Teatro Nacional Argentino –
 Teatro Cervantes : 
une nouvelle vision 
 du théâtre public

Entretien
Théâtre

Teatro Nacional Argentino –
 Teatro Cervantes : 
une nouvelle vision 
 du théâtre public

Entretien avec Alejandro Tantanian, Oria Puppo, Ariel Farace, Andrés Gallina

Le 8 Avr 2019
Thieste et Atrée d’Emilio García Wehbi, d’après Sénèque, 2018. Photo TNA-TC.
Thieste et Atrée d’Emilio García Wehbi, d’après Sénèque, 2018. Photo TNA-TC.

A

rticle réservé aux abonné.es
Thieste et Atrée d’Emilio García Wehbi, d’après Sénèque, 2018. Photo TNA-TC.
Thieste et Atrée d’Emilio García Wehbi, d’après Sénèque, 2018. Photo TNA-TC.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 137 - Noticias argentinas - Perspectives sur la scène contemporaine argentine
137

LB
Quelle est l’origine de ce nou­veau pro­jet pour le Teatro Cer­vantes, dont l’identité était très ancrée dans son rôle de théâtre nation­al offi­ciel ?

AT Le gou­verne­ment [de Mauri­cio Macri] prend ses fonc­tions en décem­bre 2015 et je reçois la propo­si­tion de pren­dre la direc­tion du théâtre en févri­er 2016, de la part du sous-secré­taire du min­istère de la Cul­ture, Enrique Avo­gadro. Il fal­lait com­mencer le jour même, mais il n’était pas envis­age­able pour nous de garder une pro­gram­ma­tion déjà toute faite qui était dif­fi­cile à défendre.

OP La pro­gram­ma­tion était très pau­vre et ne cor­re­spondait absol­u­ment pas aux ques­tions esthé­tiques que nous souhaitions met­tre en avant.

AT Elle était très liée à un courant du théâtre argentin qui a com­mencé dans les années soix­ante, avec une forte tra­di­tion 
réaliste/naturaliste, avec des auteurs canon­iques et con­sacrés d’il y a cinquante ans.

OP Et avec l’idée que le Théâtre Nation­al Cer­vantes n’était des­tiné qu’à représen­ter des auteurs argentins.

AF En dehors de ce réper­toire pour ain­si dire folk­lorique, du point de vue de l’esthétique scénique, les propo­si­tions nous sem­blaient dog­ma­tiques et sclérosées.

AG C’est quelque chose qui était très présent dans notre imag­i­naire à pro­pos de ce théâtre. Peut-être y avait-il eu quelques expéri­ences dif­férentes, mais de toute façon, ce qui se ressen­tait de l’extérieur, c’était qu’il n’y avait pas de place pour les artistes plus contem­porains, plus proches.

AT Dans les années soix­ante, on a assisté à une divi­sion entre une dra­maturgie réal­iste et une dra­maturgie plus influ­encée par le théâtre de l’absurde et les courants d’avant-garde. La tra­di­tion réal­iste avait ses représen­tants, et dans la veine absurde émer­gente on trou­vait des auteurs comme Grisel­da Gam­baro ou Eduar­do Pavlovs­ki. De cette bataille esthé­tique, le réal­isme et le nat­u­ral­isme sont sor­tis gag­nants. Je crois que cette bataille est tou­jours d’actualité et que le réal­isme con­tin­ue de domin­er. Évidem­ment, il y a plusieurs vari­ables con­tra­dic­toires dans ce courant. Cela tient à un mod­èle très enrac­iné, et apparem­ment très nation­al, à pro­pos de la famille et des régimes de représen­ta­tion dom­i­nants… Des auteurs comme Copi, par exem­ple, sont restés exclus de ce paysage. Et, en même temps, le Théâtre Cer­vantes a tou­jours été dirigé par des per­son­nal­ités proches de ce courant. Comme si cette esthé­tique était une sorte de pat­ri­moine, l’ADN du Théâtre Cer­vantes.
Pour en revenir à la propo­si­tion… J’ai réfléchi pen­dant deux mois, surtout parce que cette propo­si­tion venait d’un gou­verne­ment dont je ne cau­tionne pas la poli­tique. Mais le Théâtre Cer­vantes est un théâtre pub­lic, un théâtre pour toute la com­mu­nauté artis­tique de ce pays et aus­si un organ­isme indépen­dant. Ce qui sig­ni­fie que notre autonomie était totale, sur l’orientation artis­tique et budgé­taire, en dehors des salaires des employés per­ma­nents, c’est-à-dire que le con­tenu et la pro­gram­ma­tion sont la respon­s­abil­ité absolue de la direc­tion artis­tique.

