Ma force ? Une vision transversale de l’Opéra de Paris

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Ma force ? Une vision transversale de l’Opéra de Paris

Le 23 Mai 2018
Myriam Mazouzi. Photo Vincent Lappartient @studio j’adore ce que vous faites.
Myriam Mazouzi. Photo Vincent Lappartient @studio j’adore ce que vous faites.

Le déter­min­isme social de Bour­dieu, je n’y crois pas vrai­ment…

Je n’ai jamais baigné dans le milieu dans lequel j’aurais dû me trou­ver « naturelle­ment ». De père algérien et de mère française, d’origine pieds-noirs et picarde, j’ai fait ma sco­lar­ité dans une école catholique privée.

Étu­di­ante à Jussieu, fac­ulté de gauche, j’ai fait une maitrise d’histoire. Sans con­nex­ion avec le milieu artis­tique, j’ai évolué par­mi des musi­ciens et d’acteurs qui m’ont ini­tié au monde de la cul­ture : je songe notam­ment à la comé­di­enne Edith Scob, grâce à qui j’ai décou­vert le théâtre con­tem­po­rain. Plus tard, mes pro­fes­sions, s’engageront toutes autour de la cul­ture, alors vous savez… Le déter­min­isme social de Bour­dieu, dans mon cas, il ne s’applique pas vrai­ment.

Cette non-appar­te­nance sociale – si tant est qu’il en est une qui me définit – est égale­ment iden­ti­taire. Mon père est un orphe­lin né en Algérie, avec une his­toire famil­iale très com­pliquée, qui ren­con­tre ma mère dans un club de jazz, à Saint-Ger­main-des-Prés. J’aime cette his­toire parce que c’est une autre his­toire de l’immigration, plus glam­our je trou­ve, et surtout moins douloureuse.

Née d’un cou­ple mixte, j’ai le sen­ti­ment de n’avoir aucune appar­te­nance iden­ti­taire : en France, je suis française ; à l’extrême de l’Asie, je suis prise pour une chi­noise ou une philip­pine ; en Ori­ent, je deviens une Ori­en­tale. Je suis très à l’aise avec ces con­tra­dic­tions cul­turelles et, d’une cer­taine façon, j’appartiens à toutes les cul­tures.

Mon engage­ment et les détenus de la prison de Saint-Maur

Après une maîtrise d’Histoire – et une spé­cial­ité en His­toire de l’Afrique Noire – j’ai fait un DESS en man­age­ment cul­turel. Georges Aperghis cher­chait une col­lab­o­ra­tion pour le livret de H, Litanie musi­cale et égal­i­taire et ma for­ma­tion d’historienne l’intéressait. Suite à cette pre­mière col­lab­o­ra­tion, il m’a pro­posé d’être son assis­tante à la mise en scène sur Sex­tuor — L’origine des espèces.

Je ne voulais pas devenir met­teuse en scène et je me suis lancée dans un pro­jet cul­turel autrement engagé. J’ai été la col­lab­o­ra­trice du com­pos­i­teur Nico­las Frize et nous avons assuré la codi­rec­tion de son asso­ci­a­tion « Les Musiques de la Boulangère » pen­dant qua­tre ans. Nico­las Frize n’est pas seule­ment com­pos­i­teur, il est aus­si un mil­i­tant très engagé : en 1987, il devient le prési­dent de la Com­mis­sion Pris­ons de la Ligue des Droits de l’Homme.

