C’est un masque très simple, presque minimaliste : en forme de heaume, fait d’une écorce végétale tressée en larges damiers, il est de forme allongée avec une arête centrale légèrement mousse, et mesure environ quarante cinq centimètres de hauteur pour trente huit centimètres de largeur maximale. Son sommet, triangulaire, est surmonté de deux cornes de bœuf fixées à l’aide d’une résine sombre (cire d’abeille ?). Deux orifices circulaires ont été aménagés pour les yeux, de part et d’autre de l’arète centrale, à mi-hauteur. Les bords du masque sont bordés de rotin. Il ne persiste que quelques îlots de l’enduit noirâtre (bitumeux ? résineux ?) qui recouvrait avant la totalité de sa surface, au sein duquel sont encore fichées quelques graines de pois rouge (Abrus precatorius L.). Au niveau de ce qui fut un front, deux lambeaux de manuscrits arabes sont encore adhérents, ayant servi au rembourrage de la partie profonde du masque. Voilà. C’est à peu près tout. Tout ce qu’il reste du plus vieux masque africain connu1.
D’autres masques plus complets2 – plus récents, aussi – permettent d’imaginer ce qu’il manque à celui-ci : une cordelette d’autres talismans (musulmans ?) réunissant par leurs extrémités les deux cornes, un costume de fibres végétales nouées au bas du masque sur plusieurs dizaines de centimètres, recouvrant le tronc de celui qui portait ce masque. Des yeux tubulaires en vannerie insérés dans les orifices, permettaient de souligner le regard du porteur.
Voilà un objet qui a considérablement pérégriné, et dont le parcours, sinueux, est révélateur de la constitution des premières collections européennes. Collecté par Charles Philippe de Fayolle avant 1756, commis au Bureau des Colonies d’Amérique, il a d’abord été enregistré comme « masque de chasse de la Louisiane ». Il vient pourtant bien de la population Diola, en Casamance (actuel Sénégal), et participe aux rituels de circoncision dans le cadre du bukut 3. Les initiés porteurs d’un premier type de masque cornu (usikoi) sont chargés d’aller chercher les impétrants en les soustrayant au reste de la communauté, tandis que ce sont d’autres initiés couverts de ce type de masque (ejumba) qui les ramènent après l’initiation dans le monde des hommes adultes. À travers ces cornes s’exprime la sauvagerie maîtrisée, la vitalité canalisée, la puissance physique et sexuelle dominée par cet apprentissage et ce rite de passage. Mais ces cornes renvoient aussi aux bêtes sacrifiées, dont la nourriture pourra être partagée entre plusieurs générations de la communauté, participant autant à la manifestation des réjouissances (le rituel s’est déroulé de façon juste et parfaite), qu’à l’affermissement d’une cohésion et d’un lien entre chaque membre du groupe4.
Une autre dimension est importante pour l’interprétation, cette fois-ci anthropologique, de ce masque : c’est la valeur prophylactique du manuscrit arabe qui y a été collé à sa surface. Tant qu’à choisir un matériau pour faire cette « bourre » nécessaire à donner un peu de volume à cet objet, c’est un phylactère magico-religieux destiné à éloigner le mauvais œil qui a été choisi. Ce qui témoigne non seulement d’une présence de l’islam dans ce contexte chrono-culturel, mais aussi de l’état d’esprit de celui à l’origine dudit masque : mieux valent deux protections ou amulettes plutôt qu’une seule pour le porteur de cet objet. Mieux valent deux divinités plutôt qu’une seule quand il s’agit d’éviter les mauvais sorts ou les accidents : Allah et les dieux des Diola.
