LB
Quelle est l’origine de ce nouveau projet pour le Teatro Cervantes, dont l’identité était très ancrée dans son rôle de théâtre national officiel ?
AT Le gouvernement [de Mauricio Macri] prend ses fonctions en décembre 2015 et je reçois la proposition de prendre la direction du théâtre en février 2016, de la part du sous-secrétaire du ministère de la Culture, Enrique Avogadro. Il fallait commencer le jour même, mais il n’était pas envisageable pour nous de garder une programmation déjà toute faite qui était difficile à défendre.
OP La programmation était très pauvre et ne correspondait absolument pas aux questions esthétiques que nous souhaitions mettre en avant.
AT Elle était très liée à un courant du théâtre argentin qui a commencé dans les années soixante, avec une forte tradition réaliste/naturaliste, avec des auteurs canoniques et consacrés d’il y a cinquante ans.
OP Et avec l’idée que le Théâtre National Cervantes n’était destiné qu’à représenter des auteurs argentins.
AF En dehors de ce répertoire pour ainsi dire folklorique, du point de vue de l’esthétique scénique, les propositions nous semblaient dogmatiques et sclérosées.
AG C’est quelque chose qui était très présent dans notre imaginaire à propos de ce théâtre. Peut-être y avait-il eu quelques expériences différentes, mais de toute façon, ce qui se ressentait de l’extérieur, c’était qu’il n’y avait pas de place pour les artistes plus contemporains, plus proches.
AT Dans les années soixante, on a assisté à une division entre une dramaturgie réaliste et une dramaturgie plus influencée par le théâtre de l’absurde et les courants d’avant-garde. La tradition réaliste avait ses représentants, et dans la veine absurde émergente on trouvait des auteurs comme Griselda Gambaro ou Eduardo Pavlovski. De cette bataille esthétique, le réalisme et le naturalisme sont sortis gagnants. Je crois que cette bataille est toujours d’actualité et que le réalisme continue de dominer. Évidemment, il y a plusieurs variables contradictoires dans ce courant. Cela tient à un modèle très enraciné, et apparemment très national, à propos de la famille et des régimes de représentation dominants… Des auteurs comme Copi, par exemple, sont restés exclus de ce paysage. Et, en même temps, le Théâtre Cervantes a toujours été dirigé par des personnalités proches de ce courant. Comme si cette esthétique était une sorte de patrimoine, l’ADN du Théâtre Cervantes.
Pour en revenir à la proposition… J’ai réfléchi pendant deux mois, surtout parce que cette proposition venait d’un gouvernement dont je ne cautionne pas la politique. Mais le Théâtre Cervantes est un théâtre public, un théâtre pour toute la communauté artistique de ce pays et aussi un organisme indépendant. Ce qui signifie que notre autonomie était totale, sur l’orientation artistique et budgétaire, en dehors des salaires des employés permanents, c’est-à-dire que le contenu et la programmation sont la responsabilité absolue de la direction artistique.
OP Malgré tout, il y a toujours un certain nombre de limites qu’on ne peut pas dépasser, des règles déjà fixées… Il faut aussi prendre en compte le fait que la communauté artistique de Buenos Aires a, dans sa majorité, une sensibilité plus proche du gouvernement antérieur, péroniste, que du gouvernement actuel. Par conséquent, accepter cette charge sous ce gouvernement comportait un risque par rapport à la lecture et au regard que pouvait porter cette communauté. Mais le fait qu’Alejandro soit l’artiste indépendant qu’on connaît et qu’on ne puisse pas associer sa nomination à une affiliation politique jouait évidemment en notre faveur.
AG Alejandro s’est démarqué immédiatement de toute motivation politique, et, dès le début, nous avons envoyé des signes très clairs sur les engagements esthétiques que portait notre projet.
AT Le projet a mis en avant les enjeux artistiques et a dissous toute relation à des questions politiques ou partisanes.
AF Nous sommes partis de l’histoire de ce théâtre et avons cherché à transformer le regard que nous avions sur son présent et à imaginer son avenir. Il ne s’agissait pas de répondre à une conjecture politique mais de développer un projet indépendant qui propose une lecture de ce qu’est le théâtre national, en forme d’interrogation sur ce que pourrait être pour nous, aujourd’ hui, le théâtre national.
OP Le moment était venu d’accorder de la valeur au seul théâtre national du pays en tant qu’espace public à investir par le contemporain, un théâtre de création, un théâtre bénéficiant de nombreux ateliers de confection et de construction.
