« Une qualité de présent »

Entretien
Théâtre

« Une qualité de présent »

Entretien avec Christiane Jatahy

Le 23 Juil 2021
Christiane Jatahy dans O Agora que demora, Christiane Jatahy, São Paulo : SESC Pinheiros, 2019. Photo : Patricia Cividanes.
Christiane Jatahy dans O Agora que demora, Christiane Jatahy, São Paulo : SESC Pinheiros, 2019. Photo : Patricia Cividanes.

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Christiane Jatahy dans O Agora que demora, Christiane Jatahy, São Paulo : SESC Pinheiros, 2019. Photo : Patricia Cividanes.
Christiane Jatahy dans O Agora que demora, Christiane Jatahy, São Paulo : SESC Pinheiros, 2019. Photo : Patricia Cividanes.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

Depuis quelques années main­tenant, tu tra­vailles entre le Brésil et l’Europe. Com­ment vis-tu cette posi­tion par­ti­c­ulière – toi qui, de plus, tra­vailles tou­jours sur les fron­tières ?

Com­ment cela a‑t-il pu te chang­er, ou pas ?
C’est une posi­tion priv­ilégiée qui me per­met à la fois de dévelop­per et d’approfondir ma recherche, de mon­tr­er mon tra­vail et de dia­loguer avec dif­férents publics, ce qui est impor­tant pour ma démarche qui est cen­trée sur la rela­tion – la fron­tière – entre la scène et les spec­ta­teurs. C’est aus­si un mou­ve­ment très intéres­sant, comme celui que fait l’élastique d’un lance-pierre (c’est une image que j’utilise beau­coup pour la dra­maturgie) : je suis pro­jetée, comme une pierre, suiv­ant une tra­jec­toire d’ouverture, en-dehors de mon pays, et cet élan, qui me donne la pos­si­bil­ité de sor­tir, me ren­voie avec la même force à mon point d’origine, mes racines, mon pays. C’est comme un jeu de forces : plus je sors, plus je reviens. Moi qui tra­vaille beau­coup sur l’exil et les migra­tions, cela m’aide à penser la manière dont on expéri­mente le sen­ti­ment d’appartenir à un nou­veau lieu, mais aus­si de ne pas en être, et donc de vivre sur une telle ligne de crête, à la fron­tière de deux espaces ; et cela ouvre mon regard sur l’autre – les autres que vous, Européens, êtes pour moi, et l’autre que je suis en tant qu’artiste brésili­enne en Europe.

À quelle « brésil­ian­ité » cela te ramène-t-il ? Quel rap­port à ton pays d’origine appa­raît dans un tel mou­ve­ment ?

Il est dif­fi­cile d’en par­ler aujourd’hui sans évo­quer la sit­u­a­tion poli­tique actuelle, bien dif­férente de celle de l’époque où j’ai com­mencé à voy­ager avec mes spec­ta­cles, au début des années 2010. Aujourd’hui, je ressens de la peur, mais aus­si une urgence et une respon­s­abil­ité ; le sen­ti­ment qu’il est de plus en plus néces­saire de par­ler, à tra­vers mon tra­vail, de ce qui se passe ici au Brésil. Car j’ai l’impression que nous sommes en train de per­dre le pays – ce n’est pas une métaphore, c’est très con­cret.
Nous, Brésiliens, dan­sons tou­jours au bord du vol­can, nous sommes habitués à sur­vivre dans l’instabilité et l’imprévisible, et les injus­tices, les prob­lèmes soci­aux endémiques, la vio­lence. Nous en tirons courage et créa­tiv­ité. Notre his­toire est celle d’un pays qui est tou­jours en train de se réin­ven­ter ; mais je n’aurais jamais cru qu’on puisse vivre une sit­u­a­tion comme celle d’aujourd’hui. Nous sommes anesthésiés, dés­espérés, c’est une péri­ode de grand pes­simisme qui a atteint un som­met avec la pandémie qui nous empêche même de sor­tir dans la rue pour man­i­fester et se réu­nir. Ce n’est plus danser au bord du vol­can, c’est comme si nous étions en train de tomber dedans. Si ça con­tin­ue ain­si, sous un tel pou­voir d’extrême droite liée à la crim­i­nal­ité, on peut per­dre une ou deux généra­tions, per­dre toutes les con­quêtes, petites, que l’on a pu faire, qu’elles con­cer­nent la sit­u­a­tion sociale, les lib­ertés, le sou­tien aux arts… Pire encore : il y a un réel dan­ger de géno­cides – c’est déjà le cas avec les indigènes, la destruc­tion de la forêt qui avance à une vitesse ter­ri­ble, la sit­u­a­tion sociale des pau­vres qui devient inten­able ; et même la pos­si­bil­ité de la guerre civile. Et ça ne con­cerne pas que le Brésil : nous sommes comme un lab­o­ra­toire où s’expérimentent des dan­gers qui risquent de se répan­dre ailleurs. Tout cela aug­mente ma respon­s­abil­ité, parce que ma sit­u­a­tion priv­ilégiée fait que je peux, comme artiste, con­tin­uer à par­ler et à tra­vailler. Il y a d’ailleurs quelque chose de très étrange : je par­le de ce qui se passe ici, au Brésil, mais la sit­u­a­tion théâ­trale y est telle­ment dif­fi­cile aujourd’hui que je ne peux y mon­tr­er mes spec­ta­cles : ils sont donc conçus pour être joués à l’étranger, avec cepen­dant l’espoir de pou­voir un jour revenir les présen­ter ici, à ceux qui sont en train de vivre ce qu’ils racon­tent.