Je tra­vail­lais dans le milieu car­céral, avec les détenus de la cen­trale de Saint-Maur, dans l’Indre. Par le biais du Stu­dio du Temps, un dis­posi­tif de créa­tion et de for­ma­tion, Nico­las Frize accueil­lait des détenus de longue peine – engagés sur entre­tien – pour être for­més aux dif­férents métiers du son. Devenus salariés, grâce à un parte­nar­i­at entre la cen­trale Saint-Maur et Les Musiques de la Boulangère, leur fonc­tion était de restau­r­er, puis de numéris­er, les archives sonores de l’Ina et de Radio France. Cette expéri­ence pro­fes­sion­nelle m’a beau­coup apportée, tant sur le plan humain qu’intellectuel, car à tra­vers la réap­pro­pri­a­tion cul­turelle et artis­tique que représen­taient les archives, j’observais la lente réap­pro­pri­a­tion sociale des détenus. À Saint-Maur, nous avons égale­ment organ­isé un grand col­loque inti­t­ulé « Le temps ». Il y avait là une cen­taine de détenus par­mi le pub­lic, et il était dif­fi­cile de les dis­tinguer par­mi les invités…

Ma vie est poli­tique­ment très mar­quée…

Après Les Musiques de la Boulangère, j’ai tra­vail­lé sur une mis­sion de deux ans au Syn­deac, le Syn­di­cat patronal de gauche de tout le secteur de la cul­ture sub­ven­tion­née. Nous étions en 2002 et ma vie prend une tour­nure inat­ten­due pen­dant les élec­tions prési­den­tielles : Lionel Jospin est élim­iné dès le pre­mier tour, et pour la pre­mière fois en France, le Front Nation­al se trou­ve au deux­ième tour d’une élec­tion prési­den­tielle.

Au lende­main de ces résul­tats, le con­seil nation­al du Syn­deac se réu­nit, avec un grand afflux d’artistes, d’écrivains, d’intellectuels. Tous s’interrogent : que faire pour résis­ter ? Il est ques­tion d’une grande man­i­fes­ta­tion entre les deux tours, au Zénith, et je dirige l’organisation de l’événement. J’ai fait de très belles ren­con­tres, j’ai con­tac­té le cinéaste Cos­ta Gavras avec qui je me suis longue­ment entretenue au télé­phone, ou Hen­ri Alleg, ancien directeur d’Alger Répub­li­ca. Écrivain français, juif com­mu­niste, auteur de La Ques­tion, il refuse mon invi­ta­tion parce qu’il ne pre­nait plus la parole en pub­lic. L’organisation de cette man­i­fes­ta­tion au Zénith était aus­si coor­don­née par Georges-François Hirsch, le directeur de l’Orchestre de Paris. Par la suite, il me pro­pose d’intégrer son équipe et je deviens la direc­trice de pro­duc­tion de l’Orchestre de Paris.

Dix années durant, j’ai eu le bon­heur de tra­vailler aux côtés de Pierre Boulez, Christoph Eschen­bach, Renaud Capuçon… et de Lau­rent Bayle, directeur de la Cité de la Musique et prési­dent de la Phil­har­monie de Paris. En novem­bre 2012, Stéphane Liss­ner, cherche un col­lab­o­ra­teur pour l’accompagner à l’Opéra de Paris. Lau­rent Bayle lui pro­pose mon nom : Stéphane Liss­ner et moi-même nous nous con­nais­sions très peu mais une propo­si­tion pareille, ça ne se refu­sait pas !

Je suis une tra­vailleuse et je par­le de ce que j’ai fait

Pour avoir été la direc­trice de pro­duc­tion d’un grand orchestre, je con­nais­sais très bien les métiers de la musique et de l’orchestre, mais je n’étais pas famil­ière avec le monde de l’opéra et ses chanteurs. Stéphane Liss­ner m’a fait cepen­dant con­fi­ance et je l’ai accom­pa­g­né en tant que con­seil­lère, dans sa com­préhen­sion glob­ale de l’Opéra de Paris. Avec l’Opéra Bastille et le Palais Gar­nier, la 3e Scène et ses 1500 salariés per­ma­nents, il s’agit là d’une insti­tu­tion très com­plexe !