OP Mal­gré tout, il y a tou­jours un cer­tain nom­bre de lim­ites qu’on ne peut pas dépass­er, des règles déjà fixées… Il faut aus­si pren­dre en compte le fait que la com­mu­nauté artis­tique de Buenos Aires a, dans sa majorité, une sen­si­bil­ité plus proche du gou­verne­ment antérieur, péro­niste, que du gou­verne­ment actuel. Par con­séquent, accepter cette charge sous ce gou­verne­ment com­por­tait un risque par rap­port à la lec­ture et au regard que pou­vait porter cette com­mu­nauté. Mais le fait qu’Alejandro soit l’artiste indépen­dant qu’on con­naît et qu’on ne puisse pas associ­er sa nom­i­na­tion à une affil­i­a­tion poli­tique jouait évidem­ment en notre faveur.

AG Ale­jan­dro s’est démar­qué immé­di­ate­ment de toute moti­va­tion poli­tique, et, dès le début, nous avons envoyé des signes très clairs sur les engage­ments esthé­tiques que por­tait notre pro­jet.

AT Le pro­jet a mis en avant les enjeux artis­tiques et a dis­sous toute rela­tion à des ques­tions poli­tiques ou par­ti­sanes.

AF Nous sommes par­tis de l’histoire de ce théâtre et avons cher­ché à trans­former le regard que nous avions sur son présent et à imag­in­er son avenir. Il ne s’agissait pas de répon­dre à une con­jec­ture poli­tique mais de dévelop­per un pro­jet indépen­dant qui pro­pose une lec­ture de ce qu’est le théâtre nation­al, en forme d’interrogation sur ce que pour­rait être pour nous, aujourd’ hui, le théâtre nation­al.

OP Le moment était venu d’accorder de la valeur au seul théâtre nation­al du pays en tant qu’espace pub­lic à inve­stir par le con­tem­po­rain, un théâtre de créa­tion, un théâtre béné­fi­ciant de nom­breux ate­liers de con­fec­tion et de con­struc­tion.

AT Les théâtres poli­tiques ont tou­jours été pen­sés, au moins à par­tir de mon expéri­ence en Argen­tine, comme une entité en soi qui occupe un lieu prédéfi­ni et qui obéit, en ce qui con­cerne la pro­gram­ma­tion, à des critères hérités du passé, reflets d’une tra­di­tion. Le défi était, au con­traire, de penser cet espace comme un espace vide, ou plutôt de créer une fric­tion entre quelque chose qui n’a pas encore sa place et quelque chose qui appar­tient ou a appartenu à ce lieu. Si je cher­chais à définir ce qu’on voulait apporter de nou­veau, par rap­port à mon expéri­ence de spec­ta­teur et d’artiste, je dirais qu’il était impor­tant qu’on perçoive un véri­ta­ble pro­jet. Et nous avons pu dis­pos­er d’un an pour le for­muler avant d’entrer réelle­ment en fonc­tion. Quand nous avons fait la présen­ta­tion de notre pre­mière pro­gram­ma­tion, avec un dossier où nous décriv­ions dans le détail chaque action, beau­coup de gens nous dis­aient : « Ce serait for­mi­da­ble si vous arriv­iez à faire ne serait-ce que vingt pour cent de ce que vous pro­posez ». Nous voulions absol­u­ment men­er tout le pro­jet à bien et nous avons tout fait pour pou­voir le réalis­er. Alors, d’un côté il y avait cette tra­di­tion dont nous héri­tions, ne pas faire table rase du passé, et de l’autre, le souhait de refor­muler les choses qui étaient en cours. Repenser l’existant, met­tre de côté cer­taines prob­lé­ma­tiques et en met­tre de nou­velles sur le devant de la scène. Une autre chose impor­tante, que nous avons faite avec l’aide de Martín Gor­ri­cho, a été de réfléchir à l’identité de l’institution et de son édi­fice. Le Théâtre Cer­vantes, dans son statut orig­inel, n’a pas la mis­sion d’être le théâtre de l’Argentine dans son ensem­ble, il n’en a tout sim­ple­ment pas le bud­get.

OP Avant, le théâtre était pro­duit dans la cap­i­tale et amené au reste du pays, les créa­tions par­taient du cen­tre vers la province.

La Terquedad de Rafael Spregeburd, 2017. Photo TNA-TC.
La Terquedad de Rafael Sprege­burd, 2017. Pho­to TNA-TC.

