Depuis quelque temps déjà, le metteur en scène Kirill Serebrennikov incarne un des symboles du nouveau théâtre russe. Et « l’affaire » qui porte son nom est un prisme à travers lequel on peut examiner les problèmes politiques, économiques et esthétiques de la Russie.
Cette affaire a commencé le 23 mai 2017 : tôt le matin, des perquisitions ont été menées simultanément dans dix-sept lieux, et notamment au Centre Gogol, et de telle façon que les personnes alors présentes à proximité ont eu l’impression qu’il y avait une bombe dans le théâtre fondé par Serebrennikov. Le théâtre a été bouclé par un périmètre de sécurité, des hommes masqués et armés entraient et sortaient du bâtiment en courant. À l’intérieur, ils ont rassemblé tous les artistes et accessoiristes sur la scène, leur ont pris leurs téléphones et leur ont interdit de quitter le théâtre.
Dès lors, il est devenu évident qu’il ne s’agissait pas là d’une simple affaire de détournement de fonds, mais plutôt d’une action d’intimidation du monde théâtral. Mais pourquoi s’est-il avéré nécessaire de l’intimider à ce moment précis ? Pourquoi c’est Kirill Serebrennikov qui a été choisi pour le rôle de la victime principale ? Et pourquoi l’enquête a‑t-elle été ouverte non pas en lien avec le Centre Gogol, comme on aurait pu s’y attendre, mais avec le projet « Plateforme », mené par Serebrennikov entre 2011 et 2014, avant même la création du Centre Gogol ? Il existe une réponse simple à ces questions.
Alexeï Navalny, un des principaux opposants au pouvoir aujourd’hui en Russie, mène depuis longtemps une croisade contre la corruption qui prospère dans les plus hautes sphères du pouvoir russe. Et l’affaire Serebrennikov est apparue, entre autres, comme une réponse directe aux révélations de Navalny.
Le Kremlin préfère presque toujours agir en miroir.
Peu après la tenue à Moscou de manifestations contre les fraudes électorales pour les législatives, de nombreuses manifestations pro-Poutine, ou « poutings »1, ont été organisées en soutien au pouvoir suprême.
Si un représentant de l’opposition fait des révélations sur des importantes opérations financières dans les plus hautes strates du pouvoir, il faut forcément s’attendre à des révélations sur des figures de l’opposition ou de l’intelligentsia libérale. Cette révélation devra bien entendu être fracassante, et le nom de la personne concernée sera répété continuellement.
La sphère théâtrale est particulièrement propice à cela. Tout d’abord, elle comprend beaucoup de noms très connus. Ensuite, le théâtre russe est l’art le plus dépendant des finances publiques. Enfin, notre législation budgétaire est tellement absurde dans son fonctionnement qu’il est presque impossible de faire quoi que ce soit sans enfreindre la loi.
Ainsi, si le directeur d’un théâtre devait à chaque instant et dans tous les domaines agir strictement selon la loi, il ne pourrait acheter à temps ni les costumes pour ses spectacles, ni même le papier toilette pour son théâtre.
Cela fait de la sphère théâtrale une proie facile pour les dénonciations : il est toujours facile de découvrir un cas de « détournement », à un moment propice pour le pouvoir et en lien avec une personne indésirable.
Mais ceci n’est que la face visible de l’iceberg.
La face cachée est, de loin, la plus intéressante.
En regardant un peu en arrière, on peut voir qu’en 2011, lorsque le projet « Plateforme » est né, nous vivions dans une toute autre époque. La Crimée n’était pas encore annexée, les contacts avec l’Occident n’étaient pas interdits, mais au contraire encouragés, la loi sur l’offense aux sentiments religieux n’était pas encore adoptée dans sa nouvelle rédaction, et les représentants de l’art contemporain n’étaient pas encore considérés comme des traîtres à la patrie.
De plus, c’est justement au début des années 2010, donc pendant la présidence (nominale ou factuelle, selon les points de vue) de Dmitrii Medvedev, que pour la première fois dans la jeune histoire de la fédération de Russie, le pouvoir a déclaré haut et fort qu’il souhaitait et était prêt à soutenir ce qu’on appelle communément l’art contemporain.
Chez nous, les quatre années de présidence de Medvedev (2008 – 2012) sont considérées à la légère, mais elles sont encore plus méprisées en Occident, où on estime que « tout était cousu de fil blanc » : Medvedev n’a été que le substitut de Poutine sur le trône. Mais en réalité, peu importe de savoir quel a été le réel pouvoir de Medvedev. Ce qui importe, c’est que c’est justement sous sa présidence qu’est apparue en Russie une revendication de modernisation et d’occidentalisation, dans plusieurs domaines de la société : l’industrie, l’économie, la science…
Pendant les années Medvedev, un grand travail de libéralisation de la législation sur le commerce a été mené. La durée du service militaire a été écourtée, passant de deux à un an. L’Examen National Unifié (EGE) de fin d’études secondaires a été institué, rapprochant ainsi le système russe d’enseignement des standards occidentaux. Il est intéressant de se rappeler que c’est également pendant ces années que la police a remplacé la milice. Si cela peut sembler un détail, il a son importance dans le contexte russe. La police, c’est « occidental », alors que la milice, c’est soviétique.
Et c’est ainsi que dans le cadre de la modernisation et de l’occidentalisation, au cours de la deuxième année de la présidence de Medvedev, l’establishment du Kremlin s’est souvenu de la culture.
À ce moment-là, il était devenu évident qu’il serait très difficile de mener des réformes substantielles dans le domaine de l’économie, et que les changements décoratifs (comme la transformation de la milice en police) ne seraient pas suffisants. Et les réformes culturelles sont venues en quelque sorte en substitution de la véritable modernisation qui n’a pas eu lieu.
