fille Cordelia une let­tre où il écrivait : « Voilà l’ordre que m’ont envoyé les dieux du théâtre. La terre est habitée par les démons du chaos et de la destruc­tion. Il faut tout faire pour sauver le théâtre et donc le monde. »

Au bout de ces qua­tre heures de spec­ta­cle on a le sen­ti­ment que le théâtre n’a jamais été aus­si vivant ; qu’il a con­juré nos peurs devant les démons qui nous assail­lent. Et qu’il nous porte à ne jamais cess­er de résis­ter et d’espérer.

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Ariane Mnouchkine
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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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