L’oiseau et le labyrinthe

L’oiseau et le labyrinthe

Le 18 Sep 1995

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En ces jours-là,
les hommes chercheront
la mort et ne la trou­veront pas.
Il souhaiteront mourir et
la mort les fuira.

APOCALYPSE — 9

les héros de Koltès sont des mon­stres. Dans des lieux clos, menaçants, qui sem­blent résul­ter du chaos de la nature et de la société, les êtres humains sont en lutte per­ma­nente, sans qu’af­fron­te­ments eth­niques ou rival­ités per­son­nelles expliquent tout à fait la vio­lence de leurs com­bats. L’homme verse dans l’an­i­mal­ité, ou voit au moins égratignée, sus­pendue, sa pro­pre nature humaine. Cal est iden­ti­fié à son pro­pre chien, Cécile se dit « chi­enne », Adrien se dit « singe », Zuc­co dit qu’il est un « rhinocéros » et le Deal­er met tout le monde d’ac­cord en refu­sant de tranch­er : « homme ou ani­mal » l’homme de Koltès ne saura jamais qui il est, même s’il par­le un lan­gage hiéra­tique et superbe, car lan­gage où il n’aboutit qu’à embrouiller sa con­science de soi et appro­fondir la rup­ture avec l’autre, et en amont ou en aval de ce lan­gage règne tou­jours la vio­lence.

Jusqu’à ROBERTO ZUCCO les héros de Koltès dis­posent d’un décor bien défi­ni où éprou­ver leur nature prob­lé­ma­tique, ils savent tou­jours où ils sont, à quel moment ils en sont, même si le temps et l’e­space ont per­du de leur présence con­crète. Ils sont : « à cette heure et en ce lieu ». Les pièces de Koltès sont des îles posées sur l’océan. Au-dessus, au des-sous, tout autour se bat­tent des titans invis­i­bles. Il est con­seil­lé de ne pas s’aven­tur­er au-delà des bor­ds sans ses chaus­sures, et surtout de sur­veiller son lan­gage : un écart, un lap­sus, un mot de trop, et l’on tombe dans la vio­lence comme dans un trou noir. (La vio­lence est peut-être moins, chez Koltès, une exten­sion du psy­chisme qu’une grille souter­raine du lan­gage). Les héros de LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS, de COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, de QUAI OUEST, de DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, évolu­ent dans des univers coupés du réel, où les nou­veaux occu­pants sont dan­gereuse­ment aspirés — Léone, Monique et Koch, le Client — et dont les anciens occu­pants taisent la maîtrise qu’ils ont acquise des lois ambiantes. Unité de lieu, unité de temps, le théâtre de Koltès affirme par là son clas­si­cisme, à ceci près que l’ac­tion y est impos­si­ble, car l’ac­tion ne peut être que vio­lence, vio­lence feu­trée du deal, vio­lence man­i­feste du meurtre. L’ac­tion est le dernier acte d’un lan­gage hors d’haleine et à bout de mots. Mais il sem­ble que dans LE RETOUR AU DÉSERT où la cui­sine des Ser­penoise laisse voir par des trous le désert orig­inel et ter­mi­nal d’Al­gérie, où Mathilde et Adrien se bat­tent sur scène, le théâtre de Koltès accueille la vio­lence sur le champ de bataille du théâtre et laisse se fis­sur­er le sol de l’île.

Dans ROBERTO ZUCCO, Koltès, qui n’a jamais cessé de remet­tre son écri­t­ure en ques­tion, a fait éclater son pro­pre sys­tème dra­maturgique. Le meurtre n’est plus la borne, la lim­ite entre deux univers, entre le théâtre et le non-théâtre, et la vio­lence devient le moteur de l’ac­tion. L’île, l’e­space clos, étaient les lieux d’une inter­ro­ga­tion et d’un retour sur soi de l’homme — jusqu’à une explo­sion de vio­lence sans ces
se retardée. Dans ROBERTO ZUCCO, l’e­space est démul­ti­plié, éclaté, et le héros va droit devant lui, jusqu’à l’abîme. Le temps de l’île est le temps de l’at­tente, d’un lan­gage qui appro­fon­dit cru­elle­ment la rup­ture entre les insu­laires. Il n’y a pas d’at­tente dans ROBERTO ZUCCO mais une course sans repos autre que la mort. Zuc­co peut bien être fou ou ne l’être pas. Zuc­co est un météore dont on ne peut jamais savoir s’il est con­scient ou aliéné, fou ou pas fou, méchant ou paci­fique, réfléchi ou spon­tané, homme ou ani­mal : le temps manque et Zuc­co ne fait que pass­er.  

I — Meurtre(s)

Bilan de ROBERTO ZUCCO : qua­tre meurtres. Dont le héros éponyme est l’argent, mais peut-être pas l’auteur.

