Entretien avec François Le Pillouër

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Entretien avec François Le Pillouër

Le 7 Juin 1991

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Serge Saa­da : En tant que pro­gram­ma­teur, con­seiller artis­tique, admin­is­tra­teur, à quel théâtre vous intéressez-vous, et qu’est-ce qui vous con­duit à vous attach­er à un itinéraire artis­tique ?

François Le Piflouër : Ce qui me guide, c’est évidem­ment un goût per­son­nel. Je me rangerais sous la ban­nière du théâtre d’art, un théâtre de sens d’où ne sont exclues ni l’esthé­tique, ni la jubi­la­tion. Il est tou­jours impor­tant de le pré­cis­er, car on pour­rait croire que le théâtre d’art est le tem­ple de l’en­nui, alors que son intérêt, c’est de don­ner à ressen­tir au spec­ta­teur l’ivresse de la décou­verte d’autres mon­des.
Je crois encore à la fonc­tion orac­u­laire des artistes. Comme ce sont des per­son­nes d’une extrême sen­si­bil­ité, ils peu­vent con­vo­quer les gens de la cité, leur par­ler, faire que cha­cun soit plus à même de vivre humaine­ment.
Le théâtre qui me séduit, c’est celui qui ne fait pas de ciné­ma. Cer­tains met­teurs en scène con­sid­èrent que l’art majeur est le ciné­ma, et s’oc­cu­pent bon an mal an à faire du théâtre. Je suis attiré par un théâtre qui tente de tout inven­ter à par­tir de rien. Le plus sou­vent, je préfère un théâtre que je ne com­prends pas tout de suite, qui me demande de venir à lui. Par exem­ple, dans la démarche de François Tan­guy et du Radeau, il y a tou­jours un tra­vail fab­uleux de créa­tion, si bien qu’à cer­tains moments, j’ai l’im­pres­sion d’avoir sous les yeux l’u­nivers d’un pein­tre qui aurait fait de ses toiles toute une expo­si­tion, un monde étrange, déroutant et fasci­nant à la fois.
Pour cer­tains met­teurs en scène avec lesquels j’ai tra­vail­lé, il y a tout un céré­mo­ni­al qui com­mence un peu avant, qui crée un appel. Quand François Tan­guy com­mence à me par­ler de son prochain spec­ta­cle, je suis déjà intéressé. Le spec­ta­cle vit en dehors du seg­ment de trois heures auquel je vais être con­vié. Les artistes que j’ap­pré­cie ont une présence de grande qual­ité. Ils ne font pas des spec­ta­cles, mais des moments de théâtre.
Je crois que je cherche des artistes qui por­tent en eux un spec­ta­cle bien avant la mise en chantier. Des artistes qui réfléchissent en per­ma­nence et qui, un jour, arrivent avec une car­a­vane d’idées. C’est leur présence con­stante et indé­fectible qui me fascine.

S. Sa. : Même si le théâtre n’est pas for­cé­ment por­teur de propo­si­tion sociale, pensez-vous que les met­teurs en scène des années qua­tre-vingt ont trou­vé des enjeux assez forts pour faire du théâtre ? On par­le sou­vent de dépoli­ti­sa­tion, pour­tant la réal­ité est suff­isam­ment sérieuse et grave pour con­stituer le point d’an­crage d’un imag­i­naire col­lec­tif.

F. L. P. : Oui, c’est indé­ni­able, il y a des événe­ments graves dans le monde, et cer­tains met­teurs en scène ont tra­vail­lé d’une façon ou d’une autre sur cette réal­ité. Par exem­ple, Stéphane Braun­schweig, dans l’é­tude de sa trilo­gie imag­i­naire, fait enten­dre les mots de sol­dats revenant de guerre, avant que nous y retournions. Dominique Pitoiset traite du féo­dal­isme et de l’ab­so­lutisme.
Cela dit, même si le théâtre a une fonc­tion sociale, poli­tique et philosophique, sans poésie, il devient asséchant. Quand je m’in­téresse à des artistes, j’es­saie tou­jours de voir s’il y a cette pos­si­bil­ité de mise en forme aiguë de la réal­ité. Cer­tains poètes maîtrisent cet arc qui con­siste à s’emparer de notions pour nous les don­ner à goûter et à ressen­tir. Quand je suis face à un spec­ta­cle de Chan­tal Morel, il me sem­ble qu’elle trou­ve la plus belle manière d’évo­quer et de ren­dre con­scient : attein­dre des coins de notre cerveau qui n’ont pas encore été vis­ités.

