Des adaptations d’opéras au théâtre musical, naissance d’un nouveau genre ?

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Des adaptations d’opéras au théâtre musical, naissance d’un nouveau genre ?

Le 15 Nov 2013
Marion Sicre et Jan Peters dans Orfeo, je suis mort en Arcadie, d’après l’Orfeo de Monteverdi, livret d’Alessandro Striggio et d’autres matériaux, mise en scène Samuel Achache et Jeanne Candel, cie La vie brève, Théâtre des Bouffes du Nord, 2017. Photo Jean-Louis Fernandez.

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Marion Sicre et Jan Peters dans Orfeo, je suis mort en Arcadie, d’après l’Orfeo de Monteverdi, livret d’Alessandro Striggio et d’autres matériaux, mise en scène Samuel Achache et Jeanne Candel, cie La vie brève, Théâtre des Bouffes du Nord, 2017. Photo Jean-Louis Fernandez.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 136 - Théâtre Musique
136

Bruxelles/
Une Flûte enchan­tée des plus étranges…

En sep­tem­bre 2018, Romeo Castel­luc­ci signe, à La Monnaie/De Munt de Brux­elles, une mise en scène de La Flûte enchan­tée de Mozart des plus étranges. Priv­ilé­giant l’oubli total d’une écoute chargée en lieux com­muns, il abolit toute représen­ta­tion fig­u­ra­tive de la fable – qu’elle soit lit­térale, onirique, sym­bol­ique, mod­erniste. Les deux pre­miers actes se déroulent dans une atmo­sphère d’une blancheur presque irréelle. L’espace, envahi par des élé­ments fig­u­rat­ifs d’un XVIIIe siè­cle dés­in­car­né – un roco­co fan­tai­siste, des plumes et cos­tumes d’époque – exprime la vacuité d’un ordre dom­iné par la Rai­son, acte de foi de la civil­i­sa­tion occi­den­tale et charte obsolète d’une sci­ence sans con­science. Quant aux deux autres actes, ils se déroulent dans un décor en bois des plus neu­tres – aire de jeu divisée selon le sexe et la sym­bol­ique dual­iste du jour et de la nuit – boîte dans laque­lle les per­son­nages en blous­es de tra­vail sont recon­naiss­ables en rai­son de leurs ini­tia­less cousues au dos de leur cos­tume. La décon­struc­tion de la dra­maturgie mozar­ti­enne, avec l’esprit cartésien des Lumières con­sid­éré comme la ter­reur d’un patri­ar­cat despo­tique, et la sym­bol­ique d’une nuit mythique, la créa­tiv­ité et la mater­nité orig­inelle, est d’une per­ti­nence qui mérite réflex­ion. 

Europe/
L’effondrement de la forme lyrique

Die Zauber­flöte (La Flûte enchan­tée) de W.A. Mozart, mise en scène Romeo Castel­luc­ci, De Munt/ La Mon­naie, Brux­elles 2018. Pho­to B. Uhlig, De Munt / La Mon­naie. Idem pho­to pages suiv­antes, avec Gabor Bretz (Saras­tro) et Sophie Karthäuser (Pam­i­na).

Mais au-delà de cette vision spir­ituelle de l’œuvre, ce qui est frap­pant, c’est la lib­erté avec laque­lle le met­teur en scène, en col­lab­o­ra­tion avec le chef d’orchestre, se per­met de tailler dans le vif d’une par­ti­tion emblé­ma­tique, ouverte désor­mais à toutes les pos­si­bil­ités. Renonçant à tout principe de la Werk­treue, sous l’influence des dra­matur­gies de plus en plus extrêmes, force est de con­stater que presque tout est devenu pos­si­ble à l’opéra, et la durée d’une œuvre lyrique, sa tem­po­ral­ité, se mod­i­fie au risque de provo­quer un effon­drement de la struc­ture même.