Le pre­mier meurtre, celui du père, est le meurtre con­tre l’o­rig­ine. Il ne donne lieu qu’à un nom­bre très restreint d’al­lu­sions. Rober­to Zuc­co, dès la pre­mière scène, est recon­nu par le Deux­ième Gar­di­en comme :

« Celui qui a été mis sous écrou cet après-midi pour le meurtre de son père » 

et le juge­ment du gar­di­en suit : Rober­to Zuc­co est :

« Une bête furieuse, une bête sauvage. »

Mais ce juge­ment n’est pas déduit explicite­ment des modal­ités mêmes du meurtre. Le meurtre du père a un car­ac­tère algébrique et a pri­ori, le père de Zuc­co est comme ce père « mort-né » dont Hein­er Müller évoque la fig­ure au début du PÈRE. Zuc­co vit une moitié du des­tin d’Œdipe : Zuc­co tue son père. L’autre moitié est spé­ci­fique à Zuc­co : Zuc­co tue sa mère. Le meurtre des par­ents, c’est le com­plexe de Zuc­co. Cet acte de destruc­tion por­tant sur l’o­rig­ine est suprême­ment ambigu. Car celui qui tue ses par­ents se donne le moi, se donne nais­sance à lui-même. (A l’in­ter­roga­toire final mené par les voix anonymes qui mon­tent des pro­fondeurs de la prison, Zuc­co répon­dra : « Il est nor­mal de tuer ses par­ents », enten­dant par là que le meurtre des géni­teurs est l’acte nor­mal de qui rompt ses liens avec le réel). Mais en même temps, ce dou­ble meurtre par­ticipe d’une logique d’au­to-destruc­tion, puisque tuer ses par­ents, c’est détru­ire une par­tie de soi, c’est détru­ire la struc­ture orig­inelle qui vous a don­né nais­sance. Le meurtre de l’In­specteur est aus­si un acte d’au­to-destruc­tion, mais sur le plan social. Car à la recon­sti­tu­tion vision­naire qu’«une pute » vient faire du meurtre de l’In­specteur par Zuc­co, la Patronne répond sim­ple­ment, cas­sant toute la célébra­tion du meurtre :

« De toute façon, avec le meurtre d’un inspecteur, ce garçon, il est fichu ».

(C’est ce meurtre qui signe la perte de Zuc­co, puisque c’est un homme recher­ché pour le meurtre d’un inspecteur que la Gamine vien­dra dénon­cer au com­mis­sari­at). Les deux pre­miers meurtres sont idééls, le troisième est réel ; le dernier meurtre est le meurtre de soi-même. Après avoir tué sa mère, Zuc­co tuera le fils d’une autre mère. Zuc­co, dans un jardin pub­lie, répond aux avances d’une femme auprès de qui il cherche à obtenir les clés de sa voiture. Mais après son refus, il la men­ace d’un revolver, elle et son fils. Des signes étranges nous aver­tis­sent d’une pro­jec­tion secrète, extrême­ment retorse, de Zuc­co sur sa vic­time. L’En­fant est à la fois enfant — dans les yeux des spec­ta­teurs — et autre chose qu’en­fant. « Votre fils ? Il est grand » dit Zuc­co à la Dame. Sys­té­ma­tique­ment. Zuc­co dénie à l’En­fant son apparence d’en­fant. l’empêche de trans­former son pro­pre statut d’en­fant en une tac­tique de défense. Et Zuc­co rap­proche ain­si l’En­fant de lui-même. Si l’En­fant n’é­tait qu’un enfant, Zuc­co n’au­rait pas peur. Si l’En­fant occupe dans l’e­space scénique un vol­ume égal au sien, Zue­co peut avoir peur. II est étrange que Zuc­co refuse à la fois de recon­naître sa peur, mais dénie con­curem­ment à l’En­fant une inféri­or­ité physique, le ren­dant ain­si poten­tielle­ment red­outable, et il dit :

« Tu n’es pas si petit que cela, et je n’ai pas peur. »

Le désir de Zuc­co est ambiva­lent. Par­al­lèle­ment, une fois qu’il a élevé cet enfant au dessus de sa nature, Zuc­co s’emploie à le met­tre à dis­tance, à le refouler absol­u­ment hors de sa vision, à l’isol­er de toute com­mu­ni­ca­tion avec lui et avec le dehors, et il lui ordonne, en menaçant la mère :

« Tais-toi. Ta gueule. Ferme ta bouche. Ferme les yeux. Fais le mort. »