AT Il existe donc un siège physique, le Théâtre Cer­vantes, situé avenue Cór­do­ba dans la cap­i­tale, et une pré­ten­tion de théâtre nation­al qui com­porte en même temps un prob­lème de ter­mi­nolo­gie : le seul théâtre nation­al argentin porte le nom de Théâtre Nation­al Cer­vantes, une sorte de con­tra­dic­tion dans les ter­mes. Nous pen­sions donc qu’il fal­lait démon­ter cette équiv­oque, car il n’y a pas un seul théâtre nation­al dans le monde qui porte le nom d’un auteur étranger. L’édifice s’appelle théâtre Cer­vantes, pen­dant longtemps il hébergeait la Comédie Nationale et était con­nu comme Théâtre Nation­al de la Comédie. Quand celle-ci a été dis­soute, le « C » de « Come­dia » est devenu le « C » de Cer­vantes. Et le pub­lic le con­naît comme ça mais c’est un malen­ten­du. Comme décon­stru­ire cela ? La for­mule à laque­lle nous avons pen­sé est de voir le Théâtre Cer­vantes comme un siège. Et d’appeler l’institution Théâtre Nation­al Argentin. L’idée est, à l’horizon de trois ans, de pou­voir ren­dre vis­i­ble cette dif­féren­ti­a­tion entre l’édifice et l’institution.

AG Cette dis­cus­sion sur les noms con­tient aus­si une dis­cus­sion idéologique. Le fait de renom­mer ce théâtre implique une opéra­tion plus vaste, c’est une manière de le décolonis­er… De toute manière, nous faisons cela gradu­elle­ment : l’année dernière est apparu dans tous les visuels : « Teatro Cer­vantes – Teatro Nacional Argenti­no ». Cette année nous avons inter­ver­ti les ter­mes : « Teatro Nacional Argenti­no – Teatro Cer­vantes »… C’est une bataille que nous livrons pro­gres­sive­ment…

AT Bien sûr, nous avons pour­suivi l’idée que même si le théâtre argentin est un art impor­tant, qui s’exporte bien, qui nous représente, il n’y a pas pour autant de véri­ta­ble poli­tique cul­turelle ni de bud­get qui sou­ti­enne ce poten­tiel du théâtre argentin. Notre volon­té est donc aus­si qu’existe un théâtre référence, qui puisse être un phare, qui puisse mon­tr­er ce qui se fait aujourd’ hui, dans la scène con­tem­po­raine de notre pays.

OP Et pour cela, il était impor­tant de penser égale­ment à une réno­va­tion des lan­gages théâ­traux émer­gents qui, sans espace de pro­tec­tion dans l’espace pub­lic, ont beau­coup de mal à se dévelop­per et à émerg­er dans toute leur force.

LB

Com­ment pou­vez-vous définir alors les élé­ments objec­tifs, sig­ni­fi­cat­ifs, du pro­jet ? Même si on entend par­ler de réno­va­tion, la déf­i­ni­tion de ce mou­ve­ment ne sem­ble pas évi­dente à car­ac­téris­er.

AT Nous avons essayé de trans­former l’exception en règle. Cet espace périphérique qui était don­né aux nou­veaux créa­teurs dans l’espace pub­lic, presque tou­jours en vam­pirisant les pra­tiques indépen­dantes mais sans penser à un pro­jet artis­tique qui les accom­pa­gne, nous l’avons placé au cen­tre. Les artistes que nous invi­tons sont pour la plu­part des artistes de l’exception, des artistes qui sont à la marge de ce qui con­tin­ue d’être le cen­tre. Réus­sir, par exem­ple, à ce que Rafael Spregel­burd devi­enne un mod­èle dom­i­nant dans le cadre de notre man­dat per­met que ceux qui se trou­vent à la périphérie entrent déjà dans le pre­mier cer­cle : c’est-à-dire que ce qui est à la marge com­mence à se rap­procher du cen­tre. Par exem­ple, Fed­eri­co León a fait une créa­tion dans le troisième sous-sol du Théâtre San Martín et aujourd’ hui il est dans la grande salle du Cer­vantes, avec 860 spec­ta­teurs. D’un autre côté, Copi, un auteur de théâtre com­plète­ment passé sous silence en Argen­tine, com­mence à for­mer un cen­tre, nous générons un déplace­ment du mod­èle dom­i­nant et un change­ment de par­a­digme qui dépasse encore ces deux exem­ples.

AF Les insti­tu­tions por­tent en elle une iden­tité qui paraît naturelle, non con­stru­ite. Nous avons défi­ni une mis­sion pour le théâtre qui s’est déclinée en une série de pra­tiques con­crètes. Cela a com­mencé à créer une cer­taine aura qui a amené la com­mu­nauté théâ­trale à voir le Cer­vantes comme un espace d’identification. C’est com­plète­ment hors normes ici qu’un pro­jet artis­tique et de ges­tion d’une insti­tu­tion publique soit lié à une tem­po­ral­ité con­crète. Le temps dira ce qui restera de tout ça, si ça va génér­er des actions de ce genre à l’avenir. Ce qui est clair, c’est qu’il y a quelque chose qui a irradié la scène locale au milieu d’un con­texte social et poli­tique com­plète­ment désaxé.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Entretien
Théâtre
Ariel Farace
Andrés Gallina
Alejandro Tantanian
Oria Puppo
6
Partager
Laurent Berger
Laurent Berger est metteur en scène, dramaturge et Maître de conférences à l’Université Montpellier 3...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements