Petit alphabet transquinquennalien bivocal et subjectif

Théâtre
Portrait

Petit alphabet transquinquennalien bivocal et subjectif

Le 23 Mar 2018
Jan Hammenecker dans Moby Dick en répétition d’Orson Welles, 2016. Photo Herman Sorgeloos.
Jan Hammenecker dans Moby Dick en répétition d’Orson Welles, 2016. Photo Herman Sorgeloos.

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Jan Hammenecker dans Moby Dick en répétition d’Orson Welles, 2016. Photo Herman Sorgeloos.
Jan Hammenecker dans Moby Dick en répétition d’Orson Welles, 2016. Photo Herman Sorgeloos.
Article publié pour le numéro
Couverture deu numéro 134 - Institutions / insurrections
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Extase. — Dans Quar­ante-et-un, Bernard Eylen­bosch, en tenue de sur­feur avec sa planche sous le bras, immo­bile face au pub­lic, enta­mait une réc­i­ta­tion syn­copée, habitée, d’une curieuse épiphanie orgas­mique glanée sur Inter­net : celle d’un homme surnom­mé depuis le Dou­ble Rain­bow Guy (ou DRG) en extase devant un dou­ble arc-en-ciel observé dans le parc naturel de Yosemite le 8 jan­vi­er 2010 (ce n’est peut-être pas tout à fait une coïn­ci­dence s’il est égale­ment ques­tion d’un arc-en-ciel dans la chan­son de John­ny Nash). En voici la tran­scrip­tion : « Whoa, that’s a full rain­bow. All the way. Dou­ble rain­bow. All the way. It’s a dou­ble rain­bow all the way. Whoa. So intense. Whoa. Man. Whoa. Whoa. Whoa ! My God ! Oh my God ! Oh my God ! Woooo ! Oh wow ! Woooo ! Yeah ! Oh my, oh my, oh my God look at that. It’s start­ing to look like a triple rain­bow. Oh my God. It’s full.
Dou­ble rain­bow all the way across the sky. Oh my God. (San­glots). Oh God. What does this mean ? Oh my God. It’s so bright. Oh my God it’s so bright and vivid. Oh. Oh. Oh. It’s so beau­ti­ful. (San­glots). Oh my God. Oh my God. Oh my God. Dou­ble com­plete rain­bow. Right in my front yard. Ha, ha, ha, ha, ha ! Oh my God. What does this mean ? Tell me ! It’s too much. I don’t know what it means. Oh my God. It’s so intense. [Grand soupir]. Oh my God. » Non seule­ment Bernard Eylen­bosch repro­dui­sait à la per­fec­tion les into­na­tions hys­tériques du DRG et le rythme même de ses trans­ports, mais d’autres acteurs venaient join­dre leur voix à la sienne, don­nant une dimen­sion étrange­ment chorale et dou­ble­ment répéti­tive à ce qui n’avait été à l’origine qu’une expéri­ence intime, presque mys­tique, et pour­tant des­tinée d’emblée à être partagée par un pub­lic, puisque DRG avait pris la peine d’enregistrer son épiphanie (à l’heure où nous écrivons, sa vidéo totalise près de 45 mil­lions de vues).

Bernard Eylenbosch, Nathalie Cornet et Allan Bertin dans Quarante-et-un de Transquinquennal, 2014. Photo Herman Sorgeloos.
Bernard Eylen­bosch, Nathalie Cor­net et Allan Bertin dans Quar­ante-et-un de Tran­squin­quen­nal, 2014. Pho­to Her­man Sorgeloos.

Jouer le jeu. — Soient les invari­ants de tout théâtre : des acteurs, quelque chose à dire et des spec­ta­teurs. Depuis ses pre­miers spec­ta­cles, T5 inter­roge sans trêve le rôle de cha­cun, sa néces­sité ou les formes qu’il peut pren­dre. Cer­tains croy­aient jadis à la « révo­lu­tion per­ma­nente » ; il s’agit ici d’une expéri­ence sans cesse renou­velée de l’art de la scène. Le jeu, d’abord dés­in­car­né ou dis­tant, a exploré la voix, le corps, la musique, le rien faire et le laiss­er dire ; on est passé de la dis­tan­ci­a­tion à l’incarnation para­doxale (Philip Sey­mour Hoff­man, par exem­ple, 2017). Avec une jubi­la­tion com­mu­nica­tive (même si elle s’exprime avec retenue ou froideur), T5 a ten­té la con­ver­sa­tion à bâtons rom­pus (Con­vives, 2007), l’adresse directe au pub­lic ou le chu­chote­ment indis­tinct, toutes les formes pos­si­bles de répéti­tion ou de désil­lu­sion nar­ra­tive, les his­toires jux­ta­posées ou improb­a­bles (La Estu­pid­ez, 2012), le muet ou le délire ver­bal. Les spec­ta­teurs, pour leur part, ont été inter­pel­lés, ignorés, pho­tographiés (Zugzwang, 2002) ; ils ont même pu inter­rompre un spec­ta­cle ou plébisciter le choix d’un texte (Moby Dick, en répéti­tion, 2016). Le temps de pré­pa­ra­tion, la com­po­si­tion du col­lec­tif, le nom­bre de col­lab­o­ra­teurs dif­fèrent à chaque spec­ta­cle. T5 n’aime ni la régu­lar­ité ni, surtout, la prévis­i­bil­ité : en témoigne la mise en scène d’une ren­con­tre non pro­gram­mée dans Blind date (2008) ou la pro­gram­ma­tion pos­si­ble de sa pro­pre dis­pari­tion dans son dernier « plan quin­quen­nal ». En inter­ro­geant ain­si le texte, le per­son­nage, le décor, les fins et les moyens du théâtre, le col­lec­tif pro­duit des déplace­ments féconds. Le monde représen­té n’en sort pas indemne. Que devi­en­nent les cer­ti­tudes lorsque le spec­ta­cle se fait insai­siss­able ? T5 joue, joue pour nous, avec ou con­tre nous, mais jouent-ils le jeu ?

Miguel Decleire dans In het Bos / Dans les Bois de Oriza Hirata, mise en scène Dito’Dito & Transquinquennal. Photo Hans Roels.
Miguel Decleire dans In het Bos / Dans les Bois de Oriza Hira­ta, mise en scène Dito’Dito & Tran­squin­quen­nal. Pho­to Hans Roels.

Éloge des col­lab­o­ra­tions. — T5, c’est un noy­au d’amis (à géométrie vari­able) et « une cer­taine manière » d’habiter la scène (elle aus­si vari­able). Mais en plus de quar­ante spec­ta­cles (comp­teur pro­vi­soire­ment arrêté en 2017), c’est aus­si presque à chaque fois l’aventure de ren­con­tres et de col­lab­o­ra­tions plus ou moins durables. On sait que les tem­ples shin­toïstes
japon­ais sont à la fois très anciens et, en principe, recon­stru­its à l’identique tous les vingt ou trente ans ; c’est la céré­monie du Shiki­nen Sen­gu qui est à la fois une pro­tec­tion con­tre les xylophages et une médi­ta­tion spir­ituelle sur le même et l’autre. Le change­ment dans la con­ti­nu­ité (ou la con­ti­nu­ité dans le change­ment) est un des secrets de la longévité de T5. Il se mesure à sa capac­ité à inté­gr­er ou à rejoin­dre des comé­di­ens, des auteurs ou des troupes différent(e)s. Avec le col­lec­tif brux­el­lo-fla­mand Dito Dito, les T5 met­tent en ques­tion la poli­tique com­mu­nau­taire de la cul­ture d’un pays en voie de fédéral­i­sa­tion – forte­ment encour­agés en ce sens par Frie Ley­sen et son Kun­sten­fes­ti­valde­sarts – et réalisent des spec­ta­cles mar­quants, dont le sémi­nal Ah oui ça alors là / Ja ja maar nee nee (1997) ou, cinq ans plus tard, Les B@lges, pour lequel ils sol­lici­tent les auteurs Paul Pourveur et Jean-Marie Piemme. Le rap­proche­ment avec Tris­tero, autre col­lec­tif fla­mand à l’origine mais qui joue volon­tiers égale­ment en français, nour­rit notam­ment La Estu­pid­ez. Leur dernière grande col­lab­o­ra­tion est In het Bos / Dans les Bois, com­mandé à l’auteur japon­ais Oriza Hira­ta… qui se passe au Con­go.