À l’écoute du sténogramme de la rencontre du 24 mars 2011 de Medvedev avec les représentants de plusieurs domaines artistiques, il apparaît clairement qu’à l’époque, le Kremlin tendait non seulement la main aux nouvelles tendances et aux élans modernisateurs alors en cours dans le domaine de la culture, mais qu’il les catalysait au sens propre du terme. Preuve en est cette citation de son allocution : « Selon moi, la modernisation dont je parle beaucoup et dont parlent aussi mes collègues, cette modernisation de notre vie, des piliers de notre économie, du système politique, doit être faite par des personnes ouvertes au développement. Et en règle générale, ces personnes acceptent et comprennent l’art contemporain.
Il y a donc, ici, si vous voulez, un lien direct… ». (Je tiens à souligner cette dernière phrase).
Mais au sein même de la culture, il y a cette ramification complexe : le théâtre, particulièrement difficile à moderniser, puisque le théâtre en Russie se trouvait être la branche la plus résistante à tous les tumultes de l’époque.
Depuis 1991, absolument tout dans le pays s’était engagé sur de nouveaux rails (bons ou mauvais, c’est une autre question), mais les théâtres de répertoire, massifs et lourdauds, ainsi que les facultés de théâtre dans les universités, tout aussi conservatrices, n’avaient que peu évolué depuis 1975 et même depuis 1955, donc depuis la période stalinienne. Et le pouvoir a soudainement eu besoin de personnes sur lesquelles miser ses velléités modernisatrices (velléités purement organisationnelles et, dans une moindre mesure, esthétiques).
Kirill Serebrennikov s’est trouvé être une de ces personnes, qui, je le répète, étaient très peu nombreuses dans notre monde théâtral.
Selon une version largement répandue, le célèbre metteur en scène, la main tendue, réclamait au Kremlin de l’argent pour financer ses projets. Cette version n’est qu’un mythe.
C’est parfaitement l’inverse qui s’est passé. Dans le cadre du mouvement de modernisation, le pouvoir, représenté par des fonctionnaires concrets, s’est posé la question suivante : sur qui pouvons-nous nous appuyer pour le théâtre ?
Qui pourrait être cette figure symbolique dont nous avons besoin ? Et c’est là que l’idée de Serebrennikov leur est venue.
Il avait toujours eu une place particulière dans le monde théâtral russe. Il n’avait pas fait d’études supérieures de théâtre, contrairement à la plupart des metteurs en scène (le diplôme de la faculté de mise en scène est une sorte de fétiche en Russie, et le metteur en scène qui ne l’a pas est considéré jusqu’à la fin de ses jours comme dilettante). Il a été le premier à faire passer le « nouveau drame » (depuis les frères Presniakov jusqu’à Mark Ravenhill) des locaux en sous-sol aux scènes des théâtres russes les plus connus (comme le Théâtre d’Art de Moscou).
Il n’a jamais méprisé l’ouverture sociale, qui est plutôt mal vue dans le milieu théâtral russe, où on estime que l’art doit parler de l’intemporel, et non pas de l’éphémère. En somme, il contrevenait à toutes les lois coutumières de notre vie théâtrale, mais il était pourtant apprécié par des artistes populaires et très connus, et il est devenu un des metteurs en scène russes les plus illustres. Ceci a toujours suscité une folle jalousie et le courroux d’une grande partie des personnalités du théâtre qui estimaient que ce « non-professionnel sans diplôme » ne tirait sa gloire que de la « destruction des traditions théâtrales russes ». Mais durant les années Medvedev, toutes les qualités que le monde théâtral russe, très conservateur, considérait jusque là comme dangereuses et nocives, sont soudainement devenues très prisées par l’élite politique. De sorte que de façon paradoxale, les agents de l’État se sont trouvés être plus progressistes que la communauté théâtrale.
C’est ainsi qu’est née, en 2011, la « Plateforme » de Serebrennikov, réunissant alors quatre domaines : la danse contemporaine, la musique contemporaine, le théâtre contemporain et le multimédia. Il est difficile de dire combien de chorégraphes, compositeurs, plasticiens, musiciens, artistes et performeurs ont participé aux diverses manifestations de la « Plateforme », qu’il serait également difficile de décompter.
Des participants au projet ont tenté de rétablir la chronologie des événements de l’époque, et ils ont rassemblé plus de quatre-vingt affiches !
Il faut bien préciser qu’à l’époque, les théâtres de répertoires russes n’auraient pour rien au monde ouvert leurs portes à la plupart des artistes, compositeurs, et metteurs en scène mobilisés par Serebrennikov. De facto, il s’agissait d’une tentative de mise en place d’une vie culturelle parallèle fondée sur les idées nouvelles et un modèle européen de développement.
Et c’est réellement le succès de la « Plateforme » qui a entraîné l’apparition du « Centre Gogol ». En 2012, le progressiste Sergueï Kapkov, à l’époque dirigeant du Département de la Culture de la ville de Moscou, a nommé Serebrennikov directeur artistique du théâtre Gogol de Moscou, alors maussade et déserté depuis bien longtemps par les critiques de théâtre. C’est ce lieu que le célèbre metteur en scène a par la suite transformé en avant-poste de la recherche théâtrale d’avant-garde, le « Centre Gogol ».
Durant les années Medvedev, toutes les qualités que le monde théâtral russe, très conservateur, considérait jusque là comme dangereuses et nocives, sont soudainement devenues très prisées par l’élite politique. De sorte que de façon paradoxale, les agents de l’État se sont trouvés être plus progressistes que la communauté théâtrale.