Pen­dant ces deux années, Stéphane Liss­ner et moi-même, nous nous sommes beau­coup inter­rogés sur le rôle de l’Opéra de Paris, à sa place dans la cité. Quelle est donc sa mis­sion dans notre monde actuel ? Je con­state que cette mai­son lyrique apporte beau­coup, que ce soit au niveau de la créa­tion artis­tique, du partage du pat­ri­moine musi­cal qu’en ter­mes d’une ouver­ture au monde. Quand Stéphane Liss­ner prend les rênes de la mai­son en 2015, je demande qu’il me con­fie le pro­jet de créa­tion d’une Académie, et il accepte.

Ce que j’ai con­stru­it dès lors n’est que le fruit de mon tra­vail. Je suis une tra­vailleuse et ce qui m’intéresse, c’est de par­ler de ce que j’ai fait, pas de ce que je vais faire.

Je n’ai pas tout inven­té, loin de là.

L’Opéra de Paris était déjà très investi en matière de trans­mis­sion. Que ce soit l’Atelier Lyrique, avec la for­ma­tion de chanteurs et chefs de chant ou Les 10 mois d’École et d’Opéra, de nom­breux ser­vices étaient mis en place depuis longtemps.

L’originalité de l’Académie, telle que je la con­ce­vais, était de réu­nir deux pôles dis­tincts : l’éducation artis­tique d’une part, et la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle d’autre part. Alors j’ai com­mencé par rassem­bler tout ce qui avait trait à la trans­mis­sion dans une seule direc­tion, dans un pro­jet unique, à la fois glob­al et cohérent.

Con­cer­nant la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, mon ambi­tion, à l’unisson de celles de Stéphane Liss­ner et de Philippe Jor­dan, était de met­tre en place un pro­gramme d’envergure. Philippe Jor­dan, s’y est beau­coup investi, et une for­ma­tion exclu­sive­ment dédiée aux musi­ciens — vio­lonistes, altistes, vio­lon­cel­listes et con­tre­bassistes — a été mise en place. Ce type de pro­jet ne pou­vait se faire sans la col­lab­o­ra­tion et le sou­tien de l’orchestre, et les solistes de l’orchestre de l’Opéra de Paris, ain­si que les représen­tants syn­di­caux, se sont généreuse­ment engagés dans cette aven­ture.

Aux côtés des chanteurs, pianistes/chefs de chant et de ces musi­ciens, j’ai mis en place un par­cours pour les met­teurs en scène. Créer une for­ma­tion pour ces créa­teurs était le souhait ini­tial de Stéphane Liss­ner. Pourquoi si peu de met­teurs français de théâtre se con­fron­tent à l’opéra ? Se demandait-il. Il fal­lait imag­in­er un pro­gramme pour ces jeunes artistes, opéra­tion d’autant plus déli­cate que l’exposition médi­a­tique est très intense. Nous voulions agir de façon respon­s­able, ne pas être dans le nom­bre en faisant des appels d’offre, mais offrir un accom­pa­g­ne­ment de qual­ité, avec un sou­tien « sur mesure » qui s’adapte aux besoins de chaque artiste et réponde à leurs besoins. Paul Bal­agué par exem­ple, est un jeune artiste qui nous a été con­seil­lé par Hort­ense Archam­bault. Il est égale­ment mar­rainé par Ari­ane Mnouchkine. Paul con­nais­sait très peu le monde de l’opéra mais c’est le but juste­ment : décloi­son­ner les univers étanch­es, lui mon­tr­er com­ment tra­vail­lent le chanteur, les musi­ciens, et les arti­sans. Il a été l’assistant de Chris­tiane Lutz, et il a pu saisir le découpage spé­ci­fique des répéti­tions lyrique. Il a aus­si eu la chance d’être régis­seur de scène sur la pro­duc­tion de l’opéra con­tem­po­rain Only the Sound Remains de Saa­jia Kaari­a­ho, et donc d’être au plus près du met­teur en scène Peter Sel­l­ars et de son équipe.

En 2015, comme tant d’autres grandes maisons d’opéra à tra­vers le monde, nous avons créé un « opéra stu­dio » — véri­ta­ble lieu de for­ma­tion de chanteurs, de chefs de chant, mais égale­ment de musi­ciens et de met­teurs en scène. Tout cela a pu se faire grâce aux équipes en place, notam­ment grâce à Chris­t­ian Schirm, ancien directeur de l’Atelier Lyrique, et qui est aujourd’hui le directeur artis­tique de l’Académie.