Bien que La Flûte enchan­tée soit un Singspiel (une œuvre proche de l’opéra-comique, avec une alter­nance de dia­logues par­lés et d’airs chan­tés), Castel­luc­ci décide la sup­pres­sion de toutes les séquences par­lées durant les deux pre­miers actes. En revanche, dans les deux actes suiv­ants, il insère des scènes écrites par Clau­dia Castel­luc­ci. Ici, la sym­bol­ique de la nuit et de la lumière est revis­itée sinon vécue à tra­vers les fig­ures d’êtres aux corps meur­tris. Ces nou­veaux « réc­i­tat­ifs », si tant est que le mot soit juste, repren­nent le témoignage de femmes aveu­gles, évo­quant l’obscurité pro­fonde de leur vision intérieure, et de grands brûlés, dont le corps a survécu à l’expérience trau­ma­tique du feu. Mais si la nuit fait place à une grande douceur chez la femme, le feu a été d’une vio­lence implaca­ble auprès des hommes. 

Si cette Flûte si étrange est évo­quée en guise d’introduction à ce texte, c’est pour une rai­son très sim­ple : non seule­ment les dra­matur­gies de plus en plus com­plex­es des mis­es en scène ébran­lent l’édifice lyrique – la par­ti­tion – au cœur des insti­tu­tions mais encore, ces visions fan­tas­magoriques « autorisent » voire ren­dent « légitimes » des adap­ta­tions d’opéras de plus en plus déstruc­turées en dehors des insti­tu­tions. 

Paris et Édimbourg/
Des adap­ta­tions essen­tial­istes des opéras…

En 1981, Peter Brook, avec la col­lab­o­ra­tion de Jean-Claude Car­rière et Mar­ius Con­stant, crée La Tragédie de Car­men, une ver­sion musi­co-théâ­trale de l’opéra-comique de Georges Bizet, une vision goyesque du drame, cen­trée sur la fatal­ité noire des des­tinées, loin des grands chœurs déco­rat­ifs de l’œuvre et du folk­lore col­oré d’une Espagne fan­tai­siste. Au sein du plateau cir­cu­laire du théâtre des Bouffes du Nord, une arène de cor­ri­da recou­verte de sable, accom­pa­g­née d’un orchestre de cham­bre à défaut du grand orchestre lyrique, cette adap­ta­tion théâ­trale revient à l’essentiel du livret, c’est-à-dire au théâtre de l’intime, avec des chanteurs-acteurs qui, après des mois de répéti­tions intens­es de pré­pa­ra­tion théâ­trale, ne chantent guère à gorge déployée. La forme est resser­rée, l’intrigue est con­cen­trée, l’orchestre est réduit à quinze instru­ments solistes, pour exal­ter le sens pro­fond de l’œuvre qui est sa dimen­sion trag­ique.

Dans ce même esprit d’une con­cen­tra­tion tant orches­trale que nar­ra­tive, il faut citer Ring Saga, l’adaptation de la tétralo­gie du Ring de Wag­n­er par le com­pos­i­teur Jonathan Dove et mon­tée par Gra­ham Vick. Créée pour le City of Birm­ing­ham Tour­ing Opera, un lieu mil­i­tant non insti­tu­tion­nel, la par­ti­tion orches­trale pour dix-huit instru­ments respecte toute­fois son lan­gage musi­cal et les principes nar­rat­ifs des leit­mo­tivs. Le livret subit égale­ment des coupes dra­maturgiques, ce qui réduit la durée du Ring à neuf heures au lieu de treize. Cette tran­scrip­tion du Ring tend vers le théâtre musi­cal, avec un orchestre qui ne cou­vre pas totale­ment les voix et qui per­met un chant de moin­dre ampleur. Lors de la créa­tion française de Ring Saga en 2011 par Peter Rundel/Antoine Gindt au Fes­ti­val Musi­ca de Stras­bourg puis à la Phil­har­monie de Paris, la struc­ture scénique envis­agée par Gindt est un dis­posi­tif ver­ti­cal dans lequel les musi­ciens sont égale­ment vis­i­bles. La volon­té d’un décor unique, facile­ment trans­portable, est notam­ment des­tinée à des théâtres qui n’ont jamais pu se per­me­t­tre une représen­ta­tion du Ring ou à des salles poly­va­lentes de con­cert.