Imprononçables. — Les comé­di­ens autant que les étu­di­ants en let­tres con­nais­sent l’antienne : « Exprime-toi claire­ment » ; « Détache bien les syl­labes » ; « Sois com­préhen­si­ble par tous »…Com­ment dire Tran­squin­quen­nal : trans­es quin­quen­nales ? ‚« quin­quén­nal » ou
« quin­quen­nal » ? D’emblée ou presque, le col­lec­tif a eu le génie des titres qui étaient dif­fi­ciles à pronon­cer ou dont le sens ne s’imposait pas avant le spec­ta­cle ni par­fois même après.
Les uns mis­ent sur l’une ou l’autre langue nationale, comme Ah oui ça alors là / Ja ja maar nee nee (1997), Vous dites / U zegt (2000), sur le mélange des langues, comme Care­ful with that axe, Eugène (2014), ou sur d’autres langues, comme La Estu­pid­ez (2012) ou Let’s reli­gion (2012). D’autres ont recours à des ter­mes inven­tés ou de sig­ni­fi­ca­tion dou­teuse : comme Chowk (Car­refour) (2006), Games Peo­ple Play (Vernissage II) (2007), ou jouent sur l’ambiguïté, comme Est (2000), dont on ne sait s’il s’agit de la troisième per­son­ne du verbe être ou de comé­di­ens qui ne sont pas passés à l’ouest. To cut a long sto­ry short (2017) est un joli para­doxe, Zugzwang (2002) ren­voie à l’univers des échecs (c’est un coup for­cé), mais c’est égale­ment le nom du vingtième épisode d’un jeu japon­ais, le Umineko no Naku Koro ni. Les B@lges (2002) représen­tent le som­met de cette ten­dance, qui se pronon­cent « Balges » ou « Belges », ou « Barobaselges », « Batlges »… ou pas du tout. On en viendrait presque à soupçon­ner que le choix de cer­tains auteurs n’est pas étranger à la dif­fi­culté de pronon­cer leur nom : Eugène Sav­itzkaya ou Rafael Spregel­burd. L’effet pro­duit est dou­ble. Il s’agit tou­jours d’un décalage fécond par rap­port aux titres habituels, quelque chose comme une mar­que d’étrangeté et de sin­gu­lar­ité pro­pre à T5, qui finit par par­ticiper à la con­struc­tion de son iden­tité. Par ailleurs, sou­vent décon­nec­té du spec­ta­cle lui-même, et imprononçable, le titre flotte dans la mémoire du spec­ta­teur qui, nous en avons fait l’expérience, éprou­ve quelque dif­fi­culté à s’en sou­venir pré­cisé­ment. Ain­si, sur l’amas de ces hési­ta­tions lan­gag­ières, flotte fière­ment le dra­peau de la com­pag­nie.

Dominique Roodthooft et Nathalie Cornet dans Est d’Eugène Savitzkaya, 2000. Photo Herman Sorgeloos.
Dominique Roodthooft et Nathalie Cor­net dans Est d’Eugène Sav­itzkaya, 2000. Pho­to Her­man Sorgeloos.

Pan­ic but­ton. — Le vrai spec­ta­cle vous ren­dra libre. A moins, bien enten­du, que cette lib­erté n’ait été aliénée au préal­able en ver­tu d’un engage­ment explicite. We Want More s’ouvrait sur un aver­tisse­ment que Stéphane Olivi­er, une feuille à la main, lisait à l’assistance : « […] Il n’est pas pos­si­ble de vous autoris­er à sor­tir après le début du spec­ta­cle. Les spec­ta­teurs qui ne sont pas à l’aise avec ces con­signes peu­vent sor­tir main­tenant, ils seront rem­boursés ». Aver­tisse­ment aus­si sérieux qu’humoristique, indé­cid­able­ment. Sur le T‑shirt rouge de S. O., orné d’une vaguelette rap­pelant l’icône d’une célèbre mar­que de bois­son gazeuse, on pou­vait lire le slo­gan Enjoy free­dom (para­phrasable ain­si : « Soyez libres, c’est un ordre impératif, et jouis­sez sur injonc­tion de cette lib­erté, qui n’est d’ailleurs pas iden­ti­fiée ici comme étant la vôtre »). Dans Cap­i­tal Con­fi­ance (réal­isé en col­lab­o­ra­tion avec le Groupe Toc), le con­trat pro­posé au pub­lic s’opposait point par point à celui de We Want More, tout en s’appuyant sur la même logique libérale : à l’interdiction de per­turber le spec­ta­cle par une sor­tie à titre per­son­nel répondait la pos­si­bil­ité d’y met­tre fin pour tous, car un bou­ton rouge sur un côté de l’avant-scène per­me­t­tait à tout spec­ta­teur qui le souhaitait d’interrompre défini­tive­ment la soirée en appuyant dessus. Evidem­ment, ce qui devait arriv­er arri­va : un plaisant ( ?) exerça un jour ce droit, « pour voir », comme on dit. Les acteurs, ten­ant parole, mirent aus­sitôt fin à la représen­ta­tion (sur ce qu’il advint ensuite, cf. « L’Organisation de l’enthousiasme », un bel arti­cle de Ianik Mar­cil con­sultable sur erudit.org.)

Pierre Sartenaer, Rudi Bekaert, Stéphane Olivier, Bernard Breuse, Mieke Verdin, Guy Dermul et Circé Lethem dans Ja ja maar nee nee de Rudi Bekaert, mise en scène Dito’Dito & Transquinquennal, 1997. Photo Herman Sorgeloos.
Pierre Sarte­naer, Rudi Bekaert, Stéphane Olivi­er, Bernard Breuse, Mieke Verdin, Guy Der­mul et Cir­cé Lethem dans Ja ja maar nee nee de Rudi Bekaert, mise en scène Dito’Dito & Tran­squin­quen­nal, 1997. Pho­to Her­man Sorgeloos.

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Paul Aron
Paul Aron est enseignant-chercheur de littérature belge et française. Docteur en philosophie et lettres de...Plus d'info
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