Bernard-Marie Koltès : le secret, le trouble et la résolution

Bernard-Marie Koltès : le secret, le trouble et la résolution

Débuts et fins de pièces

Le 14 Sep 1995

A

rticle réservé aux abonné.es
Article publié pour le numéro
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

J’aime bien les bal­lades, à con­di­tion que, sur une musique gaie, le sujet soit très triste, ou qu’il soit très joyeux sur une musique sin­istre.
Shake­speare, LE CONTE D’HIVER, trad. B.-M. Koltès

Il faut d’abord porter le trou­ble, si l’on veut obtenir la sécu­rité.
LE RETOUR AU DÉSERT

« Si j’écrivais un roman, je pèsera;, autant mes mots et je met­trais dix ans à l’écrire », affir­mait Koltès en 1983. Il n’a pas eu ces dix ans pour écrire. Avec un immense sen­ti­ment de frus­tra­tion, nous restons devant une œuvre achevée par la néces­sité, presque entière­ment dévolue au théâtre. On ne peut s’empêcher de se deman­der pourquoi Koltès a choisi cette forme-là, alors que le roman bute sans arrêt aux portes de son théâtre, alors que la poésie s’in­fil­tre par tous les pores de la didas­calie et se saisit sou­vent des mono­logues. Pour quelles raisons cette forme aux mul­ti­ples con­traintes pou­vait-elle coller d’aus­si près à son univers, à sa thé­ma­tique et au mou­ve­ment sous-jacent qui la par­court ? Pourquoi ces murailles de cita­tions et de dis­cours en langue étrangère, pourquoi ces frag­ments de réc­its prélim­i­naires, qui enfer­ment dans la cer­ti­tude nar­ra­tive ou l’é­pais­seur poé­tique l’im­mé­di­ateté éphémère qui sur­git de la scène ? Inverse­ment pourquoi ces fins bru­tales, pré­cip­itées, pourquoi ces morts, ces nais­sances, ces fuites ? C’est un étrange et fam­i­li­er théâtre, ten­du par l’ab­sence, mû par le com­bat, mais résolu tou­jours, que ce soit par la guerre ou par le repos.

Le théâtre de Koltès est ryth­mé par la résur­gence des mêmes thèmes d’une pièce à l’autre : l’aspi­ra­tion à la mort, le viol et la perte de la vir­ginité, le deal, l’ar­gent, l’en­fer­me­ment en soi, l’échap­pée … L’u­nivers con­stru­it peu à peu par le dra­maturge est celui d’un manque vio­lem­ment arraché à la pléni­tude et retour­nant à la pléni­tude. Sans doute est-ce pourquoi son théâtre est ten­du vers un sens, avec des pleins et des creux, où le néant n’est pas une apparence mais un idéal, où il n’est pas une réal­ité mais un aboutisse­ment. Or cela sup­pose un début et une fin net­te­ment dis­tincts, un développe­ment, une pro­gres­sion — ce qui est loin d’être une évi­dence, même au théâtre-. En un mot, le théâtre de Koltès renoue avec une cer­taine forme, née à la fois de la ten­sion d’un désor­dre et du mou­ve­ment vers sa réso­lu­tion. C’est là peut-être son orig­i­nal­ité, dans l’as­sur­ance que du trou­ble doit naître quelque chose, même si l’or­dre nou­veau, le seul accept­able, a l’ap­parence de la souf­france, de la lutte ou de la mort. Autant dire que le théâtre de Koltès est un véri­ta­ble théâtre trag­ique. Au sens où l’est celui des Grecs anciens, au sens où l’est celui de Shake­speare. Trag­ique, évidem­ment, ne se con­fond pas ici avec triste ou sin­istre. Par sa ten­sion la forme est trag­ique ; le « sens », lui, ne l’est pas, au moins parce que l’ac­tion est pos­si­ble, parce qu’elle n’est plus imposée ou indif­férente mais effi­cace, et que le geste est libre.