S. Sa. : Au début des années qua­tre-vingt, a eu lieu l’é­clo­sion de nou­veaux univers artis­tiques. Ces mul­ti­ples nais­sances se sont déroulées de façon anar­chique et en formes généreuses. Quel regard portez-vous sur ces dix dernières années ?

F. L. P. : Le théâtre de recherche s’est nour­ri de Tadeusz Kan­tor, Claude Régy, Bob Wil­son, Roger Plan­chon et Pina Bausch, mais il n’y a pas eu de véri­ta­ble explo­sion de la créa­tion. Je pense qu’il y a eu des efforts de la part du Min­istère, mais comme ces efforts ont été globaux… Ce con­stat est lié au fait que, par­mi les auteurs, il est dif­fi­cile de dégager un mou­ve­ment uni­fi­ca­teur. Ce sont plutôt des qual­ités indi­vidu­elles qui se sont exprimées. Il me sem­ble que les met­teurs en scène occu­pent le ter­rain quand l’au­teur fait défaut ; il y a un lien entre auteur con­tem­po­rain et met­teur en scène, qu’il faut absol­u­ment retrou­ver et défendre.

S. Sa. : Selon vous, le statut du met­teur en scène a‑t-il changé au sein d’une com­pag­nie ? Pensez-vous que l’on vit sa vie d’artiste dif­férem­ment ?

F. L. P. : Je ne peux pas dire si ça a vrai­ment changé. Mais je crois que beau­coup de met­teurs en scène sont restés plus longtemps avec les mem­bres de leur com­pag­nie. En fait, ils ont plutôt des familles, et tra­vail­lent à l’in­térieur de ces familles. Aus­si, comme cette généra­tion n’a pas été propul­sée d’un seul coup aux manettes des insti­tu­tions, ils n’ont pas con­nu trop rapi­de­ment une pres­sion médi­a­tique et poli­tique, ils ne sont pas ren­trés dans un cynisme qui con­siste à dire : « Enfin, j’ai un théâtre nation­al ». Même si, à titre indi­vidu­el, l’ex­péri­ence peut leur sem­bler intéres­sante, il n’y a pas un désir forcené d’af­firmer sa place en détenant une struc­ture. La plu­part — même si l’on arrive vite dans n’im­porte quel groupe — ne sont pas for­cé­ment attirés par le pou­voir. Ils essaient plutôt de trou­ver les struc­tures qui leur per­me­t­traient de réalis­er leur théâtre donc ils rêvent. Pen­dant les années qua­tre-vingt, on aurait pu assis­ter à des réu­nions d’artistes dis­ant : « Nous voulons les théâtres nationaux, les C. D. N. », mais leurs préoc­cu­pa­tions étaient alors autres.

S. Sa. : Vous avez décidé de tra­vailler avec des met­teurs en scène nés artis­tique­ment dans les années qua­tre-vingt. Après coup, com­ment expliquez-vous ce posi­tion­nement, les avan­tages et les dif­fi­cultés qu’il implique ?

F. L. P. : J’ai décidé de tra­vailler avec eux parce qu’ils sont encore capa­bles de faire des folies, d’écrire des spec­ta­cles ou des aven­tures qui ne sont pas encore réal­isées. Comme des cap­i­taines qui pren­nent la mer, ils sont prêts à par­tir vers des endroits qu’on ne con­naît pas, pour ren­con­tr­er l’autre, comme l’ont fait les grands décou­vreurs qui voy­ageaient et mis­aient des par­ties impor­tantes de leur vie. C’est sans doute ce qui m’a amené à me tourn­er vers une généra­tion plutôt jeune. J’avais l’im­pres­sion qu’ils étaient au début d’une œuvre : quand on mise encore sa vie, quand on mise des par­ties de son corps.
Si je tra­vaille avec ces artistes, c’est qu’en art, j’ai tou­jours recher­ché le geste inau­gur­al, le point de départ. C’est un enchaîne­ment de pourquoi qui m’a tou­jours pas­sion­né. Je m’in­téresse à celui qui est à la source d’un mou­ve­ment ou d’une école.

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François Le Pillouër
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Serge Saada
Auteur et essayiste, Serge Saada enseigne le théâtre et la médiation culturelle à l’université Paris...Plus d'info
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