La pro­gram­ma­tion de spec­ta­cles dédiés au jeune pub­lic est aus­si une de nos mis­sions. Bien évidem­ment, nous con­stru­isons le plus de passerelles pos­si­bles entre les deux grandes mis­sions de l’Académie, la for­ma­tion pro­fes­sion­nelles et l’éducation artis­tique, et je suis atten­tive à ce que les jeunes artistes en rési­dence à l’académie soient sen­si­bil­isés à la ques­tion du jeune pub­lic.

L’Académie tra­vaille pour le futur de l’Opéra de Paris

L’Académie tra­vaille pour le futur de l’Opéra de Paris, c’est la mis­sion que m’a con­fiée Stéphane Liss­ner : tra­vailler à l’éducation du spec­ta­teur de demain ; veiller à créer les con­di­tions opti­males pour une ren­con­tre entre l’œuvre lyrique et un pub­lic le plus diver­si­fié pos­si­ble ; assur­er la for­ma­tion des futurs pro­fes­sion­nels de l’opéra.

Une fois accep­tés à l’Académie, les jeunes artistes — chanteurs, musi­ciens, met­teur en scène — espèrent vive­ment un engage­ment à l’issue de leur for­ma­tion, avec l’éventualité d’une col­lab­o­ra­tion avec l’Opéra de Paris.

La force de l’Académie, c’est l’attention que Stéphane Liss­ner, Philippe Jor­dan, ou le directeur du cast­ing Ilias Tzem­petoni­dis, accor­dent aux artistes en rési­dence. Son excel­lence, espérons-le !, c’est la qual­ité de l’accompagnement dont béné­fi­cient ces jeunes artistes.

Les métiers d’artisanat et la créa­tion…

En 2016, grâce à l’expertise et au sou­tien de la fon­da­tion Bet­ten­court Schueller, nous avons ouvert un nou­veau volet dédié aux métiers d’artisanat d’art en met­tant en place une for­ma­tion dans les métiers de la cou­ture, perruque/maquillage, tapis­serie, matéri­aux com­pos­ites, menuis­erie et bureau d’étude. L’Académie devient alors une pépinière de 40 jeunes pro­fes­sion­nels artistes et arti­sans, tous dotés d’un con­trat de pro­fes­sion­nal­i­sa­tion. Ils tra­vail­lent aux côtés des pro­fes­sion­nels con­fir­més de l’Opéra de Paris et ils se retrou­vent autour des pro­jets de créa­tion de l’Académie.

Une des qual­ités essen­tielles de l’Académie, est l’arsenal de moyens de pro­duc­tion à dis­po­si­tion lors des représen­ta­tions de ses créa­tions indépen­dantes, dans la salle de l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille. Cette année par exem­ple, nous avons présen­té deux créa­tions lyriques avec les artistes de l’Académie : La Ronde de Philippe Boes­mans, mis en scène par Chris­tiane Lutz, et Kurt Weill Sto­ry, un pro­jet de théâtre musi­cal, créé et mis en scène par Mirabelle Ordi­naire, notre pre­mière met­teuse en scène en rési­dence.

Avec plus de quinze nation­al­ités dif­férentes, ces jeunes pro­fes­sion­nels en rési­dence à l’Académie sont recrutés sur audi­tion. Il s’agit de pro­fes­sion­nels venus se spé­cialis­er au sein d’une des plus belles maisons d’opéra, et ils vien­nent du monde entier ! Rien que cette diver­sité cul­turelle donne une cer­taine idée de la France…

Académie de l'Opéra national de Paris.
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Leyli Daryoush
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Leyli Daryoush
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush est musicologue de formation et docteure en études théâtrales. Dramaturge, chercheuse, spécialiste de l’opéra,...Plus d'info
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