Dans un tout autre esprit, forte­ment péd­a­gogique cette fois, l’Opéra Comique pro­pose des réduc­tions d’opéra du réper­toire, comme Bohème notre jeunesse, une pro­duc­tion de langue française, avec une adap­ta­tion musi­cale de Marc-Olivi­er Dupin et un effec­tif instru­men­tal de cham­bre de treize musi­ciens. Inter­prétée par les chanteurs-acteurs de la Nou­velle Troupe Favart, cette créa­tion-valise, avec ses décors mobiles et trans­porta­bles, mise en scène par Pauline Bureau, est créée à Paris en juil­let 2018. Elle part ensuite en tournée dans des théâtres de province, parte­naires des lycées en France. 

Paris/
La par­ti­tion d’Orfeo démem­brée par les Bac­cha­ntes

En 2017, Orfeo /Je suis mort en Arcadie est créé par le col­lec­tif exubérant La vie brève, com­pag­nie cofondée par Jeanne Can­del et Samuel Achache1. Basée sur l’Orfeo de Mon­tever­di et d’autres matéri­aux aus­si divers que les impro­vi­sa­tions des chanteurs-acteurs ou les Géorgiques de Vir­gile. C’est une adap­ta­tion décalée, pour ne pas dire déjan­tée, de l’œuvre lyrique. 

Suite à sa créa­tion en 1607, Orfeo sera l’une des très rares œuvres lyriques de cette époque à faire l’objet d’une impres­sion musi­cale, voire d’une réim­pres­sion mais, chose courante à l’époque, l’instrumentation n’est pas indiquée dans la par­ti­tion. Cette absence de nomen­cla­ture autorise au directeur musi­cal un choix per­son­nel : flûte tra­ver­sière, sax­o­phone, clar­inette, trompette, gui­tare, grosse caisse… tout est pos­si­ble dans ce nou­v­el Orfeo ! L’improvisation occu­pant une place essen­tielle dans la musique baroque, Flo­rent Hubert envis­age un arrange­ment musi­cal, non dans le sens d’une recon­sti­tu­tion baroque, mais tel que le pra­ti­querait la musique jazz, à savoir une recréa­tion de l’œuvre. Le réc­i­tatif con­tinu, ciment de l’œuvre lyrique, dis­paraît au prof­it d’une ver­sion essen­tielle­ment dia­loguée. Il y a cepen­dant l’insertion des séquences essen­tielles d’Orfeo, telle que l’allégorie de la Musique, l’annonce de la mort d’Eurydice ou le chant d’Orphée, mais la musique en tant que phénomène sonore occupe une place moin­dre dans cette pro­duc­tion. Dans ces séquences musi­cales, l’arrangement détourne le sens orig­inel au prof­it d’un autre chemin, le choix d’instruments hétéro­clites et les dis­so­nances dans l’harmonisation, s’amusant à ren­dre ces moments trag­iques par­fois ludiques et drôles. 

Orfeo/Je suis mort en Arcadie s’appuie sur d’autres textes que le livret d’Alessandro Strig­gio : oubliant toute référence au drame pas­toral, se référant au Livre IV des Géorgiques de Vir­gile, le col­lec­tif rem­place les berg­ers par des apicul­teurs. Le trans­fert n’est pas anodin : Eury­dice est morte des pour­suites d’Astrée, berg­er et apicul­teur, et durant sa course, elle sera mor­due par un ser­pent, lais­sant Orphée incon­solable. Mais encore, le col­lec­tif signe une œuvre au pluriel et le drame, cen­tré sur le deuil d’Orphée, éclate au prof­it d’actions par­al­lèles, notam­ment le rôle impor­tant d’Aphrodite, déesse et mère quelque peu dépassée par ses qua­tre fils égo­cen­trés – à savoir Dionysos le tour­men­té, Eros le jaloux, Pan le tur­bu­lent, et Orphée l’écorché. 

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Leyli Daryoush
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush est musicologue de formation et docteure en études théâtrales. Dramaturge, chercheuse, spécialiste de l’opéra,...Plus d'info
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