Zuc­co fait de l’En­fant un schiz­o­phrène, une con­science emmurée sur scène, lors même que s’ac­croît la foule des témoins. La mort de l’En­fant restera un mys­tère isolé de toute l’ac­tion qui précède et suit. Zuc­co tire sur un dou­ble de lui qu’il a lente­ment façon­né, par men­aces et indi­ca­tions pré­cis­es don­nées à l’En­fant — Zuc­co appa­raît alors comme le met­teur en scène du meurtre — Zuc­co tire sur ce dou­ble sculp­té par sa main, statu­fié, la balle qui sig­ni­fie aus­si sa pro­pre mort, mais préal­able­ment, il aura anéan­ti ce dou­ble dans sa vision, il aura éjec­té de sa per­cep­tion cet enfant qui ne par­le plus, ne bouge plus, ne voit plus. (Il aura égale­ment empêché l’En­fant de le voir). Zuc­co a tout fait pour se tuer lui-même en l’autre, mais il a rejeté cette pro­jec­tion de lui-même hors de sa con­science et de sa vision. Le meurtre de l’En­fant est une fig­ure du sui­cide de Zuc­co, sui­cide con­scient parce que Zuc­co fab­rique avec sa vic­time une image réfléchissante, incon­scient parce qu’il anéan­tit tout t lien tan­gi­ble entre lui et sa vic­time. Le meur­tri­er ne sait telle­ment pas qui il tue qu’il ne sait plus qu’il tue.

A la logique souter­raine des meurtres répond celle des

armes. Les modal­ités du par­ri­cide ne nous sont décrites que par la bouche de la Mère qui lance à Zuc­co : 

« Com­ment veux-tu que j’ou­blie que tu as tué ton père, que tu l’as jeté par la fenêtre, comme on jette une cig­a­rete ? »

Elle décrira par la suite : «…ces grandes mains fortes qui n’ont jamais servi qu’à caress­er le cou de ta mère, qu’à ser­rer celui de ton père, que tu as tué. » Les modal­ités de l’acte appa­rais­sent dis­jointes de son résul­tat. Nous pou­vons à bon droit imag­in­er que Zuc­co a tué son père en l’é­tranglant — comme il va étran­gler sa mère, après l’avoir caressée — mais en même temps, la vir­gule qui sépare la rel­a­tive de son antécé­dent dans la dernière cita­tion nous sug­gère que le meurtre échappe aux instru­ments et au mode même de son exé­cu­tion. Il serait presque con­cev­able que Rober­to ait tué son père en le jetant par la fenêtre, que la chute seule fût meur­trière, sans qu’une arme du crime ait matéri­al­isé l’acte et relié le meur­tri­er à sa vic­time. (Car le meurtre du père est comme inhérent à la struc­ture psy­chique de Zuc­co, il n’a pas besoin de s’y salir les mains). Les meurtres se suc­cè­dent, à la fois liés entre eux et dis­joints, puisque chaque fois une nou­velle arme est util­isée, et tout de suite aban­don­née. Zuc­co tue son père en le jetant par la fenêtre, sa mère en l’é­tranglant, l’In­specteur avec un poignard et l’En­fant avec un pis­to­let. L’arme du crime gagne en matéri­al­ité à mesure que le meurtre se fait plus tan­gi­ble, plus douloureux, et plus spec­tac­u­laire, puisque le meurtre de l’En­fant est longue­ment pré­paré scénique­ment — sans qu’il soit néces­saire­ment prévu — et abon­dam­ment com­men­té par la suite. Et la matéri­al­ité crois­sante de l’arme tranche sur le désaveu par le meur­tri­er de son pro­pre acte, qui dira à la scène douze : « Je ne voulais pas le tuer. » L’acte échappe à Zuc­co comme l’arme, les armes du crime, échap­pent de plus en plus à son corps, à sa main, à sa volon­té.

Le meur­tri­er est peut-être l’or­don­na­teur suprême de tous ses gestes, il en est peut-être le jou­et… Nous ne pou­vons élire chez Zuc­co la prémédi­ta­tion à l’ex­clu­sion du geste instan­ta­né. Soit Rober­to Zuc­co qui arrive chez sa mère à la scène deux, juste après son éva­sion : il est dans un état de grande fureur, et par­al­lèle­ment, il exprime un désir d’ap­parence anodine : il veut récupér­er son treil­lis mil­i­taire. (Et rien n’indique dans la scène que cet état et ce désir soient liés, ils peu­vent entretenir un lien de cause à effet, ils peu­vent aus­si bien procéder de deux séries séparées, absol­u­ment dis­tinctes). Tout le dia­logue entre la mère et le fils s’ar­tic­ule jusqu’au meurtre autour de cet objet-fétiche, au point de devenir comique. La Mère refuse obstiné­ment de don­ner le treil­lis, dans cette pre­science que, lorsqu’elle aura sat­is­fait ce désir, Zuc­co la tuera. (C’est dans ses paroles que l’on déchiffre cette peur). Zuc­co peut avoir décidé, antérieure­ment au moment où il frappe chez elle, de tuer sa mère, une fois qu’il aura récupéré son treil­lis. Mais cet acte meur­tri­er peut aus­si être dis­tin­gué, dis­joint de l’ob­ten­tion même du vête­ment, ce peut être un geste brusque qui n’a rien à y voir ; le doute est intact. La litanie du treil­lis est le leurre où Zuc­co prend sa mère, et celui où le dra­maturge prend le spec­ta­teur, jetant sur les plans ou l’ab­sence de plans de Zuc­co un voile opaque.

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