Dans Entre chien et loup, tu par­les de cette sit­u­a­tion brésili­enne – quand tu présen­tais le pro­jet, par exem­ple, tu fai­sais nom­mé­ment référence à Bol­sonaro.

Je ne le nomme pas dans le spec­ta­cle, parce que je veux que jamais son nom ne fig­ure dans mon tra­vail, mais bien sûr que je par­le de lui et de ce qui se passe ici, comme je pou­vais déjà le faire dans Le Présent qui débor­de. Dans Entre chien et loup, je le fais de manière plus fic­tion­nelle : c’est l’histoire d’une femme, issue de l’élite brésili­enne, jouée par Julia Bernat, qui part parce qu’elle ne sup­porte plus que sa famille sou­ti­enne un tel gou­verne­ment lié aux mil­ices para­mil­i­taires. Elle part en quête d’une autre société où on accepterait et pour­rait vrai­ment ren­con­tr­er l’étranger, l’autre – pas seule­ment celui qui a quit­té son pays, mais celui qui ne dit ou ne pense pas la même chose, qui a une autre iden­tité. J’aime beau­coup la cri­tique que fait le leader et penseur indigène Ail­ton Kre­nak1, d’une con­struc­tion erronée de l’idée d’humanité qui con­sis­terait à appréhen­der tout le monde de la même manière, et selon laque­lle faire par­tie de l’humanité, ce serait donc être comme les autres – faute de quoi on est con­sid­éré comme en-dehors de l’idée même d’humanité, comme une sous-human­ité. Il faut donc penser cet autre, même si on ne le recon­naît pas parce qu’il n’est pas le même que soi. La diver­sité est essen­tielle à l’idée d’humanité, alors que nous cher­chons tou­jours la simil­i­tude plutôt que la dif­férence. Cette femme, le per­son­nage prin­ci­pal d’Entre chien et loup, part à la recherche de quelque chose qu’elle recon­naî­trait, mais au lieu de ça elle va vivre un proces­sus de déshu­man­i­sa­tion pro­duit par le regard que le groupe qu’elle rejoint (une troupe de théâtre) porte sur elle. C’est ce qui arrive aus­si à Grace dans le film de Lars Von Tri­er, Dogville, déshu­man­isée jusqu’à devenir un objet qu’on peut utilis­er, exploiter. C’est ce qui se passe encore au Brésil avec les Noirs, les indigènes, depuis la péri­ode de la coloni­sa­tion ; et c’est ce qui arrive à beau­coup d’étrangers dans les pays européens. Le spec­ta­cle est donc porté par cette inter­ro­ga­tion : com­ment penser la ques­tion de l’exil au-delà de la seule ques­tion de l’immigration, mais en par­lant de la diver­sité, de la dif­férence – de pen­sées, d’histoires, de cul­tures ?

La pos­si­bil­ité de ren­con­tr­er l’autre est au cœur de ton tra­vail – dans les sujets que tu traites, mais aus­si, d’une cer­taine manière, dans le principe même de ce que peut sus­citer l’expérience théâ­trale.
Par­lant d’Entre chien et loup, tu présentes d’ailleurs le théâtre comme une pos­si­ble « puis­sance de trans­for­ma­tion » pour échap­per à la « des­tinée trag­ique » représen­tée par le ciné­ma – dis­tin­guant ain­si les deux médias.
Je tra­vaille beau­coup sur l’idée du ciné­ma comme enreg­istrement de quelque chose qui ne peut plus être changé parce que c’est au passé – même si c’est live, on ne peut jamais être sûr que ce qu’on voit se passe au même moment, c’est tou­jours comme s’il y avait un temps entre ce qui est cap­té et ce qu’on voit à l’écran. Dans Le Présent qui débor­de ou What if They Went to Moscow ?, j’aborde cela, mais dans Entre chien et loup j’ai inté­gré cette idée au cœur même de la dra­maturgie. Le groupe que rejoint l’héroïne réflé­chit sur l’acceptation de l’autre et décide de tra­vailler à par­tir du film Dogville pour essay­er d’arriver à une autre fin, de ne pas tomber dans la même tragédie. L’objet de l’expérience, c’est donc le film – Dogville, et celui qu’ils vont faire avec elle et avec le pub­lic du théâtre. Mais bien sûr, le film est déjà écrit et il fait retour, un peu comme le passé des « per­son­nages ». Il est impor­tant de pré­cis­er que ce spec­ta­cle ne repose pas sur le principe d’une dis­tinc­tion acteur/personnage, mais au con­traire sur une per­for­mance « trans­par­ente » dans laque­lle on ne sait pas bien s’il s’agit de l’un ou de l’autre ; comme si les deux étaient désor­mais telle­ment liés qu’il était impos­si­ble de les dis­tinguer. Le principe est plutôt, en quelque sorte : « Je suis moi-même l’histoire que je vais essay­er de chang­er. »

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Christiane Jatahy
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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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