AT Les théâtres politiques ont toujours été pensés, au moins à partir de mon expérience en Argentine, comme une entité en soi qui occupe un lieu prédéfini et qui obéit, en ce qui concerne la programmation, à des critères hérités du passé, reflets d’une tradition. Le défi était, au contraire, de penser cet espace comme un espace vide, ou plutôt de créer une friction entre quelque chose qui n’a pas encore sa place et quelque chose qui appartient ou a appartenu à ce lieu. Si je cherchais à définir ce qu’on voulait apporter de nouveau, par rapport à mon expérience de spectateur et d’artiste, je dirais qu’il était important qu’on perçoive un véritable projet. Et nous avons pu disposer d’un an pour le formuler avant d’entrer réellement en fonction. Quand nous avons fait la présentation de notre première programmation, avec un dossier où nous décrivions dans le détail chaque action, beaucoup de gens nous disaient : « Ce serait formidable si vous arriviez à faire ne serait-ce que vingt pour cent de ce que vous proposez ». Nous voulions absolument mener tout le projet à bien et nous avons tout fait pour pouvoir le réaliser. Alors, d’un côté il y avait cette tradition dont nous héritions, ne pas faire table rase du passé, et de l’autre, le souhait de reformuler les choses qui étaient en cours. Repenser l’existant, mettre de côté certaines problématiques et en mettre de nouvelles sur le devant de la scène. Une autre chose importante, que nous avons faite avec l’aide de Martín Gorricho, a été de réfléchir à l’identité de l’institution et de son édifice. Le Théâtre Cervantes, dans son statut originel, n’a pas la mission d’être le théâtre de l’Argentine dans son ensemble, il n’en a tout simplement pas le budget.
OP Avant, le théâtre était produit dans la capitale et amené au reste du pays, les créations partaient du centre vers la province.
AT Il existe donc un siège physique, le Théâtre Cervantes, situé avenue Córdoba dans la capitale, et une prétention de théâtre national qui comporte en même temps un problème de terminologie : le seul théâtre national argentin porte le nom de Théâtre National Cervantes, une sorte de contradiction dans les termes. Nous pensions donc qu’il fallait démonter cette équivoque, car il n’y a pas un seul théâtre national dans le monde qui porte le nom d’un auteur étranger. L’édifice s’appelle théâtre Cervantes, pendant longtemps il hébergeait la Comédie Nationale et était connu comme Théâtre National de la Comédie. Quand celle-ci a été dissoute, le « C » de « Comedia » est devenu le « C » de Cervantes. Et le public le connaît comme ça mais c’est un malentendu. Comme déconstruire cela ? La formule à laquelle nous avons pensé est de voir le Théâtre Cervantes comme un siège. Et d’appeler l’institution Théâtre National Argentin. L’idée est, à l’horizon de trois ans, de pouvoir rendre visible cette différentiation entre l’édifice et l’institution.
AG Cette discussion sur les noms contient aussi une discussion idéologique. Le fait de renommer ce théâtre implique une opération plus vaste, c’est une manière de le décoloniser… De toute manière, nous faisons cela graduellement : l’année dernière est apparu dans tous les visuels : « Teatro Cervantes – Teatro Nacional Argentino ». Cette année nous avons interverti les termes : « Teatro Nacional Argentino – Teatro Cervantes »… C’est une bataille que nous livrons progressivement…
AT Bien sûr, nous avons poursuivi l’idée que même si le théâtre argentin est un art important, qui s’exporte bien, qui nous représente, il n’y a pas pour autant de véritable politique culturelle ni de budget qui soutienne ce potentiel du théâtre argentin. Notre volonté est donc aussi qu’existe un théâtre référence, qui puisse être un phare, qui puisse montrer ce qui se fait aujourd’ hui, dans la scène contemporaine de notre pays.
OP Et pour cela, il était important de penser également à une rénovation des langages théâtraux émergents qui, sans espace de protection dans l’espace public, ont beaucoup de mal à se développer et à émerger dans toute leur force.
LB
Comment pouvez-vous définir alors les éléments objectifs, significatifs, du projet ? Même si on entend parler de rénovation, la définition de ce mouvement ne semble pas évidente à caractériser.
AT Nous avons essayé de transformer l’exception en règle. Cet espace périphérique qui était donné aux nouveaux créateurs dans l’espace public, presque toujours en vampirisant les pratiques indépendantes mais sans penser à un projet artistique qui les accompagne, nous l’avons placé au centre. Les artistes que nous invitons sont pour la plupart des artistes de l’exception, des artistes qui sont à la marge de ce qui continue d’être le centre. Réussir, par exemple, à ce que Rafael Spregelburd devienne un modèle dominant dans le cadre de notre mandat permet que ceux qui se trouvent à la périphérie entrent déjà dans le premier cercle : c’est-à-dire que ce qui est à la marge commence à se rapprocher du centre. Par exemple, Federico León a fait une création dans le troisième sous-sol du Théâtre San Martín et aujourd’ hui il est dans la grande salle du Cervantes, avec 860 spectateurs. D’un autre côté, Copi, un auteur de théâtre complètement passé sous silence en Argentine, commence à former un centre, nous générons un déplacement du modèle dominant et un changement de paradigme qui dépasse encore ces deux exemples.
AF Les institutions portent en elle une identité qui paraît naturelle, non construite. Nous avons défini une mission pour le théâtre qui s’est déclinée en une série de pratiques concrètes. Cela a commencé à créer une certaine aura qui a amené la communauté théâtrale à voir le Cervantes comme un espace d’identification. C’est complètement hors normes ici qu’un projet artistique et de gestion d’une institution publique soit lié à une temporalité concrète. Le temps dira ce qui restera de tout ça, si ça va générer des actions de ce genre à l’avenir. Ce qui est clair, c’est qu’il y a quelque chose qui a irradié la scène locale au milieu d’un contexte social et politique complètement désaxé.