Ce masque n’est pas un masque de pantomime. Il n’a pas vocation à signifier un personnage mythique, mystique ou fabuleux. Il n’a pas pour objet de dé-personnifier celui qui le porte. Pas de mise en scène, mais un hybride, destiné à montrer ce qu’il reste de sauvagerie, ce que les rituels permettent de canaliser, et cette transformation d’un état à un autre, lente, totale, magico-religieuse, au bénéfice du clan, au service du « bien commun », avec cette liberté offerte d’interpréter les symboles composant le masque…
Revenons au parcours incroyable de ce masque connu sous le nom de « masque Sérent ». La typologie de ce type d’objet est connue depuis le xviie siècle, par l’intermédiaire de récits de voyage, à commencer par celle de François Froger (Relation d’un voyage fait en 1695, 1696 et 1697 aux Côtes d’Afrique, Paris, 1698). C’est une cinquantaine d’années plus tard que Charles Philippe de Fayolle, commissaire de la Marine, en charge du bureau des colonies d’Amérique, commence à constituer un cabinet de curiosités (dès 1756). De retour en métropole, en 1786, il vend les trois cents pièces de sa collection au Marquis de Sérent,5 qui intègrent, après la Révolution Française (1792), un musée d’histoire naturelle établi dans le domaine du château de Versailles, bientôt transféré à la bibliothèque municipale de Versailles6. Ce n’est qu’en 1934 que ce masque intègre les collections du Musée de l’Homme, toujours affublé de cette fausse appellation de « masque de chasse à cornes de Louisiane ». Dans l’inventaire que Fayolle établit lui-même au moment du transfert de sa collection au château, les seules provenances africaines mentionnées intéressent l’Égypte et Madagascar7. Il est ainsi très probable que Fayolle ignorait l’origine géographique exacte de ce masque…
Mais dans quelles circonstances Fayolle (ou ses intermédiaires américains) ont-ils acquis ce masque ? Il apparaît totalement invraisemblable qu’il ait été produit in situ (Louisiane) par des esclaves déplacés, « à la mode » de la Casamance (comment trouver un manuscrit arabe dans ces conditions ? etc.). Bien plus plausible est l’hypothèse que cet objet ait été acquis en Afrique sub-saharienne par un Européen (voyageur, marchand, négrier), et ramené en Amérique (potentiellement dans un contexte de traite négrière, mais pas exclusivement), comme souvenir, puis secondairement vendu à un intermédiaire du collectionneur sous une appellation erronée. Fayolle lui-même a voyagé : sa présence est attestée dans les Antilles françaises (Guadeloupe) en 1765 et en Amérique du Nord, alors sous pavillon britannique en 1775. Il a ainsi pu acheter lui-même cet objet lors de ses déplacements. Mais c’est surtout par son réseau commercial, militaire et d’explorateurs, qu’année après année, des quatre coins du globe, que Fayolle a réussi à (faire) collecter des objets aussi divers.
Ce masque, au-delà de sa typologie révélatrice de rituels d’intégration à un état adulte, témoigne des vifs échanges intervenus entre l’Afrique sub-saharienne, les colonies françaises, et le siège français du pouvoir politique, commercial et scientifique (Versailles). Un autre commerce triangulaire : celui des objets de curiosité, devenus, depuis, des objets d’art.
- N° Inv. du musée du quai Branly – Jacques Chirac : 71.1934.33.38 D. ↩︎
- N° Inv. 71.1892.23.1 et 73.1963.0.33. ↩︎
- Mark P. The Wild Bull and the Sacred Forest Form, Meaning, and Change in Senegambian Initiation Masks. Cambridge, Cambridge University Press, 1992. ↩︎
- Thomas LV. Les Diola. Essai d’analyse fonctionnelle sur une population de Basse- Casamance. Dakar, 1959. ↩︎
- Etienne N. Transaction and Translation. The Trade in non-European Artefacts in Paris and Versailles (1750– 1800). In : Savoy B, Guichard C, Howald C (dir.). Acquiring Cultures. Histories of World Art on Western Markets. De Gruyter, 2018, pp. 15 – 29. ↩︎
- Bégué E. Les objets ethnographiques de la bibliothèque de Versailles : analyse historique et nouvelles perspectives d’une collection aujourd’hui conservée au musée du quai Branly. Paris, École du Louvre (mémoire), 2008 ↩︎
- De Fayolle CP. Inventaire sommaire d’un cabinet d’Histoire Naturelle (1792). Archives départementales des Yvelines (Montigny-Le- Bretonneux), 1TL675. ↩︎