Toutes les pièces de Koltes, en apparence, ne se ressem­blent pas sur ce ter­rain. La logique de COMBAT DE NEGRE ET DE CHIENS est sans aucun doute la plus pure. Un homme a été tué. L’en­jeu est défi­ni tout de suite : « Je suis Alboury, mon­sieur ; je viens chercher le corps ». Implaca­ble néces­sité, sans échap­pa­toire, au point que n’im­porte quel corps pour­rait faire l’af­faire, celui de la vic­time ou celui d’un autre, celui du frère ou celui du meur­tri­er. Face à la requête, imper­turbable­ment déclinée par le frère de la vic­time, Horn, le chef de chantier, con­tourne l’év­i­dence. Il accentue à l’ex­cès le mot « corps » (« Le.corps, oui oui oui ! »), ou le rem­place par des expres­sions voisines (« affaire », « chute », « le mort », « triste his­toire », « sacré cadavre ».…), évo­quant plutôt sa femme, corps vivant pour un corps mort. Mariage pour deuil. Pour­tant un deux­ième homme doit mourir, rapi­de-ment, avant la fin de la nuit. Il fau­dra toute la durée d’une tragédie et la ten­sion de volon­tés incom­pat­i­bles, pour con­duire peu à peu vers l’ex­trémité de qui est dici­ble, vers ce fais­ceau de ques­tions qui émer­gent lente­ment, non for­mulées : com­ment fait-on pour tuer, com­ment fait-on pour mourir, et pour porter, vivant, le signe de la mort passée et à venir ? La force de cette pièce réside finale­ment dans sa puis­sance cathar­tique, qui per­met d’en­vis­ager en toute lumière l’i­nac­cept­able, sans déra­page dans le sen­ti­men­tal­isme.

D’un point de vue trag­ique, COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS demeure la pièce la plus équili­brée. Sa fin est à épisodes, comme dans LE RETOUR AU DÉSERT ou QUAI OUEST, mais les rebondisse­ments se suiv­ent si rapi­de­ment et avec une telle logique, que la pièce sem­ble résolue dans le mou­ve­ment de la néces­sité. Après les deux scènes de faux mono­logue (il est adressé à un per­son­nage caché et muet, Léone, qui a déjà accom­pli son des­tin), ces deux scènes for­mant ain­si le point le plus escarpé de l’im­pos­si­ble cohab­i­ta­tion entre les per­son­nages, la pièce déroule à toute allure l’ul­time réso­lu­tion du proces­sus trag­ique. Ce qui depuis tou­jours devait être accom­pli s’est enfin accom­pli. Cal ne parvient pas à tuer et suc­combe, Alboury offre à son frère mort l’hom­mage d’une autre mort, Léone ren­tre d’Afrique joyeuse et mar­quée à vie d’une malé­dic­tion orig­inelle enfin assumée, Horn reste seul, arbi­tre impuis­sant. Les deux dernières « visions », pour repren­dre l’ex­pres­sion de Koltès, (le départ de Léone et le regard de Horn sur le corps et les miradors déserts), parachèvent la con­clu­sion trag­ique comme le ferait le dernier chant du chœur dans une pièce antique. Elles for­ment une sorte de com­men­taire indi­rect sur l’ac­tion passée, un rééquili­brage défini­tif des choses. Cadavre pour cadavre. Malé­dic­tion pour malé­dic­tion. Un ordre neuf, néces­saire, a fait place au déséquili­bre ini­tial : le dernier mot de la pièce n’est pas sans rai­son « zurück ».

Trans­par­ente dans cette pièce, la logique de la tragédie sous-tend le théâtre entier de Koltès, même si, par­fois, elle est encom­brée par les caprices d’une action pro­liférante (QUAI OUEST), même si elle paraît déviée par la dynamique sac­cadée du théâtre de boule­vard (LE RETOUR AU DÉSERT), même si elle est sans cesse dif­férée par le dia­logue (DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE CETÓN) ou sub­limée en une méta­physique (ROBERTO ZUCCO). En effet dans les autres pièces cette réso­lu­tion n’est pas aus­si pré­cip­itée. Elle éclate avant terme (comme dans QUAI OUEST ou LE RETOUR AU DÉSERT, qui multi‑r plient les morts au point que cer­taines passent presque inaperçues), ou bien elle n’est qu’­ef­fleurée (DANS LA SOLITUDE : DES CHAMPS DE COTON). Seule lui est com­pa­ra­ble la réso­lu­tion de ROBERTO ZUCCO, encore qu’elle se pro­duise dans une chute que l’é­clat solaire trans­forme étrange­ment en apothéose :

( Le soleil monte, bril­lant, extra­or­di­naire­ment lumineux. Un grand vent se lève).

Zuc­co : Regardez le soleil. (… )

Zuc­co : Regardez ce qui sort du soleil. C’est le sexe du soleil ; c’est là que vient le vent. (…)

Zuc­co : Tournez votre vis­age vers l’Ori­ent et il s’y déplac­era ; et si vous tournez votre vis­age vers l’Oc­ci­dent, il vous suiv­ra.

(Un vent d’oura­gan se lève. Zuc­co vac­ille. )

Une voix : Il est fou. Il va tomber.

Une voix : Arrête, Zuc­co ; tu vas te cass­er la gueule.

Une voix : Il est fou.

Une voix : Il va tomber.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Partager
Isabelle Moindrot
Isabelle Moindrot est Professeure d'Études théâtrales à l'Université Paris 8, membre senior de l'Institut universitaire...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements